EXPERTISE. Référendum en Nouvelle-Calédonie : L’ouverture d’un nouveau contentieux électoral, par Charles Froger

EXPERTISE. Référendum en Nouvelle-Calédonie : L’ouverture d’un nouveau contentieux électoral, par Charles Froger

Au lendemain du 2ème référendum d’indépendance en Nouvelle-Calédonie, des élus non indépendantistes ont déploré des « agissements » qui auraient « porté atteinte à la sincérité du scrutin ». Quatre d’entre eux ont donc décidé de saisir le Conseil d’État pour contester la régularité des opérations référendaires, et notamment demander l’annulation des opérations dans neufs bureaux de vote du Grand Nouméa.

Dans cette expertise, Charles Froger, maître de conférence en Droit public et membre de l’AJDOM, explore les « conséquences juridiques possibles de l’ouverture de ce nouveau contentieux électoral ». Il explique « la procédure engagée » et « les solutions possibles » à ce contentieux, prévenant toutefois : « l’annulation des opérations référendaires dans leur globalité est peu probable ».

Le deuxième référendum d’auto-détermination en Nouvelle Calédonie, qui s’est tenu le 4 octobre 2020, n’aura pas été une simple répétition du référendum de 2018. La première nouveauté est assurément l’évolution des résultats. Si les votes favorables au « Non » l’ont de nouveau emporté (56,7% en 2018 et 53,3% en 2020), on note une double progression : celle de la participation d’une part (80,6% en 2018 et 85,7% en 2020) et celle du nombre de voix en faveur du « Oui » d’autre part (43,3% en 2018 et 46,7% en 2020).

La seconde nouveauté concerne le déroulement des opérations référendaires et ses suites. La commission de contrôle de l’organisation et du déroulement de la consultation [1], dont la mission est de veiller à la régularité des opérations électorales, notamment grâce à chaque délégué présent dans les bureaux de vote, a dressé le constat suivant lors de la proclamation des résultats : « Dans le Grand Nouméa, la commission de contrôle a constaté que de nombreux véhicules arborant le drapeau indépendantiste ont circulé en klaxonnant pendant la journée, s’arrêtant devant les bureaux de vote avant de repartir vers d’autres bureaux de vote. Devant plusieurs bureaux de vote a également été observé le stationnement de groupes pouvant compter jusqu’à plusieurs dizaines de personnes déployant ces drapeaux. Au total, de nombreux bureaux de vote du Grand Nouméa ont été concernés. Bien que s’étant produits à l’extérieur des bureaux de vote ces agissements, qui sont une nouveauté par rapport au référendum de 2018, ont pu être perçus ponctuellement, en raison de leur ampleur et de leur caractère continu, comme une pression sur des électeurs ». La commission de contrôle a néanmoins estimé que cette situation, « pour regrettable qu’elle soit, n’a pas été de nature à changer le résultat final du scrutin ».

Cette interprétation n’est cependant pas partagée par tous les protagonistes politiques de cette élection. Une partie des élus non-indépendantistes ont ainsi estimé que ces agissements ont porté atteinte à la sincérité du scrutin. Quatre d’entre eux ont donc décidé de saisir le Conseil d’État pour contester la régularité des opérations référendaires, et notamment demander l’annulation des opérations dans neufs bureaux de vote du Grand Nouméa. Au-delà de la question politique, quid des conséquences juridiques possibles de l’ouverture de ce nouveau contentieux électoral ?

Pour le comprendre, il faut revenir au texte organisant ce recours, dont le contenu est particulièrement laconique. L’article 220 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie dispose que « la régularité de la consultation peut être contestée par tout électeur admis à y participer et par le haut-commissaire devant le Conseil d’État statuant au contentieux. Les recours sont déposés soit au secrétariat du contentieux du Conseil d’État, soit auprès du haut-commissaire dans les dix jours suivant la proclamation des résultats ». Ce recours permet de demander au juge de vérifier la sincérité du scrutin ; autrement dit de s’assurer que les citoyens composant le corps électoral spécial pour la consultation ont exprimé librement leur volonté. Cette disposition appelle plusieurs clarifications, tant pour expliquer la procédure engagée (I.) que pour esquisser les solutions possibles (II.)

I. Quelle procédure juridictionnelle ?

La compétence du Conseil d’État

La loi organique a choisi de donner une compétence directe au Conseil d’État, en tant que juge électoral. Ceci permet une certaine célérité de la procédure, afin que les résultats soient rapidement confirmés ou réformés. Cela évite en effet d’avoir à saisir en premier instance le Tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie, puis d’exercer un éventuel recours en appel devant le Conseil d’État, comme cela existe par exemple pour les élections municipales. Cette compétence, dite en premier et dernier ressort du Conseil d’État, se retrouve d’ailleurs pour d’autres référendums visant les territoires ultramarins en cas de modification de leur statut [2].

La saisine du Conseil d’État

Ce contentieux électoral intervient a posteriori, c’est-à-dire une fois les résultats du référendum proclamés par la Commission de contrôle, et non avant cette proclamation. Il y a là une différence avec les référendums nationaux pour lesquels le Conseil constitutionnel (qui est le juge compétent pour apprécier leur régularité [3]) doit à la fois proclamer les résultats et étudier les contestations avant la proclamation. Le contentieux référendaire calédonien est donc plus ouvert, car susceptible d’être exercé après les résultats.

WhatsApp Image 2020-10-04 at 04.20.49

Toute personne ne peut néanmoins pas saisir le juge administratif. Il faut logiquement être électeur lors du référendum, c’est-à-dire être régulièrement inscrit sur la liste électorale spéciale, peu importe que l’on se soit ou non abstenu. C’est donc à ce titre que les quatre élus loyalistes ont saisi le Conseil d’Etat. Le Haut-commissaire de la République peut également déclencher le recours s’il estime les opérations irrégulières. Le recours peut en outre se faire sans l’assistance obligatoire d’un avocat afin, de nouveau, de faciliter, la saisine du juge.

Les délais devant le Conseil d’État

De manière classique en contentieux électoral, le délai pour saisir le Conseil d’État est bref. Il est de dix jours à compter de la proclamation des résultats. L’idée est encore celle de la célérité, afin que les opérations électorales soient rapidement sécurisées.

En revanche, aucun délai n’est imposé au Conseil d’État par la loi organique pour rendre sa décision. Il est vrai que le code électoral ne fixe de tels délais contraints, variant de deux à trois mois, qu’aux tribunaux administratifs lorsqu’ils sont compétents en premier ressort pour certaines élections (municipales, régionales, etc.). Le non-respect de ce délai dessaisi alors le tribunal saisi au profit du Conseil d’État pour que ce dernier statue à sa place en premier et dernier ressort [4]. La juridiction suprême n’a alors pas de délai imposé pour rendre son arrêt. Il faut donc s’en remettre au délai moyen prévisible de jugement devant le Conseil d’État, lequel s’élève à six mois en 2019.

Dans le cas calédonien, le Conseil d’État devra toutefois être diligent et statuer dans un délai relativement bref, afin d’éviter toute nouvelle incertitude institutionnelle. En effet, l’Accord de Nouméa et la loi organique de 1999 prévoient l’organisation optionnelle d’un troisième référendum, dès lors que la réponse au deuxième est de nouveau négative. La demande écrite formulée par le tiers des membres du congrès pour déclencher la dernière consultation peut être adressée au haut-commissaire « à partir du sixième mois suivant le scrutin » [5]. Or, peu de temps après les résultats du référendum du 4 octobre 2020, le Front de Libération national kanak et socialiste (FLNKS) a appelé les groupes indépendantistes au Congrès de Nouvelle-Calédonie à déclencher le troisième référendum dès avril 2021 [6], soit juste à la fin du délai de six mois prévus par l’accord de Nouméa et la loi organique. Dès lors, on voit mal le Conseil d’État rendre une décision, a fortiori si celle-ci devait conduire à la remise en cause – même partielle – du scrutin, après que le processus d’organisation du dernier référendum ait été déclenché.

II. Quelle décision ?

Le Conseil d’État devra se prononcer sur la régularité des opérations référendaires. Les élus loyalistes ont certes déclaré ne pas souhaiter remettre en cause la totalité des résultats, mais seulement ceux des bureaux de vote visés par les manifestations indépendantistes. Il faut toutefois souligner que le juge électoral, une fois saisi, dispose d’un large pouvoir d’appréciation. Il décide seul des suites à donner aux éventuelles irrégularités qu’il relèverait. Sa palette de pouvoirs est ainsi étendue : il peut confirmer le scrutin, comme le réformer, voire l’annuler.

La confirmation du scrutin ?

Le juge administratif devra tout d’abord déterminer si les manifestations et les regroupements des partisans indépendantistes devant les bureaux de votes concernés sont constitutifs d’irrégularités. Autrement dit, ces actions ont-elles exercé des pressions sur les électeurs et les ont-elles empêchés de voter ? C’est ce qu’avancent les auteurs non-indépendantistes du recours. Pour trancher cette première question, le juge s’appuiera sur les éléments de preuve apportés par les requérants. Le mode de preuve étant libre, pourront être versés au débat des constats d’huissier, des vidéos, des témoignages des délégués des partis dans les bureaux, etc. Le Conseil d’État étudiera également les procès-verbaux dressés dans les bureaux de vote mis en cause, ainsi que les observations de la Commission de contrôle déjà mentionnées.

Partant, deux solutions lui sont ouvertes : soit ces comportements ne sont pas qualifiés d’irrégularités, soit ils le sont. Dans le premier cas, le litige est vidé et les résultats des élections sont confirmés. Dans le second cas, le juge devra alors déterminer si ces irrégularités ont eu une conséquence sur les résultats. Il peut donc s’en tenir au seul constat d’irrégularités sans leur faire produire d’effet sur les votes exprimés. Autrement dit, elles ne seraient pas de nature à fausser les résultats des bureaux concernés. A l’inverse, le juge peut considérer que les irrégularités doivent être sanctionnées.

La réformation du scrutin ?

Dès lors que les irrégularités sont constatées, le juge peut décider de réformer partiellement les opérations référendaires, c’est-à-dire, s’il le peut, ôter ou ajouter des voix aux résultats du « Oui » ou à ceux du « Non ». Ce faisant il rétablit la volonté initiale des électeurs en prenant en compte les irrégularités. Cela suppose toutefois que les voix à additionner ou exclure des résultats finaux soient exactement quantifiables et identifiables. Par exemple, des bulletins ont été déclarés nuls par erreur, des erreurs de comptabilisation ont été relevées sur le procès-verbal, etc.

Ce calcul exact ne pourra toutefois pas être opéré par le Conseil d’Etat à propos des bureaux de vote contestés. En effet, les irrégularités potentiellement retenues seraient des pressions sur le corps électoral à l’entrée ou au sein-même des bureaux. Il n’est donc pas matériellement possible de déterminer avec précision le nombre de votants supplémentaires et surtout, le sens du vote. La question qui se posera au juge est donc de savoir s’il faut annuler ou non la totalité des bureaux et la répercussion de cette annulation sur le scrutin.

L’annulation du scrutin ?

Si la question ne s’est jamais posée en Nouvelle-Calédonie, nouveauté du contentieux référendaire calédonien oblige, il est possible de raisonner par analogie avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel, compétent en matière de référendums nationaux et d’élections nationales (législatives et présidentielles).

Ainsi, le Conseil constitutionnel avait-il été saisi lors des élections présidentielles de 1988, lesquelles s’étaient déroulées au moment paroxystique des « Évènements ». Les troubles n’avaient pourtant pas remis globalement en cause le scrutin, ni au premier tour, ni au second [7]. Tout au plus, lors du premier tour, le Conseil constitutionnel avait-il relevé que le fonctionnement de deux bureaux à Maré et d’un bureau à Yaté n’avait pas permis une expression régulière des suffrages [8]. Les résultats de ces bureaux avaient donc été annulés. Les perturbations électorales de 2020 ne sont cependant aucunement comparables à celles des « Évènements » de 1988, et l’on doit évidemment s’en réjouir.

Si le Conseil d’État devait annuler les suffrages exprimés dans les bureaux de vote, il devra en tirer les conséquences potentielles sur le scrutin. Ses pouvoirs sont de nouveaux larges. Notons en premier lieux, comme le souligne la jurisprudence constitutionnelle évoquée, que la fraude n’entraine pas nécessairement d’annulation globale des résultats. Autrement dit, le juge s’en tient à une vision non moraliste du scrutin ne sanctionnant pas le camp des auteurs des irrégularités. Il fait au contraire essentiellement reposer son analyse sur une approche arithmétique. En effet, les conséquences des irrégularités sont appréciées par l’application de la méthode de la déduction hypothétique. Cette méthode consiste en l’opération suivante : « Les écarts ou les irrégularités sont hypothétiquement attribués au vainqueur et déduites à la fois du total des suffrages et du nombre de voix recueillies par ce dernier, […] la déduction de la différence s’imputant sur les voix du vainqueur » [9]. Si cette déduction change le résultat final, le scrutin peut être annulé dans sa globalité ; si ce n’est pas le cas, les résultats sont maintenus, malgré les irrégularités. L’écart de suffrage entre le « oui » et le « non », de 6,5 %, est ici trop important pour que l’annulation des votes puisse entrainer une remise en cause des opérations. Autrement dit, elle ne permettrait pas le basculement des résultats en faveur du « oui ». Pour conduire à une annulation, la jurisprudence montre qu’il faut un écart de voix extrêmement faible, de l’ordre de 0,5 à 2%.

Un bureau de vote en Nouvelle-Calédonie, lors du 2ème référendum d'indépendance

Un bureau de vote en Nouvelle-Calédonie, lors du 2ème référendum d’indépendance

Il faut en outre souligner la particularité de la situation. Généralement, le contentieux électoral résulte de l’initiative des « perdants » qui contestent la régularité du scrutin afin d’en obtenir la réformation ou l’annulation totale ou partielle. A l’inverse, le recours a ici été intenté par « les gagnants », c’est-à-dire des représentants politiques loyalistes partisans des votes pour le « Non », avec pour objectifs de dénoncer des comportements qu’ils estiment irréguliers. Or, l’application de la méthode de la déduction hypothétique permet « de savoir si l’irrégularité de ces suffrages, dans le cas de figure (maximaliste) où la fraude serait allée intégralement au vainqueur, expliquerait la victoire du candidat en tête, ou si au contraire ce candidat conserverait sa majorité en l’absence de ces suffrages irréguliers » [10]. Elle ne paraît donc pas nécessairement adaptée au cas d’espèce.

C’est pourquoi le juge pourrait décider de ne pas appliquer cette méthode de calcul et d’annuler les votes des bureaux, puis simplement déduire les votes pour le « Oui » et ceux du « Non » aux résultats finaux. Il pourrait aussi aller jusqu’à décider, dans une approche du scrutin qui serait cette fois plus moraliste que comptable, d’annuler exclusivement les bulletins en faveur du « Oui ». Si cette voie était choisie, cela reviendrait en pratique à minorer le score du « Oui » dans la mesure où les bureaux de votes concernés ont été largement en faveur de l’accession à la pleine souveraineté et à l’indépendance du Caillou.

Pour les raisons évoquées, l’annulation des opérations référendaires dans leur globalité est donc peu probable. Il faut d’ailleurs le souhaiter car cette situation provoquerait de nouvelles incertitudes en raison des lacunes de la loi organique à propos des conséquences à tirer d’une telle remise en cause globale des opérations référendaires. L’annulation totale d’un scrutin impose normalement de le réorganiser, c’est-à-dire de rappeler les électeurs au vote. Concernant les élections locales comme nationales, le droit électoral prévoit généralement les délais dans lesquels les autorités doivent mettre en place les nouvelles opérations. Malheureusement, la loi organique n’organise aucune procédure en cas d’annulation du scrutin. Le code électoral n’est en outre aucunement applicable. Si certaines dispositions régissent spécialement plusieurs élections en Nouvelle-Calédonie (Parlement, Congrès, assemblés de Provinces, conseils municipaux [11]), les consultations relatives à l’autodétermination ne sont nullement concernées. Ce silence est évidemment préjudiciable à la sécurité juridique dans le cadre de l’émancipation institutionnelle du pays.

Quelle que soit l’approche retenue, le Conseil d’État devra lever ces incertitudes, par une motivation suffisante, afin de sécuriser le processus référendaire calédonien et permettre l’achèvement serein de l’Accord de Nouméa, qu’ait lieu ou non un troisième référendum.

Charles Froger
Maître de conférences en droit public
Université de la Nouvelle-Calédonie – LARJE
Membre de l’AJDOM

Annotations : 

[1] Art. L. 311-1 du Code de justice administrative.

[2] Art. 60 de la Constitution du 4 octobre 1958 : « Le Conseil constitutionnel veille à la régularité des opérations de référendum aux articles 11 et 89 et au titre XV. Il en proclame les résultats ».

[3] Art. 219 III de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie.

[4] Art. R.114 et s. du Code électoral.

[5] Art. 217 LO.

[6] « Le FLNKS appelle ses groupes au Congrès à déclencher le 3ème référendum en avril 2021 », Outremers 360°, 18 oct. 2020 : https://outremers360.com/politique/nouvelle-caledonie-le-flnks-appelle-ses-groupes-au-congres-a-declencher-le-3eme-referendum-en-avril-2021.

[7] Conseil constitutionnel, Décision n° 88-56 PDR du 27 avril 1988, Déclaration du 27 avril 1988, résultats du premier tour de scrutin et Conseil constitutionnel, Décision n° 88-60 PDR du 11 mai 1988, Proclamation des résultats de l’élection du Président de la République.

[8] Décision n° 88-56 PDR du 27 avril 1988, précitée.

[9] J.-P. Camby, « Le contentieux des élections des députés : éléments pour un bilan », Cahiers du Conseil constitutionnel, n°5, nov. 1998 : https://www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/le-contentieux-des-elections-des-deputes-elements-pour-un-bilan.

[10] R. Rambaud, Droit des élections et des referendum politiques, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 2019, n°1266.

[11] Art. LO. 394-1 et s., art. LO 398 et s., art. LO. 438-1 et s., art. L. 438-1 et s. du code électoral.