[DOSSIER] Intégrer la pharmacopée française, un processus complexe et sélectif (4/5)

77 plantes ultramarines sont reconnues par la pharmacopée française pour leurs usages thérapeutiques.© François Chassagne - IRD

[DOSSIER] Intégrer la pharmacopée française, un processus complexe et sélectif (4/5)

Toute la semaine, Outremers360 vous propose un dossier sur l’usage des plantes médicinales dans les territoires ultramarins. Depuis une quinzaine d’années, sous l’impulsion d’associations locales engagées dans la valorisation de la médecine traditionnelle, de nombreuses plantes médicinales ont intégré la pharmacopée française. 77 végétaux d’Outre-mer figurent sur cette liste. Mais des centaines d’autres attendent cette reconnaissance. Une série realisée par Marion Durand.

 

Il aura fallu deux siècles pour que les plantes médicinales ultramarines sortent de l'ombre et intègre la panoplie de la pharmacopée française. En 2005 et pour la première fois, deux plantes caribéennes sont mises à l’étude : le dartrier ou casse ailé et le twa tass, surnommé la brisée en Martinique. Entre 2009 et 2012, quinze plantes font à nouveau l’objet de travaux, sans être inscrit à la liste de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de Santé (ANSM).

C’est l’année 2013 qui marque un tournant dans la reconnaissance et la valorisation des plantes médicinales d’Outre-mer. Le 1er août, 46 plantes de Guadeloupe, de Martinique et de La Réunion sont validées par l’Agence nationale. Verveine bleue, bois-d'Inde ou encore thé péyi intègre la pharmacopée française. Cette inscription au fichier national est une grande victoire pour le groupe TRAMIL (Traditional Medecine of Island), un réseau composé de chercheurs caribéens engagé pour la reconnaissance de la médecine traditionnelle.

Aujourd’hui, 94 plantes médicinales ultramarines figurent dans la pharmacopée française (sur un total de 600). Cette dernière est divisée en deux catégories. La liste A comprend les plantes médicinales utilisées traditionnellement. La liste B dénombre les plantes médicinales dont les effets indésirables potentiels sont supérieurs au bénéfice thérapeutique attendu. On l’appelle communément la liste des plantes toxiques. « Depuis 2009, 77 plantes d’Outre-mer ont été inscrites sur la liste A et 17 sur la liste B. Il s’agit de plantes traditionnelles de Guadeloupe, Martinique, Guyane et La Réunion, nous précise l’ANSM. Selon l’Agence nationale, quatre plantes de La Réunion sont actuellement à l’étude pour une inscription : la cisse à quatre angles (ou liane carrée), le bois de gaulette (Doratoxylon sans pétale), le bois-de-sable (indigotier bois-de-sable) et le bois cassant (psathure de Bourbon).

Un jardin réunionnais rempli de plantes médicinales © Laurence Pourchez

Un processus d’intégration lent

Pour figurer dans cette liste, l’envoi d’un dossier de candidature est la première étape. De nombreux éléments descriptifs de la plante doivent y figurer : « les éléments de botanique, la composition chimique, les propriétés pharmacologiques, les études toxicologies, les conditions habituelles d’emploi, les points d’alerte, la réglementation et toutes les références bibliographiques », détaille l’ANSM.

Les dossiers sont évalués par le Comité français de pharmacopée (CFP), il rend un avis sur la validation de son usage médicinal, ses activités médicamenteuses et sur son inscription sur l’une des deux listes.

Les demandes sont généralement portées par les associations de valorisation des médecines traditionnelles dans chacun des territoires ultramarins. Dans l’océan Indien, l’Association pour les plantes aromatiques et médicinales de La Réunion (Aplamedom) est en charge des demandes. « On parvient à inscrire deux ou trois plantes chaque année, assure fièrement Claude Marodon son président. Dans nos îles, la médecine traditionnelle est très importante, notre pharmacopée empirique est très prégnante. Selon nos enquêtes, deux personnes sur trois utilisent des plantes médicinales locales pour se soigner, il faut bien valider cela de façon objective et scientifique ».

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Ces inscriptions sont, pour l’anthropologue Laurence Pourchez, une forme de « reconnaissance des pratiques ». « Pendant longtemps, ces médecines n’étaient pas reconnues, elles étaient prises pour des pratiques d’obscurantismes, jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’il y avait un intérêt financier ». Mais pour figurer dans le fichier national, il faut parfois être patient. L’étude des dossiers prend souvent des mois, voire des années, ce qui rend le processus très lent.

Pour Pierre Champy, docteur en pharmacie et en chimie des substances naturelles à l'Université Paris-Sud, « les membres du comité ad hoc sont ouverts sur la question de la reconnaissance de la médecine traditionnelle et des traditions créoles en général. Un écueil peut être le manque de données scientifiques apportées dans certains cas. »

Des usages cantonnés à la sphère familiale... (*)

Alors que seulement 77 plantes sont inscrites dans la liste A de la pharmacopée française, des centaines d’autres végétaux sont utilisés quotidiennement dans chacun des territoires ultramarins. « À La Réunion, seulement une petite vingtaine de plantes sont reconnues, ça ne veut pas dire que les autres ne sont pas efficaces car plus de 300 sont utilisées par les habitants », poursuit la docteure en ethnologie Laurence Pourchez.

Théoriquement, les plantes non inscrites au registre national de l’Agence du médicament ne peuvent avoir un usage thérapeutique. Elles peuvent toutefois servir pour divers usages comme la cosmétique, l’alimentaire ou la mode.

(*)excepté pour les tisaneurs péi

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En pratique, de nombreuses familles n’ont pas attendu l’accord de l’ANSM pour se soigner avec des plantes et continuent d’en faire usage même si elles ne figurent pas dans la liste A. Dans ce cas, ces remèdes et cette médecine traditionnelle se cantonnent à la sphère privée.

Pour Pierre Champy, il serait tout de même nécessaire d’apporter, pour certaines plantes ultramarines, plus d’informations aux utilisateurs. « Les risques éventuels ou les contres-indications ne sont pas toujours identifiés dans la tradition mais ils sont mis en évidence par des études scientifiques ou par les systèmes de vigilance ». Il cite notamment la liane amère de Guyane, une plante très populaire pour son pouvoir antidiabétique et ses propriétés hypoglycémiantes. Pourtant, la cellule interrégionale d’épidémiologie Antilles-Guyane a alerté sur les dangers de cette plante.

« On ne peut pas empêcher les populations d’utiliser leurs remèdes, c’est culturel, cette médecine traditionnelle est revendiquée dans la culture », estime l’éthnopharmacologue François Chassagne, à l’origine d’une grande enquête sur les pratiques médicinales dans le Pacifique. Pour le chercheur, recenser les usages dans chaque territoire permet d’accompagner les populations et de prévenir les dangers : « Le processus de validation scientifique est très long mais il est important que ces plantes puissent être intégrées dans le système ou qu’elles fassent l’objet de quelques tests, au moins pour prouver leur efficacité et alerter sur les plantes toxiques ».

Une vente contrôlée

Depuis la suppression du métier d'herboriste en 1941, la vente des plantes médicinales dans un but thérapeutique relève des seuls pharmaciens dans le cadre du monopole pharmaceutique, sauf pour 148 plantes qui bénéficient d'une dérogation du fait de leur usage alimentaire (décret de 2008). Mais, « de nombreux produits à base de plantes sont vendus hors des officines : sur internet, en herboristerie, dans les magasins bio, en grandes et moyennes surfaces, sur les marchés ou foires », décrit le rapport sénatorial rédigé par l’élu Joël Labbé, qui milite pour réhabiliter le métier d’herboriste dans les territoires d’Outre-mer.

Sur les réseaux sociaux, dans les discussions quotidiennes comme au sein des associations, les débats sur l’utilisation et la vente des plantes hors du circuit pharmaceutiques sont fréquents. De nombreuses voix s’élèvent régulièrement pour se prononcer en faveur de la levée du monopole pharmaceutique.