Le Tuha’a Pae IV sera remplacé, dès 2026, par un nouveau cargo mixte sur la ligne des Australes et de Rapa. Plus gros, avec ses 89 mètres, plus spacieux et plus pratique pour le fret, les produits frais et les passagers, le Na Hiro e Pae sera surtout un laboratoire flottant de la transition énergétique. Entre sa « turbovoile » et ses générateurs prêts pour le biocarburant, le navire à 5 milliards Fcfp promet de montrer la voie de la décarbonation aux autres goélettes. Le Tuha’a Pae IV, lui, sera redéployé sur d’autres lignes de Polynésie. Explications de notre partenaire Radio 1 Tahiti.
« Dans le transport maritime, quand un bateau à 10 ans, il faut déjà commencer à penser à la suite ». Cette préconisation, plusieurs armateurs de Polynésie tardent à l’entendre, mais la Société de Navigation des Australes (SNA) l’a appliquée au pied de la lettre. Elle exploite depuis 2012 le Tuha’a Pae IV, cargo mixte qui dessert, seul, tout l’archipel du Sud de la Polynésie entre Rimatara et Raivavae, et sert même d’unique lien au reste de la Polynésie avec Rapa, île dénuée d’aéroport.
Une desserte « vitale », donc, dont l’armateur étudie l’avenir depuis maintenant deux ans. Les discussions ont abouti à un projet définitif, chiffré à 5 milliards Fcfp (41,9 millions d’euros) et dont la SNA boucle ces jours-ci les derniers financements : prêts bancaires, fonds propres, aide à l’investissement local (920 millions), défiscalisation d’État (1,4 milliard) … En attendant les dernières signatures, le Na Hiro e Pae, ce sera le nom de cette nouvelle goélette, a déjà sa place dans le calendrier d’un chantier naval espagnol : sa quille sera posée avant la mi-2024, et le navire devra remplacer le Tuha’a Pae IV sur sa ligne des Australes dès mai 2026.
Cargo mixte et quille réduite, Australes obligent
Une ligne qui, comme le rappelle l’armateur, impose des contraintes de conception. Pas seulement du fait des conditions de mer et de vent, plus difficiles à mesure que l’on navigue vers le Sud. Ce sont les caractéristiques même des îles desservies qui se reflètent dans les plans du bateau. « Aux Australes, on a des îles hautes et des îles basses, on doit travailler au large, décharger par des moyens nautiques, et en même temps entrer dans des lagons très peu profonds. Aucun navire de la flotte, à part le Tuha’a Pae IV aujourd'hui, ne peut et ne se risque à aller à quai à Tubuai par exemple », explique Boris Piel, le directeur technique de la société et chef du projet de Na Hiro e Pae.
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« La contrainte du navire, c’est de pouvoir décharger de manière la plus confortable possible par la plus forte météo possible les marchandises au large, ce qui nécessite d’avoir beaucoup de pieds dans l’eau, et une certaine largeur, et en même temps de pouvoir naviguer en toute sécurité dans les lagons des Australes. » Résultat : le tirant d’eau du nouveau cargo ne dépassera pas les 4 mètres à pleine charge… Là où d’autres goélettes de Polynésie s’enfoncent autant dans l’eau à vide.
Le Na Hiro reprendra aussi au Tuha’a Pae IV l’idée d’une mixité entre fret et passagers. Une caractéristique « obligatoire » pour un service public par essence polyvalent : approvisionnement des îles, bien sûr, et export des produits agricoles dans l’autre sens, transport touristique, mais aussi continuité territoriale et même transport scolaire, notamment à Rapa. Un modèle qui a notamment fait ses preuves avec la desserte des îles Marquises par l’Aranui.
Davantage de passagers, de cabines et de chambres froides
Le nouveau cargo sera, pour le reste, d’une toute autre conception que son prédécesseur. Et d’autres dimensions : 89 mètres de long contre 76, 17 mètres de large contre 13,5 pour le Tuha’a Pae. De quoi permettre au Na Hiro a Pae de doubler la capacité d’emport par voyage, au bénéfice de l’ensemble de ses missions. Côté transport de personnes, le maximum de 97 passagers actuellement pourra grimper à 199 en 2026. « Le besoin de places se fait déjà sentir », rappelle la directrice générale de la société Fifi Terou. « Notamment pour le transport vers Rapa où c’est la mairie qui fait elle-même le tri et gère les priorités ».
La moitié des passagers, une centaine, donc, pourront embarquer en cabine, dans des conditions de confort améliorées. Petite piscine, terrasses aménagées sur les ponts, snack et restaurant entre autres services de bord… Ce développement de l’activité de croisière, « c’est cohérent avec la volonté du gouvernement et celle des Australes de mieux mettre en valeur leurs îles », note-t-on à la SNA.
La tendance dans la classe politique est aussi au développement de l’autonomie alimentaire, et beaucoup de regards sont tournés vers les « îles-grenier » du sud. Pas de surprise, donc, si le Na Hiro e Pae, d’un port total de 2 000 tonnes contre 1 000 pour le Tuha’a Pae IV, pourra embarquer 1 500 mètres cubes de chambre froide contre 300 actuellement. « On va pouvoir emporter plus, mais aussi charger, décharger et stocker dans de meilleures conditions, avec une meilleure ségrégation et une meilleure conservation des produits », se félicite Boris Piel.
Prêt pour le biodiesel
Mais le gain de taille de la future goélette sert un autre objectif, au cœur du projet de la SNA : la transition écologique. Davantage de capacités d’emport, c’est une meilleure efficacité énergétique et moins de carbone émis par tonne de marchandise. D’après son armateur, le Na Hiro e Pae, qui sera aussi légèrement plus lent que le Tuha’a Pae – 11 nœuds de moyenne contre 12 à 13 – « émettra à minima 50% de CO2 en moins que son prédécesseur sur un même voyage ». De quoi « s’inscrire totalement » dans les objectifs de décarbonation mondiaux, promus notamment par l’Organisation maritime internationale.
Et la sobriété n’est pas la seule surprise de ce cargo dont les hélices, électriques, seront alimentées par des générateurs nouvelle génération. Très « pilotables » et donc autonomes, ils devraient fonctionner, dans un premier temps, au gazole comme les moteurs des autres bateaux. Mais ils ont été conçus pour faire la transition vers des « carburants verts » et notamment le biodiesel, déjà testé sur certaines lignes mondiales. « On pourra d’abord remplacer le combustible par du « biodiesel 30 », qui réduira les émissions de 30%, et il est ensuite prévu un biodiesel avancé à 100% biosourcé », détaille le responsable du projet. « Ça pourra se faire dès qu’on aura la ressource disponible en Polynésie, on espère d’ici 2030. » Tout dépendra de l’approvisionnement du port de Papeete.
La turbovoile, de Cousteau à Ariane
En plus de cette propulsion innovante -aucune goélette n’est actuellement équipée de la sorte- le Na Hiro e Pae pourra compter sur une source d’énergie renouvelable : le vent. La tour de 22 mètres de haut qui sera installée au centre du navire n’a en effet rien d’une cheminée mais tout d’un mât : il s’agit d’une « turbovoile », un tube creux et effilé, qui, correctement orienté, permet de réduire sensiblement la consommation de carburant. Objectif : 10% d’économie de gazole dans un premier temps, là où la moyenne mesurée pour ce genre de technologie est de 13% et que certains essais ont abouti à une économie de plus de 20% sur la consommation.
La SNA l’assure, ces technologies vertes ne sont ni des lubies, ni un pari : « On a choisi des technologies matures, éprouvées, qui équipent des bateaux en activité », rappelle Boris Piel, citant notamment la turbovoile de l’Alcyone du commandant Cousteau, ou les cargos, beaucoup plus récents, utilisés par Ariane et Airbus pour transporter des pièces aéronautiques. Même si ces grands mâts modernes pourraient se faire voir dans le port de Papeete avant 2026, sur des pétroliers notamment, la Société de navigation des Australes sait que son Na Hiro a Pae fera office de « laboratoire du renouvelable » sur le transport inter-îles polynésien.
« On va être observés, et notre desserte pourrait faire l’objet d’études pour continuer la transition », reprend le directeur technique qui a déjà une vision au plus long terme. « Le dernier point de notre plan, c’est celui de passer à de l’énergie sans carbone d’ici 2050 », poursuit le responsable, en pointant, notamment vers la recherche en matière d’hydrogène chère à Moetai Brotherson. « Ça dépendra de beaucoup d’innovations technologiques, mais le navire sera prêt pour pouvoir, si l’énergie zéro carbone existe, la mettre à bord. »
Rendez-vous en mai 2026, donc, pour le passage de relais entre le Tuha’a Pae IV et ce cargo nouvelle génération, qui devra se trouver une trentaine de nouveaux matelots pour naviguer. Il devrait être mis en compétition, dès ses débuts, avec l’Aranoa, futur sistership de l’Aranui entré en construction et destiné lui aussi aux Australes. Le « vieux » Tuha’a Pae, qui fait tout de même partie des plus jeunes de la flotte de goélettes de Polynésie, sera, lui, redéployé sur d’autres lignes qui restent à préciser.
Charlie René pour Radio 1 Tahiti