Pour le cinquième épisode de notre dossier sur l’agriculture dans les Outre-mer, on donne la parole à Jacques Andrieu, directeur de l’Office de développement de l’économie agricole d’Outre-mer (ODEADOM). Il revient sur les défis actuels auxquels sont confrontés les chefs d’exploitations ultramarins et rappelle les enjeux à venir pour les filières agricoles. Pour lui, « l’agriculture de demain doit rester humaine, contribuer à l’emploi local et prendre en compte les enjeux de biodiversité » tout en s’insérant dans son espace régional.
Des propos recueillis par Marion Durand.
M.D : L’agriculture ultramarine dans son ensemble est confrontée à des enjeux majeurs : souveraineté alimentaire, adaptation au changement climatique, préservation de la biodiversité, réduction des pesticides… Les territoires et les acteurs agricoles sont-ils suffisamment armés pour faire face à ces problématiques ?
Jacques Andrieu : Les enjeux sont effectivement nombreux, vous les avez cités, ils sont tous importants. Parmi les sujets majeurs je citerai également la pérennité d’un tissu agricole et agroalimentaire, c’est-à-dire d’un secteur fait d’entreprises individuelles, d’agriculteurs et d’agricultrices, d’entrepreneurs, qui soient en mesure de gagner convenablement leur vie grâce à leur activité.
Les acteurs des territoires sont conscients de ces enjeux, ce qui est le premier pas indispensable. Ils expriment des besoins d’accompagnement importants dans le court et le moyen terme. C’est le rôle des acteurs publics, qu’ils soient nationaux ou territoriaux de créer les conditions permettant d’affronter tous les défis auquel le secteur agricole fait face.
Les territoires ultramarins expérimentent des grandes transitions pour faire face à ces problématiques. Peut-on dire que les Outre-mer sont en avance dans certains domaines ?
Oui, bien sûr. Confrontés plus directement que d’autres territoires aux évolutions structurelles, qu’elles soient sociales ou environnementales, ils inventent des solutions. Elles leur sont non seulement directement utiles mais elles peuvent également être source d’inspiration pour d’autres contextes. Concrètement, face au changement climatique par exemple, il y a à la fois une expérience importante et des solutions innovantes face aux évènements extrêmes, comme des tempêtes ou des cyclones dont les Outre-mer peuvent faire bénéficier d’autres territoires. Mais c’est également le cas pour des innovations en matière de lutte biologique par exemple pour faire face aux ravageurs et permettre des réductions d’intrants. En terme d’économie circulaire, le contexte ultramarin est également extrêmement intéressant, avec des contraintes propres qui imposent de trouver des solutions offrant des exemples de résilience inédits.
L’agriculture ultramarine a de nombreux atouts, quels sont-ils ?
Si on a trop l’habitude de parler des contraintes spécifiques de ces territoires, il est important d’apprécier aussi les atouts de ces agricultures. Ce sont d’abord des conditions naturelles exceptionnelles ; des sols extrêmement fertiles, des climats le plus souvent tropicaux, chauds et humides ; qui permettent des cultures rapides, à haut rendement, une variété de produits sans commune mesure avec ce que connait l’hexagone. Mais ce sont aussi des atouts humains ou économiques. Nous avons dans les Outre-mer une population agricole nombreuse et professionnelle, ce sont plus de 26 000 exploitations et 42 000 hommes et femmes employés dans l’agriculture. Les bassins de consommation sont importants et souvent en croissance, avec un attachement réel aux productions locales et une proximité entre les producteurs et les consommateurs. Certes les contraintes sont fortes et les menaces réelles, mais les territoires sont très favorables dès lors que les conditions de développement existent.
À court terme, quelles sont les problématiques urgentes dont doivent se saisir les acteurs locaux pour améliorer l’agriculture ultramarine ?
Il y a une problématique forte autour des conditions de marché, de revenus des agriculteurs et de la rentabilité des entreprises. Avec en regard la question de la vie chère qui est un vrai sujet dans ces territoires dont une large part de la population connait des pouvoirs d’achat très faibles. La situation est aujourd’hui difficile et on nous remonte des alertes réelles.
Mais il serait vain de ne considérer comme urgentes que les questions conjoncturelles, il y a également urgence à affronter des problématiques plus structurelles, comme la question foncière, le changement climatique, la formation et la disponibilité de la main d’œuvre. Le risque, en période de difficulté est trop souvent de renvoyer à d’autres termes les problématiques de fond.
Quels sont les enjeux sur le long terme selon vous ?
Je mets souvent en avant la question du changement climatique, les territoires ultramarins y étant exposés de manière majeure, et avec des risques qui souvent sont assez différents de ceux de la métropole ou de l’Europe continentale. Je suis convaincu que l'adaptation au changement climatique est un des enjeux majeurs, c’est pourquoi nous avons organisé l’an passé, avec les chambres d’agriculture un grand séminaire en Guadeloupe autour de ces questions.
Les autres défis majeurs, comme la question foncière, le sujet de l’attractivité du métier ou les problématiques liées à l’accès à l’eau sont autant de sujets qui ne pourront se résoudre que par des actions dans le temps long. A l’ODEADOM, nous travaillons d’abord avec les filières agricoles, je citerais donc aussi le sujet de la structuration des filières, de l’organisation économique qui est primordiale et dont les avancées prennent toujours du temps.
Quels développements sont nécessaires pour les agriculteurs des départements d'Outre-mer ?
Les agriculteurs eux même ont besoin de visibilité, de stabilité, d’anticipation, de manière à produire le bons produits dans des conditions sécurisées. Mais aussi de manière à pouvoir investir et adapter les techniques de production. Ceci suppose des modalités d’organisation économiques stables, de nature à stabiliser les marché, les cours, les débouchés. Cela suppose également une sécurité renforcée en cas de difficultés, c’est ainsi que le dispositif d’indemnisation a été réformé en début d’année, mais les solutions d’assurance sont insuffisantes alors que les aléas climatiques sont très forts dans ces territoires, et croissants. Du côté de l’accompagnement public, nous devons également prendre notre part, avec des délais de paiement des aides, raccourcis, anticipés. Avec une simplification des procédures à laquelle nous sommes tous appelés.
Il existe tout un écosystème d’accompagnement de l’agriculture, au sein duquel l’ODEADOM a sa part mais qui est très riche. Nous devons tous être en amélioration continue, en recherche de cohérence et de complémentarité.
Existe-t-il une vision ultramarine pour l’agriculture ?
J’aurais tendance à dire qu’il n’y a pas la place pour une vision mais pour des visions adaptées à chaque contexte. Ce sera forcément très différent à Mayotte et en Martinique. C’est dans ce cadre qu’il avait été choisi de demander à chaque territoire à un programme territorial de souveraineté alimentaire associant tous les acteurs et les organisations professionnelles. Ces programmes sont avant tout des projections, le plus souvent ils font partie d’un travail plus global de dessin d’une vision d’avenir, laquelle ne peut se tracer qu’avec l’expertise, la collaboration et le partage entre tous les acteurs.
L'approche ultramarine fait sens ou est-elle dépassée ?
En tant que directeur d’un établissement qui travaille avec tous les DROM, j’ai tendance à penser que la vision globale est nécessaire. Mais la question est pertinente et sous-jacente de nombreux débats. Dès lors que tous constatent que les solutions déployées en Guyane ne seront pas celles pertinentes pour La Réunion ou pour la Guadeloupe, d’aucuns peuvent être amenés à penser qu’une approche globalisante est toujours trop réductrice.
Sans doute y a-t-il une dialectique utile. Au fond, ce qui est le plus commun à tous, outre sans doute le climat et des questions de relief ou de taille de marché, est le fait que tous sont très différents de la métropole et nécessitent des réponses adaptées. C’est pour cela que nous déployons un très grand nombre de mesures d’accompagnement, souvent très personnalisées.
En ce sens, l’approche ultramarine, en tant qu’approche de la différence, de la diversité, dans ses contraintes et ses opportunités reste certainement utile et nécessaire.
Pour envisager une meilleure production locale, les territoires ultramarins présents dans les mêmes bassins océaniques devraient-ils davantage collaborer ?
Aujourd’hui il y a peu de flux commerciaux inter territoires ultramarins que ce soit pour chaque Océan ou entre continents. Sans doute pourraient-ils se développer un peu, ce serait utile, mais les complémentarités économiques ne sont pas si évidentes.
Par contre je voudrais insister sur la question émergente et importante de leur insertion dans leur espace régional. La question est complexe dans la mesure où les pays voisins des DROM sont très différents, dans leur économie, leur organisation, leur approche. Pour autant il y a sans doute d’énormes marges de progrès dans des collaborations ou dans le développement de circuits commerciaux avec les voisins géographiques. Mais là aussi l’approche doit être différenciée, et avec une écoute fine des besoins de chacun. II y a une certaine frustration qui s’exprime à voir ses questions régionales, qui relèvent par nature de relations internationales ou commerciales, traitées seulement à Paris ou à Bruxelles. Et ceci a des conséquences très directes sur les filières agricoles. Que ce soit par exemple pour le développement de flux de céréales du Brésil vers la Guyane, ou par les risques induits à La Réunion par les accords que l’Union européenne noue avec Madagascar ou l’Afrique du Sud.
À quoi ressemblera l’agriculture ultramarine en 2050 ?
D’abord à ce qu’en feront les acteurs locaux. Les acteurs publics, locaux, nationaux, européens sont amenés à faire des choix, à faciliter l’accompagnement des transformations agricoles à travailler pour faire émerger les visions de moyen terme. Mais l’agriculture de l’avenir sera d’abord dessinée par les agriculteurs, par les entreprises et par les consommateurs.
Il existe assurément un chemin pour que l’agriculture de 2050 soit active, riche, mieux adaptées aux enjeux du climat à venir, pour que les agriculteurs vivement mieux de leur activité et que les consommateurs trouvent une palette adaptée de produits locaux, sains et à prix contenus. L’agriculture de demain doit rester humaine, contribuer à l’emploi local et prendre en compte les enjeux de biodiversité. Mais cela doit se construire, d’abord avec les acteurs.
Faut-il créer une institution, une instance, pour se saisir de ce sujet agricole dans son ensemble et penser l’avenir ?
La question d’organisation institutionnelle est certainement importante mais elle doit sans doute être le produit du projet, des projets des territoires et non le fondement ou le point focal.
Aujourd’hui l’ODEADOM est un établissement entièrement consacré à l’agriculture ultramarine, et ses instances s’emparent des différents sujets. Cette brique existe et fonctionne. Une déléguée interministérielle à la souveraineté agricole des Outre-mer (Véronique Solère, ndlr) a été nommée voilà quelques mois, elle a la vision globale et aborde tous les enjeux. Demain une autre organisation sera peut-être jugée plus pertinente qui sait. Le pragmatisme consiste souvent à s’appuyer d’abord sur ce qui existe.
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