Si la diversité des agriculteurs ultramarins est à l’image de la diversité des territoires d’Outre-mer, la plupart sont confrontés à un même problème : le renouvellement des générations. En Guadeloupe, en Martinique, à Mayotte ou à La Réunion, les acteurs agricoles s’inquiètent pour l’avenir de l’agriculture à l’heure où les jeunes délaissent ces filières. Le premier épisode de notre dossier spécial dédié à l’agriculture dans les Outre-mer décrypte les raisons de ce désamour, entre absence de perspective, foncier indisponible et manque de considération pour le métier.
Par Marion Durand.
53 ans, c’est la moyenne d’âge des chefs d’exploitation dans les départements d’Outre-mer en 2020. Dix ans plus tôt, elle s’établissait à 49 ans. « Cette tendance au vieillissement est plus marquée qu’en métropole », précise l’Agreste, le service de la statistique et de la prospective du ministère de l'Agriculture et de l’Alimentation. Derrière ces chiffres, se cache un réel problème : celui du renouvellement des générations. « Même si l’on constate de fortes disparités régionales, de nombreux exploitants ne seront pas remplacés lors de leur départ à la retraite dans les départements d’Outre-mer », poursuit le document consacré aux visages de l’agriculture dans les DOM.
L’île de Mayotte est le territoire où les chefs d’exploitation sont les plus âgés : près de 57 ans en moyenne. Les agriculteurs ayant 65 ans ou plus représentent à eux seuls 27 % de l’effectif. « Devant le vieillissement global des chefs d’exploitation mahoraise, le taux de renouvellement des générations d’agriculteurs demeure insuffisant : la proportion des exploitations dirigées par un jeune agriculteur de moins de 40 ans s’établit à seulement 7 % en 2020 », note le recensement agricole du territoire.
La situation est aussi problématique aux Antilles, où un tiers des chefs d’exploitation dépasse déjà 60 ans. Sur les dix dernières années, une centaine d’agriculteurs se sont installés en Guadeloupe, soit seulement une dizaine par an selon le syndicat agricole Coordination rurale. « C’est vrai qu’on arrive à installer peu de jeunes, regrette Franck Souprayen, président du bureau en Guadeloupe. On fait face aujourd’hui à un choc générationnel, nous avons atteint un point de rupture. » En Martinique, c’est « une problématique majeure pour l'avenir de l'agriculture alors que le déclin démographique est fort », indique le directeur de la Direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DAAF) du territoire, Jean-Rémi Duprat. Il constate lui aussi "qu’à l'instar de la France hexagonale, les métiers de la terre n'attirent plus ».
La Guyane, une exception
À La Réunion, les chefs exploitants sont moins âgés, 17 % ont moins de 40 ans selon l’Agreste, mais le renouvellement des générations inquiète alors que le territoire plaide pour une plus grande souveraineté alimentaire. « La situation est préoccupante chez nous aussi, confie Boris Calland, directeur adjoint de la DAAF de La Réunion. Même si la pyramide des âges de nos agriculteurs est moins critique que la moyenne nationale, nous avons d’importants départs prévus. On recherche des candidats à l’installation. »
La Guyane fait figure d’exception. Contrairement aux autres régions d’Outre-mer, le nombre de nouvelles exploitations est croissant (+12,5 % en 10 ans) et le territoire installe des jeunes agriculteurs. Les exploitants sont globalement plus jeunes : 48 ans en moyenne, contre 52 ans dans l’Hexagone. Chaque année, près de 300 agriculteurs sont accompagnés dans leur projet d’installation et environ 1 800 ha de foncier sont attribués pour des projets agricoles selon les données de la DAAF de Guyane. Dans ce territoire d’Amérique latine, le système y est légèrement différent, « alors que le modèle majoritaire d’installation métropolitain est la transmission familiale des exploitations, en Guyane, la majorité des nouvelles installations agricoles a lieu sur de nouvelles parcelles concédées par l’État sous forme de baux, concessions ou de cessions onéreuses », explique le service.
« Le métier d’agriculteur ne fait pas rêver »
Plusieurs raisons expliquent que peu de jeunes fassent le choix de la terre. « Le métier d’agriculteur ne fait pas rêver, observe Marylène Manicom, professeure à Guadeloupe Agro-Campus, un établissement qui regroupe un lycée polyvalent agricole, une exploitation et des centres de formation. « Nous sommes sur un territoire historiquement agricole, nous avons tous un chef d’exploitation dans notre famille, nos amis ou nos voisins. Tous mes élèves ont conscience de cette pénibilité de l’emploi et ça ne les attire pas ! » Tous les jours, cette ancienne technicienne agricole est témoin du désintérêt des jeunes générations envers les filières agricoles.
La difficulté du métier et les sacrifices qui en découlent font partie des freins à l’installation. Le salaire en est un aussi. « La faiblesse des revenus explique en partie que les jeunes ne se lancent pas. Certaines filières comme la canne à sucre sont très mal rémunérées alors que c’est là où on trouve le plus d’agriculteurs », remarque le président de la Coordination rurale de Guadeloupe. « On a hérité d’un dispositif colonial et on a eu du mal à faire valoir nos droits. Malgré les décrets existants, on est resté dans une léthargie où le mode de calcul du prix de la canne n’a pas été revalorisé pendant 20 ans. Tous les autres indicateurs ont triplé mais il n’y a pas eu de répercussion sur le prix d’achat de cette matière première, ça a créé une paupérisation du métier ».
L’installation coûte aussi très cher, même pour ceux héritent qui d’un domaine familial. « Le niveau d’investissement est un des freins aux projets d’installation, précise Boris Calland. « Les coûts de construction sont très élevés et ils ont fortement augmenté depuis 10 ans, ce qui nécessite d’investir et de prendre des risques. »
Le directeur de l’Office de développement de l'économie agricole d’Outre-mer (ODEADOM), Jacques Andrieu, confirme : « Dans certains territoires, le métier d’agriculteur est encore trop négativement perçu pour attirer des jeunes et permettre suffisamment d’installations. Dans d’autres où la reconnaissance est peut-être meilleure, les difficultés sont d’autres natures, tels les niveaux d’investissement initiaux très lourds, comme cela existe aussi dans l’Hexagone. »
Pour le syndicaliste Franck Souprayen, producteur biologique de bananes plantains et d’ananas, le scandale de la chlordécone a aussi participé à dévaloriser les filières agricoles dans les Antilles. « Cette crise sanitaire a fait énormément de tort à l’agriculture guadeloupéenne, on a eu du mal à communiquer sur le sujet. »
Foncier indisponible et absence de transmission
Dans certains territoires, les terres sont rares et le foncier est sous tension. Dans les Outre-mer, les espaces agricoles sont les principales victimes de l'étalement urbain. La situation est devenue préoccupante en Guadeloupe, en Martinique et à La Réunion malgré une récente stabilisation. « En Guadeloupe, on perd aujourd’hui entre 400 et 500 hectares de terre dédiée à l’agriculture par an. La pression urbaine est très forte mais elle diminue, il y a huit ans, on perdrait 800 hectares chaque année », chiffre Franck Souprayen.
De son côté, le syndicat des Jeunes agriculteurs de Mayotte considère que si « un nombre important d’agriculteurs mahorais continuent à travailler la terre malgré leur âge avancé » c’est en partie dû à « l’absence, à Mayotte, d’un système d’incitation au départ à la retraite et au niveau très bas des aides sociales ». Conséquences : « les anciens ne libèrent que très difficilement le foncier pour l'installation des jeunes, qui se désintéressent progressivement de l’agriculture, faute de terres et d’assurance de revenus ».
En Martinique, le territoire fait aussi face à « des difficultés de transmission et une approche sociologique très patrimoniale du foncier qui empêche la mise à bail pour les jeunes », remarque le directeur de la DAAF de Martinique.
« L’esclavage hante encore les esprits »
Marylène Manicom constate quant à elle une transmission moins systématique au sein des familles. « Aujourd’hui, nous avons de plus en plus d’enfants qui viennent de milieux non agricoles. C’est positif mais on remarque qu’il y a chez ces jeunes un moindre goût de l’effort comparé à ceux qui ont grandi dans une famille d’agriculteur. Avec mes collègues enseignants, on a le sentiment que cette valeur du travail se perd progressivement ».
Le président de la Coordination rurale de Guadeloupe abonde lui aussi dans ce sens : « Quand j’étais jeune, la plus grande crainte de mes parents était de ne pas transmettre leur exploitation à leur enfant. Il y avait vraiment cette notion d’héritage familial. Les jeunes d’aujourd’hui sont moins sensibles à cette approche de transmission et de préservation. Ils se construisent moins par rapport à leur passé et vivent plutôt dans l’immédiateté. Ils veulent pouvoir vivre convenablement de leur travail et pouvoir se payer des choses. »
Pour Marylène Manicom, l’agriculture « est un patrimoine », elle fait partie de l’histoire de son territoire. « En se modernisant, la société l’a rejeté. Est-ce à cause de notre passé colonial ? Ça y participe. L’esclavage hante encore les esprits, il peut donner une mauvaise image de l’agriculture mais en même temps, c’est justement cette agriculture qui a permis aux esclaves de se nourrir et de survivre », décrit finement la professeure. Pour elle, cet héritage colonial « peut jouer en notre faveur comme en notre défaveur ». D’un côté, l’agriculture permet à l’économie guadeloupéenne de fonctionner, de l’autre, elle renvoie aux heures sombres de la colonisation. « C’est tout le paradoxe de la société guadeloupéenne : on est conscient qu’il faut produire pour répondre au besoin de souveraineté alimentaire mais on a encore du mal à envoyer nos enfants au lycée agricole ».
La moitié des jeunes abandonnent avant 3 ans
L’accompagnement des jeunes dans le processus d’installation est aussi essentiel pour leur offrir les conditions adéquates pour pérenniser leur projet. Car s’il est difficile de trouver des candidats à l’installation, une proportion non négligeable jette l’éponge au bout de quelques années. « En Guadeloupe, la moitié des jeunes qui s’installe ne sont plus agriculteur au bout de 3 ans », déplore Franck Souprayen. « Ils n’arrivent pas à faire face à la dureté des conditions de travail, sont assujettis aux aléas climatiques difficiles, le FEADER (Fonds européen agricole pour le développement rural) leur est inaccessible ».
Ce dispositif d’aide qui permet de prendre en charge des investissements à plusieurs niveaux nécessite un préfinancement. Mais les jeunes chefs d’exploitation n’ont pas toujours les moyens d’avancer les fonds. « Chez nous, les banques ne jouent pas le jeu, elles refusent de préfinancer les petites exploitations » assure Franck Souprayen. La Coordination rurale réfléchit à des dispositifs d’aides, notamment la création d’une caisse de valorisation, un fond interprofessionnel qui permettrait d’avancer ces frais pour les petites exploitations.
En juillet 2023, un rapport parlementaire sur l’autonomie alimentaire des Outre-mer pointait aussi la « frilosité » des banques réunionnaise lorsqu’il s’agissait de prêter à des agriculteurs souhaitant s’installer. La Coordination rurale milite aussi pour un plus grand accompagnement des jeunes agriculteurs, par le biais de mentorat et de tutorat afin de ne pas laisser les jeunes agriculteurs seuls face aux nombreuses difficultés de l’installation.