Intervenante à la première édition des Journées économiques de l'Outre-mer, dans le cadre de la conférence des Actes de la Recherche ultramarine (ARUM), Caroline Gravelat, maître de conférences associé en droit public à l’université de la Nouvelle-Calédonie, s'intéresse dans cette expertise à la diplomatie et la géopolitique du Pacifique, à travers la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie et l'État, qui défend dans cette région son axe indopacifique.
« Le partage des compétences entre l'État et la Nouvelle-Calédonie signifiera la souveraineté partagée ». Cette assertion introduite dans l’accord de Nouméa du 5 mai 1998 scellant pour 20 ans la trajectoire de la Nouvelle-Calédonie trouve tout son sens en matière de relations extérieures, compétence de souveraineté dont l’exercice est partagé, dans une logique de confiance réciproque.
Les dispositions législatives mettant en œuvre cette volonté politique en Nouvelle-Calédonie ont été transposées en 2004 à la Polynésie française, à quelques détails près. Ainsi deux des trois collectivités françaises du Pacifique jouissent d’un tel niveau d’autonomie, qu’elles peuvent devenir membre d’organisations internationales, après accord de l’État, nommer des représentants auprès des États de la région et signer des engagements politiques, la seule limite étant la signature d’engagements internationaux juridiquement contraignants pour laquelle, elles doivent obtenir les pouvoirs de la République. Elles peuvent donc conduire leur propre diplomatie en quasi-liberté. L’État, la France, l’encourage en permanence dans le cadre d’une architecture régionale qui, dans le domaine de la sécurité, accorde une place prépondérante aux collectivités pourtant titulaires de compétences réduites en la matière.
L’architecture régionale de sécurité
La sécurité et la stabilité du Pacifique océanien sont depuis la fin de la guerre du Pacifique une préoccupation des anciennes puissances coloniales : Etats-Unis, France, Royaume-Uni, Australie et Nouvelle-Zélande qui se partagent l’influence sur une région indispensable à leur souveraineté. Mais le développement du régionalisme océanien conduit à la création en 1971 du Forum des Îles du Pacifique (FIP), organisation régionale réservée aux États du Pacifique océanien (Australie, Nouvelle-Zélande et États insulaires), à l’exclusion des puissances administrantes dites extérieures : Etats-Unis, Royaume-Uni et France.
Contrairement à la Communauté du Pacifique (CPS), organisation régionale inclusive créée en 1947 pour répondre aux besoins de développement des îles, le FIP est l’institution chargée des questions politiques et des problématiques de sécurité (notamment au travers du sous-comité du Forum sur la sécurité régionale). Parallèlement, des organisations spécialisées sur certains aspects de la sécurité régionale ont été mises en place : police, immigration, douane, pêche. La France en est le plus souvent membre au travers de ses territoires. Le Conseil des Organisations Régionales du Pacifique, présidé par le Secrétariat général du FIP, coordonne leurs actions.
Par ailleurs, les puissances administrantes ont créé des instances de collaboration et de coordination pour les actions impliquant l’engagement de moyens militaires : le Pacific Quad réunissant l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les Etats-Unis et la France sur les sujets de sécurité et de surveillance maritime ; le SPDMM, réunion des ministres de la défense du Pacifique réunissant ces mêmes États auxquels s’ajoutent les représentants des États insulaires qui ont une armée, Fidji, Papouasie Nouvelle-Guinée et Tonga.
A partir des années 2010, l’environnement géopolitique se modifie profondément avec l’entrée en jeu de nouveaux acteurs. Deux tendances majeures viennent perturber l’ordre établi. La première est la montée en puissance de la Chine qui inclut désormais le Pacifique insulaire dans sa sphère d’influence. Devenu partenaire essentiel des Océaniens, son action ne se limite plus aux investissements en faveur du développement, mais commence à couvrir le domaine de la sécurité, à l’exemple du traité de sécurité signé cette année avec les Îles Salomon. Ses investissements colossaux dans la construction d’infrastructures susceptibles d’être utilisées pour un usage militaire suscitent des inquiétudes.
Cette influence chinoise s’accompagne ou induit un réengagement étatsunien dans la région. Outre une présence accrue et une augmentation considérable de l’aide au développement, il se traduit par la mise en place, en particulier avec l’Australie, le Royaume-Uni et le Japon de nouveaux cadres de coopération, en marge de l’architecture existante.
La seconde tendance est généralement appelée « la nouvelle diplomatie du Pacifique », pour qualifier les initiatives des dirigeants océaniens visant à s’émanciper des puissances, à imposer leur propre vision de leur région et surtout leurs priorités au travers du concept de Blue Pacific Continent. Elle conduit le FIP a adopté en 2018 la déclaration de Boe sur la sécurité régionale plaçant le réchauffement climatique à la première place des causes d’insécurité dans cette région océanique. La sécurité humaine est la priorité et les Océaniens entendent rester à l’écart des tensions géostratégiques. En 2022, le FIP développe l’approche family first en vue de la définition d’une feuille de route sur les questions de sécurité régionale.
Le positionnement de la France et sa stratégie
La France n’échappe pas à ce mouvement géopolitique majeur de recentrage sur l’Indopacifique, et développe depuis 2018 une stratégie et un narratif par lequel elle s’affirme en tant que puissance légitimement investie dans cette grande région, grâce à ses collectivités. Dans le Pacifique, la France maintient un dispositif militaire permanent en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie dans un format qui se veut adapté à ses missions et qui peut être renforcé au besoin. Cette présence militaire et de sécurité constitue la clé de voûte de sa participation à l’architecture régionale de sécurité puisqu’elle permet la mise en œuvre de coopérations, notamment dans le domaine de la surveillance maritime au profit des États insulaires et de l’assistance humanitaire en cas de catastrophe naturelle. La France s’inscrit aussi dans la coordination régionale en matière de lutte contre la criminalité transnationale.
Le rôle des collectivités
La différence fondamentale entre l’action française dans l’océan Indien et dans l’océan Pacifique tient au statut de ses territoires. Si Wallis et Futuna conserve un statut de faible autonomie, la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie ont une capacité internationale assez large dans leurs domaines de compétences (droits souverains sur les eaux intérieures, la mer territoriale, la ZEE et le plateau continental, commerce extérieur, les télécommunications, droits de douane, desserte aérienne, protection de l’environnement ou encore énergie) et un pouvoir de représentation auprès des États du Pacifique et au sein des organisations internationales. Depuis vingt ans, l’État encourage ses territoires ultramarins à accroître leur rôle dans la coopération internationale.
La Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie sont membres de longue date de la plupart des organisations régionales. Mais c’est incontestablement leur adhésion en 2016 au FIP dont la France n’est pas membre, qui les projette en tant qu’acteurs régionaux autonomes dans le domaine de la sécurité. Bien que ces collectivités aient des compétences dans des domaines connexes, les questions de sécurité, au sens traditionnel, relèvent principalement des prérogatives de l’État.
En l’absence d’encadrement juridique ou de cadre de coordination diplomatique, les présidents des deux collectivités ont, au sein du FIP, une liberté de parole qui leur permet de s’exprimer ou de se positionner sur des sujets régaliens, sans pour autant représenter la France. Ainsi la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française ont pu signer la déclaration de Boe qui, bien que juridiquement non contraignante, inscrit le Pacifique insulaire dans une dynamique de coopération dans le domaine de la sécurité dont la mise en œuvre se heurte à la répartition des compétences interne à la France.
La qualité de membre du FIP permet aux présidents des gouvernements de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française à être désormais invités à des dialogues internationaux tels que le PALM (réunion Japon/Océanie) ou la rencontre récente avec le Président des Etats-Unis à Washington, en dehors de toute participation de la France. Les collectivités se trouvent ainsi immergées au cœur de la géopolitique régionale, du jeu d’influence des puissances extérieures à l’Océanie, au-delà de ce que leurs statuts leur permettent. C’est cette liberté qui a conduit les dirigeants du Pacifique à accepter les deux collectivités françaises dans leur cercle ; liberté qui, aujourd’hui pose question.
Le décrochage observé de temps en temps entre position française et positions polynésienne ou calédonienne ou encore la tendance à l’affranchissement qui caractérise les gouvernements autonomistes ou indépendantistes, sont susceptibles d’éroder la confiance accordée par le niveau national aux institutions locales. Pourtant cette confiance constitue la clé du succès à la fois des diplomaties océaniennes des collectivités et de la stratégie indopacifique de la France. Elle favorise l’efficacité des actions françaises en faveur de la sécurité régionale autant que leur légitimité et l’efficience de la participation des gouvernements locaux aux instances régionales.
Si la France et l’Union Européenne entendent approfondir leur engagement pour faire face aux dynamiques qui menacent la stabilité régionale, leur idée est d’aller au-delà des stratégies centrées sur la défense pour offrir un programme plus global. Cette approche, accompagnée d’un positionnement plus équilibré sur les rivalités Chine/anglosphère, s’inscrit pleinement dans les préoccupations du Pacifique insulaire telles que définies dans les différentes déclarations du FIP.
L’État, avec sa force de frappe financière, humaine, technique et militaire et ses collectivités dans le Pacifique, placées au cœur du dialogue et de l’architecture régionale, sont donc en situation de conduire une diplomatie constructive, dans une convergence d’intérêts. Cette projection de territoires sous souveraineté française, avec une liberté d’expression et de position au cœur du dialogue sur le régionalisme océanien est donc une richesse que l’État et l’Union Européenne doivent entretenir en accompagnant les dirigeants dans le respect de leur autonomie.
Caroline Gravelat, maître de conférences associé en droit public à l’université de la Nouvelle-Calédonie. Membre du LAboratoire Juridique et Économique (LARJE), elle axe ses recherches sur les questions institutionnelles des États et territoires du Pacifique et les relations régionales. De 2010 à 2016, elle exerçait en qualité de conseiller diplomatique du Haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie et de 2017 à 2019 en qualité de conseiller pour les affaires politiques et les suites de l’Accord de Nouméa.
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