À l’initiative d’une série d’événements marquant le trentenaire de la disparition de Gaston Monnerville, le sénateur de Guyane et Vice-président du Sénat, Georges Patient, appelle dans une tribune à « conférer à Gaston Monnerville un statut dans l’Histoire de la République ». Pour le sénateur, l’entrée au Panthéon de Gaston Monnerville, permettra de « compléter notre puzzle national avec une pièce maîtresse, une pièce qui symbolise tout à la fois les valeurs fondatrices de notre République, une vie au service de l’intérêt général, une vie et des actes au service constant de la démocratie la plus exigeante, le positionnement des Outre-mer français au sein des problématiques politiques et sociales et non pas à leur marge, la réalité incontournable d’une société française multi-ethnique ».
Le temps est-il enfin venu, trente années après sa mort, de remettre Gaston Monnerville à sa juste place dans la mémoire nationale, et de lui exprimer de la façon la plus officielle cette reconnaissance nationale qui conduit au Panthéon, ce temple laïc de la République française ? Je veux le croire.
Je crois, oui, que le moment est propice ; en ce temps où le langage de l’exclusion et du mépris semble parfois envahir les consciences, je crois qu’il nous est plus que jamais nécessaire d’adosser, à tous les échelons de responsabilité et de décision, notre action politique, l’éducation des jeunes générations, les discours médiatiques, à un certain nombre de valeurs sûres, quelques solides appuis, ces trois vertus qui fondent notre République, la Liberté, l’Égalité, la Fraternité ; ajoutons-y la Laïcité de la chose publique. Valeurs, appuis, vertus qu’incarne incontestablement la figure de Gaston Monnerville, son rôle dans notre histoire récente, sa place dans la construction d’un pays, d’une société moderne, diverse, responsable.
Il n’est pas exagéré de dire que Gaston Monnerville, son action politique, sa fidélité sans faille aux valeurs de la République et plus largement aux droits humains, ont été injustement gommés de la mémoire collective nationale.
Pour le citoyen moyen, pour l’homme ou la femme de la rue, Gaston Monnerville est encore, en 2021, un inconnu.Une seule esplanade parisienne, contiguë au Jardin du Luxembourg, porte son nom, depuis 2006 seulement, et à la demande de la Sociétés des Amis du Président Gaston Monnerville. Le buste qui l’orne a été financé par la SAPGM. On est loin de la reconnaissance nationale…
Dès 1991, le sénateur Roger Lise et l’ancien député Gabriel Lisette (qui fit graver en 1988 sur les murs du Panthéon les noms de Toussaint Louverture et de Louis Delgrès) ont créé la SAPGM pour honorer sa mémoire et son héritage. C’est bien qu’ils étaient conscients de la nécessité de le faire, face à l’oubli programmé de ce président du Sénat né à Cayenne et résistant notoire, qu’on n’avait pas voulu élire à la présidence de la République en 1954, comme l’usage le commandait, et qui, en 1962 puis en 1969, s’était radicalement opposé au général De Gaulle sur l’interprétation présidentialiste faite par ce dernier de la constitution de la 5e République, et sur son projet de limiter le pouvoir législatif de la Haute assemblée. Félix Eboué est entré au Panthéon en 1949. Ses mérites sont inégalés et incontestables. Est-ce que le seul tort de Monnerville aura été de vivre plus longtemps et de s’être inscrit durablement dans la vie démocratique et le maintien des idéaux de la Résistance ?
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Gaston Monnerville n’a jamais fait de la couleur de sa peau et de ses origines antillo-guyanaises une revendication. Petit-fils d’esclave, il n’en a pas fait un étendard. Il affirmait seulement que le France ayant aboli l’esclavage en 1848, il avait, lui né en 1897, les mêmes droits, les mêmes devoirs, les mêmes ambitions que n’importe quel autre Français. Avec une histoire, celle de l’esclavage et de la colonie, qui est aussi celle de la France, et qui « n’est pas une autre histoire » et qui n’est pas non plus « une histoire des autres » (pour faire référence à un magnifique ouvrage récemment paru, Les Mondes de l’esclavage). Gaston Monnerville n’a jamais voulu être victime d’aucune forme de racisme. On peut penser qu’il s’agissait là pour lui d’une position de principe, d’une façon de se tenir debout et d’affirmer non pas sa différence, mais au contraire l’égalité de tous en droits et en devoirs. Aucune posture n’est plus respectable. Aucun sens de l’honneur humain n’est plus émouvant.
Je suis depuis 2017 le président de la Société des Amis du Président Gaston Monnerville. C’est à la fois un grand honneur et une charge considérable, qui est celle d’obtenir, non pas la réhabilitation, parce qu’il n’a jamais démérité, mais la remise en lumière des mérites de Gaston Monnerville. Je veux qu’il soit remis au rang qui lui est dû, je veux réinstaller dans l’histoire de son pays cet homme qui m’inspire et sur les valeurs et l’action duquel je fonde ma propre activité de sénateur.
En 1997, à l’occasion du centenaire de la naissance de Gaston Monnerville, un programme exceptionnel avait été mis sur pied : réédition du livre Témoignage, réalisation d’un film documentaire, publication de la biographie de Monnerville signée par Jean-Paul Brunet, présentation de plusieurs expositions, au Sénat, à Cayenne, en Nouvelle-Calédonie, en Guadeloupe, en Martinique, à La Réunion, et organisation de deux colloques à Cayenne. Il fallait sans doute commencer par là.
Nos ambitions en 2021 vont plus loin.
Avec une exposition intitulée Monnerville, une fierté de la République, le ton est donné. Il ne s’agit pas seulement de faire connaître, il s’agit de faire reconnaître. Il s’agit de conférer à Gaston Monnerville un statut dans l’histoire de la République ; il ne s’agit plus seulement de dire et montrer ce qui a été fait, prononcé, assumé mais de dire et démontrer ce que le monde d’aujourd’hui peut et doit comprendre, donc apprendre de la vie, des valeurs, des grandeurs morales de Gaston Monnerville. Sous le titre global de Monnerville, l’héritage, nous voulons faire de Monnerville un repère, une référence.
Pour la société contemporaine. A l’heure où l’on invoque un peu à tort et à travers la notion de diversité, en même temps que celle de laïcité, je crois indispensable et salutaire de revenir à ce que Monnerville en avait fait, pour lui et pour ses contemporains.
Issu d’une généalogie marquée par l’esclavage et la traite négrière, Gaston Monnerville portera très haut l’honneur de la France abolitionniste, et la grandeur d’une France auteur de la première Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Guyanais, Gaston Monnerville avait aussi un immense respect pour l’œuvre d’Anne-Marie Javouhey, cette religieuse qui fonda au début du XIXe siècle le village de Mana avec des hommes et des femmes arrivés sur des bateaux négriers, et par elle, libérés et installés sur une terre qu’ils firent fructifier. Monnerville la voyait comme un précurseur de Schœlcher. Ma propre famille est ancrée à Mana depuis cette époque. Il y a aujourd’hui en moi une sorte d’intime satisfaction à me trouver en position de faire le lien entre la mémoire d’Anne-Marie Javouhey et Ti-Momo, Gaston Monnerville, si imprégnés tous les deux du plus profond respect pour l’être humain et pour ses capacités créatrices. Anne-Marie Javouhey avait dû lutter pour imposer sa vision émancipatrice contre les lobbys coloniaux ; Monnerville imposera la fin du bagne en faisant fi des protestations des commerçants et entrepreneurs guyanais qui mettaient en avant leurs intérêts économiques (plus ou moins avouables : main d’œuvre gratuite et corruption…).
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Anne-Marie Javouhey créa très tôt une école à Cayenne et à Mana, convaincue qu’elle était de l’importance de l’acquisition des savoirs fondamentaux, des techniques et des méthodes, des outils de la réflexion, du débat, de la compréhension du monde. Gaston Monnerville restera toute sa vie reconnaissant à l'École de la République de lui avoir permis de prendre sa part du destin.
Né à Cayenne, Gaston Monnerville aura donc à cœur d’y faire supprimer, en 1938, le bagne ouvert en 1854, qui constituait à ses yeux un obstacle majeur à l’intégration dans la République du territoire guyanais. Dès 1937, comme sous-secrétaire d’État aux colonies, il défendra, dans la même optique, l’assimilation des quatre « vieilles colonies », et sera ensuite un des principaux artisans de la départementalisation de 1946. Son projet était alors clairement de conférer à ces anciennes colonies, un siècle après l’abolition de 1848, une dignité définitive dans le cadre institutionnel et législatif d’un pays où régnaient la liberté, l’égalité, la justice et la solidarité. Anciennes colonies, nouveaux départements, société assainie, dont les membres, sans considération de leur origine ethnique, de leur généalogie, de leur fonction sociale, devenaient ainsi et définitivement des citoyens à part entière.
Et pourtant, 75 ans plus tard, nous nous heurtons encore à des problématiques qui montrent que si la dignité et la liberté sont acquises en droit, l’égalité, la justice et la solidarité ne le sont pas encore dans la réalité. Qu’on veuille bien se souvenir de l’intitulé de la loi du 28 février 2017, relative à l'égalité réelle outre-mer… Il reste encore beaucoup à accomplir, dans les esprits et dans les faits : les valeurs défendues par Gaston Monnerville et la reconnaissance solennelle que nous voulons leur rendre peuvent nous y aider, j’en suis persuadé.
Gaston Monnerville, élu à Cayenne puis dans le Lot, éduqué à Cayenne puis à Toulouse, époux pendant près de 70 ans de Thérèse Lapeyre, originaire de Haute-Savoie, président durant plus de 20 ans de la Haute assemblée et deuxième personnage de l’État, ne voyait pas son pays autrement que divers. Divers dans ses territoires, divers dans ses populations, de toutes les couleurs et de diverses provenances géographiques, divers dans ses ancrages culturels et historiques… Divers, les Français. Mais Une et indivisible, la République. Divers en apparence, les Français. Mais unis sous les valeurs imprescriptibles de la République. Unis par une histoire commune, dont aucun chapitre ne peut plus être passé sous silence. Ni l’esclavage, ni les colonisations meurtrières.
Gaston Monnerville, engagé pour son pays dès septembre 1939, écrit à propos des soldats qui, avec lui, écoutent la Marseillaise : « A quoi pensent-ils ? Saluent-ils l'hymne qui dans leur esprit symbolise la Patrie ? Saluent-ils le Drapeau, symbole plus matériel et plus tangible encore ? Pensent-ils à la France ? Je ne sais, mais cette soudaine gravité me frappe et m'émeut ! Conscients ou non, ces hommes saluent dans l'hymne révolutionnaire et dans le Drapeau qui glisse vers le faîte du mât, un pays qui est pour eux le symbole de la Liberté, du respect de la personnalité humaine ». Tout le sentiment patriotique de Monnerville est là, fondé sur la liberté et le respect. Rien d’autre, mais quoi d’autre ? Les questions identitaires, à la mode ces temps-ci, ne feront jamais partie des préoccupations de Monnerville.
Démobilisé, Monnerville proteste en vain dès 1940 contre les mesures discriminatoires qui frappent les « Juifs, les Arabes et les hommes de couleur ». Il comprend très vite que l’unité républicaine est brisée par le régime pétainiste, la démocratie dévoyée, l’égalité jetée aux lions. Monnerville rejoint donc la Résistance et le mouvement Combat. Il sera titulaire de la Croix de guerre 1939-1945, de la Rosette de la Résistance et de la Légion d'Honneur à titre militaire. Reconnaissances officielles, mais vite oubliées…
On a un jour qualifié les Outre-mer français de « confetti ». Je préfère les voir comme les pièces d’un puzzle complexe, dont il s’agit maintenant de rassembler, de remboîter les morceaux, naguère dispersés, devrais-je dire discriminés ?
L’honneur que nous souhaitons rendre à la mémoire de Gaston Monnerville, la restauration de son empreinte dans le cœur de notre histoire, la mise en lumière de sa contribution essentielle aux fondements mêmes de notre démocratie, visent cet objectif : compléter notre puzzle national avec une pièce maîtresse, une pièce qui symbolise tout à la fois les valeurs fondatrices de notre république, une vie au service de l’intérêt général, une vie et des actes au service constant de la démocratie la plus exigeante, le positionnement des outremers français au sein des problématiques politiques et sociales et non pas à leur marge, la réalité incontournable d’une société française multi-ethnique. Cette pièce maîtresse, c’est Gaston Monnerville.
Est-ce qu’on doit voir Gaston Monnerville comme un symbole ? Oui, bien sûr. Non pas un symbole désincarné, non pas le faire-valoir d’une quelconque idéologie… Mais un symbole qui peut, à côté de bien d’autres, nous faire vivre avec une histoire enfin globale, intégrant toutes ses composantes, en particulier celles qu’on a trop longtemps passées sous silence et qu’il est largement temps d’assumer de la façon la plus officielle qui soit, la plus monumentale, la plus auguste qui soit.
En tant que sénateur, en tant que président de la Société des Amis du Président Gaston Monnerville, en tant que citoyen français né en Guyane, en tant qu’héritier de la même histoire et d’une généalogie analogue, je demande que le corps de Gaston Monnerville soit transféré au Panthéon, parce que cet homme a mérité la reconnaissance nationale et qu’il a incarné et porté haut les idéaux de la République française. Parce que cet homme a travaillé inlassablement à défendre une France grande, diverse, et fière. Parce que son destin exceptionnel a été injustement gommé de la mémoire collective. Parce que, à côté de tant d’autres, mais largement à leur hauteur, il a fait honneur à ce pays.
La décision présidentielle de transférer le corps de Gaston Monnerville au Panthéon serait une décision forte, une décision pleine de profondeur. Elle ferait honneur au pays tout entier.
Georges Patient, sénateur de Guyane, Vice-président du Sénat et président de l’Association des Amis du Président Gaston Monnerville.