Neuf des treize bateaux qui assurent l’approvisionnement des archipels de Polynésie française sont âgés de plus de 40 ans. Face aux problèmes de fiabilité et aux coûts d’exploitation toujours plus élevés, les autorités ont mis sur pied une réglementation qui contraint les armateurs à faire des investissements et qui leur promet un accompagnement financier. Certains ont sauté le pas, et une demi-douzaine de goélettes et cargos mixtes sont déjà commandés. Mais beaucoup d’autres peinent à financer ces projets dont les coûts ont explosé… Au risque de perdre rapidement leur autorisation d’exploiter. Explications de notre partenaire Radio 1 Tahiti.
Trente-huit ans. C’est la moyenne d’âge, plutôt avancée, des treize navires qui assuraient, fin 2022, le transport de fret inter-archipels en Polynésie. En avril dernier, le Hava’i, acheté d’occasion par la Société de navigation polynésienne, est venu légèrement rajeunir la flotte. Ses 15 ans de navigation ne pèsent effectivement pas lourd face aux vénérables goélettes qu’il croise dans le port de Papeete : sept d’entre elles sont sorties des chantiers navals dans les années 70, et trois autres au début des années 80 (voir tableau ci-dessous). Mais cette arrivée, qui a déjà apporté une bouffée d’air à l’approvisionnement des îles Sous-le-Vent, ne devrait heureusement pas rester un événement isolé.
Le même groupe Martin fait aussi construire un Hawaiki Nui II, qui a pris du retard à cause du Covid, mais qui est toujours attendu pour 2025. Un Nukuhau II est aussi attendu pour 2026-2027, de même qu’un Mareva Nui II, à même échéance, si toutefois l’absorption par le groupe des Transports maritimes des Tuamotu de l’Ouest est confirmée. Georges Moarii, fondateur de Ocean Products Tahiti, a aussi des projets : un Vaitere 2, acheté d’occasion après 20 ans de mer en Scandinavie, est en plein chantier de rénovation et doit lui aussi venir gonfler la flotte des Raromatai dans les mois à venir. Le Vaitere 1, cargo mixte neuf de 90 mètres est lui en attente de chantier et était annoncé, aux dernières nouvelles, pour 2025.
Quant à l’Aranui, il devrait se trouver un sistership avec l’Aranoa, destiné notamment aux Australes. Avec 90 cabines, 115 mètres de long et une capacité de fret de 800 tonnes, le cargo mixte doit sortir des chantiers chinois fin 2025. D’autres armateurs sont moins précis sur le calendrier, notamment Eugène Degage qui a depuis longtemps annoncé un remplaçant pour le Dory des Tuamotu, et a d’ailleurs obtenu une licence dans ce sens. Quant au renfort promis au Tuha’a Pae 4, il reste à confirmer, de même que les remplacements des deux Maris Stella et des quatre Taporo, plusieurs fois évoqués, mais jamais concrétisés.
Des licences qui peuvent « tomber » à la fin de l’année
Le remplacement des goélettes avance, donc, mais semble traîner, au vu de la réglementation qui l’encourage, voire l’impose depuis 2015. Cette année-là, le Schéma directeur des déplacements durables interinsulaires pose la nécessité « d’un renouvellement important de la flotte », désignant une douzaine de navires qui devront être remplacés.
Huit ans plus tard, ces navires, dont font partie les Taporo, le Maris Stella III, le Nukuhau, le Hawaiki Nui ou le Mareva Nui, sont toujours à flot, et la pression sur leurs armateurs n’a fait que s’accentuer. Car depuis 2018 les licences accordées par le Pays ne se bornent pas à préciser les liaisons autorisées, les obligations de service ou d’information, et les temps d’indisponibilité… Elles imposent aussi un délai de remplacement du navire. « Avant, la licence n’était pas limitée dans le temps, du moment que le bateau obtenait son permis d’exploitation », accordé après inspection technique par les services de l’État, rappelle un armateur.
Désormais, la réglementation fixe une limite théorique de 30 ans d’exploitation, en Polynésie ou ailleurs, et détermine depuis 2018, pour chaque cargo qui dépasse déjà cet âge, une durée maximale de licence. Dix ans de plus pour les goélettes les plus fraîches, 5 ans pour des bateaux comme le Taporo VI ou le Mareva Nui, tous les deux en activité sur les lignes des Tuamotu, et qui doivent donc – théoriquement – arrêter d’exploiter à la fin de l’année.
Ces bateaux seront-ils tout simplement retirés du trafic ? Difficile à imaginer tant ils sont vitaux pour l’approvisionnement des atolls. Mais la Direction polynésienne des affaires maritimes agite tout de même cette épée de Damoclès. Des dérogations ne seront accordées aux vieux cargos qu’à la condition d’un projet « viable, engagé, documenté » d’achat d’un nouveau bateau, répètent les autorités. « Il ne faut pas renouveler ces navires seulement parce que la réglementation le dit, il faut le faire parce que c’est une nécessité », pointe le directeur adjoint de la DPAM, Charles Taputuarai. « C’est une nécessité pour les armateurs, pour le pays et surtout pour les habitants des îles… Bien sûr, cette réglementation n’est pas parfaite, elle crée un cadre contraignant, mais c’est à ce prix-là qu’on a fait avancer les choses. »
Le prix des bateaux neufs a doublé
Sans surprise, les armateurs plaident pour un assouplissement des règles. Et interpellent sur le coût de ces investissements. Le Schéma directeur de 2015 estimait ainsi que le prix « d’un navire de charge neuf était de l’ordre de 1,5 milliard de francs » (2,5 milliards à 4 milliards pour un cargo mixte), mais la note s’est considérablement alourdie au détour de la crise Covid. « Le prix de l’acier s’est envolé, les chantiers de construction de par le monde ont été pris d’assaut notamment par les compagnies de croisière, il y a eu la crise énergétique, le conflit ukrainien, les taux d’intérêts qui sont beaucoup plus haut », liste Charles Taputuarai. « Tout ça additionné, ça a presque multiplié par deux les coûts pour les armateurs. »
Au moins 2,2 milliards pour une goélette, jusqu’à 3 milliards en fonction de la taille et des équipements. « Ce sont des sommes qui sont très difficiles à sortir, insiste un armateur, et c’est impossible de le faire si on retire un bateau d’exploitation ». « Si les projets avaient été lancés plus tôt, ce sont plusieurs milliards qui auraient été économisés », rétorque-t-on, à couvert, du côté de l’ancien gouvernement, auteur de la réglementation. « Et pas seulement par les armateurs, aussi pour la collectivité. »
Les occasions, pas toujours des bonnes affaires
Car à côté de la contrainte réglementaire, il y a aussi les incitations du Pays et de l’État qui au travers de la défiscalisation peuvent payer plus de la moitié des investissements. Des dépenses jugées « normales et nécessaires » à la DPAM. « Ce sont des investissements lourds, et il faut remercier les opérateurs qui font cet effort-là », reprend son directeur adjoint. « Ça n’est pas évident pour eux, vu la réglementation. Si vous allez aux Fidji, au Vanuatu, ils ont des coûts qui sont beaucoup moins élevés. L’aide du Pays au niveau de l’investissement, ça vient en partie compenser ça, et le carburant détaxé, ça vient aussi aider à l’exploitation. »
Mais ces défiscalisations, comme le regrettent certains professionnels, ne s’appliquent qu’aux navires neufs. Le Pays a certes entrouvert la porte, par le passé, à des aides sur les achats de certains bateaux d’occasion, plutôt jeunes. « Mais c’est compliqué à obtenir, et ça ne passe pas pour la défiscalisation d’État », précise un armateur. Aujourd’hui, « les navires de moins de 10 ans sont tellement rares et coûtent tellement chers », qu’il ne serait tout simplement « pas rentable » d’en acquérir sans une « défisc' » complète. D’après le même professionnel, les prix réglementés du fret inter-îles et les nouvelles exigences environnementales complexifient encore les dossiers de financement.
Pannes, incendies, maintenance et performance
En attendant que les groupes de transports bouclent un projet – ou jettent l’éponge, c’est selon – l’exploitation des vieilles goélettes complique la vie des autorités. Problèmes mécaniques à répétition, souci de sécurité – la voie d’eau et l’incendie, coup sur coup, du Taporo VII, en était un exemple criant -, temps de maintenance plus long… La DPAM est aujourd’hui contrainte à un « exercice de haute couture » pour pallier les absences de cargos. « Il faut essayer de trouver un autre navire pour le remplacer, ou au moins pour faire un voyage sur deux sur cette ligne-là, et ça crée des tensions sur d’autres lignes », reprend Charles Taputuarai. « Ça coûte à tout le monde, y compris aux usagers. »
Côté performances, de nouveaux navires pourraient faire mieux du point de vue de la vitesse, des opérations de chargement et de déchargement, et bien sûr du point de vue de l’environnement. Pour les autorités aucun doute, les renouvellements peuvent « donner du souffle économique aux îles », « créer de la demande », et donc de l’activité pour les transporteurs. Ces derniers se montrent plus prudents : « on ne sait pas combien les cargos neufs nous coûteront à l’exploitation ». À part l’Aranui et les bateaux spécialisés dans les passagers comme l’Apetahi Express, les navires de transport de Polynésie ont jusqu’à présent toujours été commandés d’occasion.
L’âge de la flotte de fret inter-archipels
Îles Sous-le-Vent :
Hawaiki Nui, 1980
Taporo VI, 1977
Taporo VII, 1978
Hava’i, 2007
Australes :
Tuhaa Pae IV, 2012
Marquises :
Aranui V, 2014
Taporo IX, 1976
Tuamotu Gambier :
Cobia III, 2005
Dory, 1976
Mareva Nui, 1978
Nuku Hau, 1979
Saint Xavier Maris Stella III, 1978
Saint Xavier Maris Stella IV, 1985
Taporo VIII 1981
S’ajoutent les navires de transports de passagers qui peuvent eux-aussi charger du fret : l’Apetahi Express (2023) dessert ainsi les îles Sous-le-Vent deux fois par semaine, comme le Vaeara’i (2021), plusieurs fois par an. Le Maupiti Express (2004) assure en outre une desserte inter-îles aux Îles sous-le-vent.
Charlie René pour Radio 1 Tahiti