La souveraineté alimentaire est un enjeu de taille pour les territoires ultramarins. Après des décennies à privilégier les produits importés, le sujet de l’autonomie revient en force dans le débat public. Mais les Outre-mer seraient-ils capables de subvenir aux besoins de leurs populations ? Pour le troisième article de notre dossier dédié à l’agriculture ultramarine, on a mené l’enquête pour comprendre si l’autonomie alimentaire est un objectif atteignable.
Par Marion Durand
Pendant longtemps, les Outre-mer ont nourri l’Hexagone. L’Atlas colonial publié par l’Illustration en 1938 parle d’un « sol d’une fécondité prodigieuse » pour désigner la Polynésie. L’ouvrage rappelle que la Guadeloupe est « un des pays les plus fertiles du globe » et la Martinique « un pays essentiellement agricole ». C’est au cours des années 1970-1980 que les Outre-mer ont perdu leur autonomie alimentaire, indique un rapport parlementaire dédié à ce sujet publié en juillet 2023. « Les Outre-mer étaient largement autosuffisants sur le plan alimentaire au début des années 1960, à l’exception de la Guyane. » Les territoires exportaient de nombreuses denrées : « pour un kilo de nourriture importée, les Antillais en exportaient 4 », souligne le document.
À la fin des années quatre-vingt, la tendance s’inverse. Les populations délaissent la production locale au profit des produits importés plus concurrentiels. Selon le rapport parlementaire, « malgré une autoconsommation non négligeable mais difficile à quantifier, seuls 26 % des approvisionnements des outre-mer proviennent de la production locale ». En 2022, Mayotte et la Guyane ne produisent plus que le tiers de leur consommation et les autres territoires dépendent des importations à hauteur de 76 % à 98 %.
Des cultures inexistantes
Peut-on à nouveau inverser la tendance ? L’autonomie alimentaire est-elle possible dans les Outre-mer ? Même si nous en sommes encore loin, le sujet revient en force dans le débat public. Nombreux sont ceux qui plaident pour une plus grande autonomie alimentaire. « Produire, on sait faire ! On a la chance d’avoir un climat tropical humide, où tout pousse toute l’année. Produire n’est pas un souci, notre problème c’est de vendre face à la concurrence de l’importation », considère Franck Souprayen, président du syndicat Coordination rurale de Guadeloupe. Pour ce producteur bio de bananes plantains et d’ananas, il faut trouver des alternatives pour répondre aux besoins d’autosuffisance alimentaire. « Nous sommes sur un petit territoire, avec un petit marché. Les agriculteurs doivent réfléchir à des façons de se réunir à l’échelle territoriale. En se regroupant, les petites exploitations seront plus fortes pour négocier auprès de la grande distribution ou répondre aux appels d’offres des marchés publics. »
Mais Franck Souprayen le concède, l’autonomie alimentaire totale est impossible. « On ne pourra jamais nourrir notre population à 100 % » dit-il. Certaines productions qui constituent le régime alimentaire de base des Ultramarins sont faibles ou inexistantes dans les territoires. C’est le cas des céréales, du maïs ou du riz. « À La Réunion, le riz constitue la base de l’alimentation, nous avons une production marginale à titre expérimental mais elle est insignifiante par rapport à la consommation locale », indique Boris Calland, directeur adjoint de la Direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DAAF) du territoire. Faute de surface agricole suffisante, une culture du riz à grande échelle serait impossible. « Le prix de revient serait aussi très dissuasif pour le Réunionnais par rapport au tarif du riz importé. »
L’autonomie totale est donc « hors d’atteinte » selon Boris Calland, « ou elle devra passer par une modification profonde des habitudes alimentaires ». C’est ce que confirme Jean-Remi Duprat, à la tête de la DAAF de Martinique : « les consommateurs martiniquais se sont peu à peu détachés de la consommation alimentaire traditionnelle et aspirent à des modes de consommation à l'occidentale qui fait que beaucoup de produits transformés ne pourraient pas être produits localement ».
Le problème est le même dans tous les territoires ultramarins. « La petite taille du territoire par rapport à sa population ne permet pas une autonomie complète, que ce soit pour les productions végétales, animales, ou les produits transformés », indique Bastien Chalagiraud, directeur de la DAAF de Mayotte. À titre d'exemple, Mayotte sera toujours dépendante des importations pour l'alimentation animale et la production de céréales est faible (quelques hectares de riz paddy, pas de production de blé pour la farine donc le pain) ».
Être autonome dans la production de fruits et légumes
À défaut de pouvoir répondre à l’entièreté des besoins de la population, les territoires espèrent atteindre l’autonomie sur des aliments déjà produits sur place, comme les fruits et légumes. Boris Calland préfère donc parler de souveraineté alimentaire plutôt que d’autonomie (qui désigne un territoire qui consomme seulement ce qu’il produit). « Nous devons maîtriser notre alimentation pour ne pas être vulnérable aux différents aléas. Notre objectif est de progresser sur la production de produits frais ».
Aujourd’hui, La Réunion produit deux tiers des fruits et légumes et 35 % des produits d’origines animales (viande, lait, œuf, etc.) consommés sur le territoire. L’île de l’océan indien est autonome sur la production de tomates fraîches et de bananes c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’importation pour ces deux produits. À l’inverse, les pommes de terre ou les oignons, très consommés à La Réunion, proviennent majoritairement de l’extérieur.
« Nous avons une grosse marge de manœuvre sur ce genre de produits, il faut qu’on arrive à en produire davantage mais aussi à répondre aux problématiques de stockage et de conservation avec notre climat tropical », détaille Boris Calland. Pour les produits d’origines animale, les Réunionnais ne consomment que des œufs locaux. Une partie de la viande bovine ou porcine consommée est produite sur place mais la « marge de progression est faible par rapport à la capacité d’installer de nouveaux producteurs », selon le directeur adjoint, qui mise davantage sur une progression de la production de volaille.
À Mayotte, le plan de souveraineté alimentaire prévoit, à l'horizon 2030, de couvrir 100 % de la consommation en fruits et légumes frais (hors produits transformés ou congelés), 100 % pour l’œuf, 10 % pour la volaille de chair. « C'était 1 % en 2019, nous en sommes à plus de 3,5 % en 2024 », précise la DAAF du territoire. L’île est déjà autonome dans la production de manioc et de bananes.
En Martinique, la production locale actuelle répond à 17 % des besoins alimentaires du territoire. La DAAF espère atteindre les 30 % en augmentant la production animale (volaille et porcs). « Le renforcement des productions de la filière bovine dépendra de la capacité à renouveler le cheptel existant, en disposant par exemple de producteurs locaux, et de la disponibilité du foncier ».
L’accès au foncier limite la production
Le foncier est justement un des points noirs de l’autonomie alimentaire dans les territoires d’Outre-mer. La superficie des terres cultivables reste limitée et empêche un développement de la production suffisamment important pour nourrir l’ensemble de la population. Un problème qui concerne particulièrement La Réunion, auquel il faut ajouter l’exiguïté de l’île montagneuse qui n’offre que 400 m2 de terres cultivables par habitant.
Dans l’ensemble des départements ultramarins, l’agronome et économiste Jacques Marzin estime qu’entre 400 et 700 m2 de surface cultivable sont disponibles par habitant contre 4 000 m2 dans l’Hexagone. « Si on ajoute à cela les habitudes alimentaires des Ultramarins, qui ne mangent pas toujours ce qui est produit sur place en préférant des pommes ou du riz importé, on peut dire que l’autosuffisance alimentaire pure est une illusion totale », poursuit le chercheur du Centre international de recherche agronomique pour le développement (CIRAD).
Le rapport parlementaire sur l’autonomie alimentaire dans les Outre-mer rappelle aussi qu’à La Réunion, « 4 000 hectares de terres agricoles (sont) en permanence laissés en jachère, la plupart du temps dans l’attente d’un reclassement en zone à urbaniser ».
En Guadeloupe, en plus d’un potentiel agricole non utilisé, les capacités productives de l’île sont limitées par des contraintes géographiques (risques cycloniques et sismiques), environnementales (parcs naturels protégés couvrant 17 000 hectares) et démographiques (densité de population deux fois plus élevée que dans l’hexagone). Le rapport parlementaire rappelle aussi que « pour des raisons historiques, la canne à sucre et la banane occupent une place importante dans la surface agricole ».
Lutter contre les marchés informels
Les freins à une plus grande souveraineté alimentaire sont propres à chaque territoire. « Les Antilles ont plus de facilité à tendre vers une plus grande autonomie que Mayotte, où la densité de population est plus élevée, auquel il faut ajouter les résidents illégaux qui ne sont pas comptabilisés dans les calculs », indique le chercheur Jacques Marzin.
Pour la DAAF de Mayotte, l’amélioration de la souveraineté alimentaire passe aussi « par une structuration des circuits de distribution jusqu'au consommateur final ». Pour y parvenir, son directeur avance quelques pistes : la structuration des filières et l’accompagnement technique des producteurs ; la sécurisation des exploitations agricoles (les vols sont fréquents) et la lutte contre les marchés informels.
Une étude, réalisée par le Centre International de recherche agronomique pour le développement (CIRAD) identifie 23 leviers pour améliorer l’autosuffisance alimentaire dans les départements ultramarins. Elle propose par exemple de favoriser des pratiques plus durables (comme l’agroforesterie) ou de promouvoir une alimentation plus saine. « On propose par exemple de privilégier les produits locaux dans la restauration collective ou de mettre en place des chèques alimentaires, sous forme de bons d’achat à destination des familles fragiles pour consommer local », décrit Jacques Marzin, coauteur de l’étude.
La question de la souveraineté alimentaire figure en tête des priorités pour ces territoires isolés, régulièrement soumis à des ruptures d’approvisionnement. « L’agriculture ultramarine est confrontée à un double enjeu : celui de la souveraineté alimentaire et celui de la transition écologique, remarque Boris Calland. Les deux sont complémentaires et indissociables. »
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