Nouvel actionnariat, nouvelle gouvernance et nouveaux objectifs. Au lendemain de la crise sanitaire, la compagnie Air Austral a, début janvier, entamé une nouvelle ère, sous l’aval de la Commission européenne. Une nouvelle ère qui n’est pas sans conditions, comme par exemple, la suspension de lignes non rentable comme Chennai ou Marseille. Joseph Bréma, président du Directoire de la compagnie à Paris pour une série d’entretiens institutionnels, nous a accordé une interview, dressant les perspectives d’Air Austral jusqu’en 2024, année durant laquelle le dirigeant espère un retour à l’équilibre.
Outremers360 : Vous êtes venu défendre beaucoup de dossiers et faire un point sur la situation de la compagnie auprès des Ministères. Peut-être un petit rappel dans quel cadre évolue Air Austral depuis sa restructuration, puisqu’il y a, rappelons-le depuis janvier, de nouveaux actionnaires et une nouvelle gouvernance ?
Joseph Bréma : La restructuration de la compagnie date de la décision de la Commission européenne du 5 janvier 2023, qui fixe le cadre de sa restructuration. Il y a trois points importants. Le premier point, c'est que l'activité de l'entreprise doit se dérouler dans ce qu'on appelle le « stand alone » : C'est Air Austral, et Air Austral seule, qui doit développer son activité. Bien sûr, les alliances et les accords sont possibles avec des compagnies, mais c'est d'abord l'option « stand alone », d'ailleurs défendue par la présidente de région Huguette Bello, qui fixe le périmètre de l'activité de la compagnie.
Le deuxième point, c'est la restructuration financière qui comporte deux volets. Le premier, c'est qu'il faut un apport d'argent frais dans la compagnie, du fait que la compagnie a traversé trois années de crise importante, de la part de l'actionnaire de référence qui est la Sematra et des nouveaux actionnaires qui sont les investisseurs privés, qui vont aider la Sematra à porter cette arrivée d'argent frais permettant à la compagnie de se restructurer financièrement.
Et toujours dans le deuxième point, une restructuration de la dette de la compagnie, puisqu’avec cette crise sanitaire, la compagnie a dû, comme toutes les compagnies au monde et toutes les compagnies françaises, s'endetter pour préserver sa trésorerie, pour lui permettre de traverser la crise. Nous avons conclu des PGE à hauteur de 90 millions d’euros. Il était important de restructurer cette dette. Nous avons eu des prêts de la part de l'État sur l'aspect fiscal, social. Il était aussi important de le restructurer.
Et le troisième élément, c'est l'évolution de la gouvernance. Jusqu’à mars, on avait un conseil d'administration. D'ailleurs, j'avais été désigné président du conseil d'administration intérim en juin 2022, le temps de faire aboutir le plan de restructuration. En mars 2023, on a changé de gouvernance : on est passé d’un conseil d'administration, à un conseil de surveillance et directoire. Au sein de ce conseil de surveillance, on va retrouver les principaux actionnaires de l'entreprise : les représentants de la Sematra, et les représentants des nouveaux investisseurs, réunis au sein d'une holding qui s'appelle Run Air, chapeautée par le groupe Deleflie. Et le deuxième organe de gouvernance, c'est le Directoire, avec au maximum cinq membres. Et je suis effectivement le président de ce Directoire, aujourd'hui composé de trois membres.
Pour que l’État apporte son soutien à la compagnie, au-delà de ce plan de restructuration, la Commission européenne a aussi fixé des conditions, voire des limitations…
En effet. La Commission européenne a posé l'objectif d’un retour à la rentabilité économique, à la viabilité économique pour pérenniser l'entreprise. Et elle a, bien entendu, fixé quelques limitations qui se comprend dans un cadre où elle accepte que l'État nous apporte son support, mais il faut absolument que derrière, la compagnie retrouve d'abord, la viabilité économique. C'était la condition sine qua non.
Ces limitations sont au nombre de trois. Une première limitation qui concerne la flotte de l'entreprise, c'est-à-dire qu'il faut que pendant les deux années qui suivent la décision de la Commission européenne, jusqu'en mars 2025, la flotte ne doit pas bouger.
Vous ne pouvez pas acheter d'avion supplémentaire ?
Tout à fait. On ne peut pas agrandir la flotte. Il faut fonctionner avec les huit avions qu'on a (3 Airbus A220-300, 3 Boeing 777-300ER et 2 Boeing 787-800, ndlr). Ça, c'est la première limitation. La deuxième limitation, c'est le réseau. C'est-à-dire qu'on n'a pas la possibilité d'avoir un développement par le réseau, d'ouvrir les lignes, sauf si on arrive à démontrer à la Commission européenne que cette ouverture de lignes est rentable.
Dans le cadre de cette limitation, la Commission européenne a analysé les lignes existantes et à partir du moment où elle estimait qu’une ligne n'était pas viable, elle nous a demandé de suspendre le temps de mettre en place les leviers nécessaires pour rendre cette ligne rentable. Ce qui est le cas de Chennai, en Inde. On suspend la ligne et on examine les leviers pour pouvoir la rouvrir.
Ensuite, il y avait une autre limitation, c'est qu'on n'a pas la possibilité d'augmenter notre offre, c’est-à-dire le nombre de sièges que je vais mettre à la commercialisation, d'une façon importante. C'est lié à au réseau : par rapport à une situation pré-pandémie, début 2020, la croissance qu'on appelle la croissance de la production ne doit pas être supérieure à 10%. Autrement dit, je n'ai pas la possibilité d'augmenter d'une façon importante mon offre dans le périmètre réseau. La Commission européenne nous a demandé aussi, dans ce cadre-là, de revoir un petit peu notre réseau. Par exemple, on a dû suspendre la ligne Réunion-Marseille pour pouvoir mettre toute notre énergie et nos ressources sur la ligne Réunion-Paris.
Finalement, ce sont des conditions très restrictives…
Ce sont des conditions très restrictives, mais qui se comprennent, j’insiste, dans le cadre d'un retour à la viabilité économique qui est encadré pour nous donner toutes les chances de pouvoir y arriver.
Un quatrième point, c'était la possibilité pour nous d'examiner les demandes d'accords commerciaux et d'alliances par les autres compagnies. Si une compagnie française ou étrangère nous fait une demande concernant un accord commercial sur une liaison, nous devons examiner cette demande. Les compagnies qui peuvent être intéressées, c'est les compagnies françaises : French bee, Air France…
Il y a eu des demandes concrètes ?
On a eu des demandes de la part de French bee. On a eu au départ des demandes de la part de Corsair. La Commission européenne nous demande de l'examiner de toute bonne foi et de répondre positivement si cette demande ne vient pas remettre encore notre plan d'affaires. Nous avons effectivement des conditions. S'il y a un désaccord sur l'analyse, c'est la Commission européenne qui va prendre la décision, si oui ou non, l'analyse qui a été fait par la compagnie est de bonne foi.
C'est dans ce cadre-là que depuis avril 2023, j'œuvre avec mon équipe à la mise en place de cette restructuration financière qui, là, d'un point de vue concret, présent et pratique, c'est deux axes importants. L’axe organisationnel, qui est important pour que ce projet soit partagé par l'ensemble des salariés de l'entreprise. Et puis un axe qui concerne le renforcement de notre compétitivité avec des leviers pour diminuer les coûts, restructurer les coûts, maîtriser les coûts dans l'entreprise.
Comment vous pouvez qualifier le contexte actuel, dans lequel évolue la compagnie avec ce plan important ? On est dans un contexte où il y a beaucoup plus de demandes, ce qui n'était pas prévu par l’IATA…
Il est vrai que pour nous, l'année 2023 devait être une année de transition. Une année de transition où on revient à nos fondamentaux, avec un retour à l'équilibre prévu pour 2024, un peu dans la tendance prévue par IATA. Aujourd'hui, on a un contexte qui est très favorable puisque la croissance du trafic, d'une façon générale, est plus forte que prévu. Et lorsqu'on regarde les chiffres au départ de l'aéroport Roland-Garros, on perçoit effectivement cette croissance et cette reprise du trafic puisque sur le premier trimestre, on a une croissance de l'ordre de 6%. Quand on regarde le deuxième trimestre qui est la période de pointe, cette croissance est de l'ordre de 8%. Donc on se dit que la croissance est là. La demande de voyage de la part de la clientèle est là. On a retrouvé dès 2023 une reprise du trafic.
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Donc la compagnie Air Austral évolue dans un contexte où la demande est là. Sauf qu'elle évolue aussi dans un contexte où elle a rencontré quelques difficultés liées au marché. La concurrence est beaucoup plus forte, notamment sur l'axe Réunion-France hexagonal, sur l'axe Réunion-Mayotte, sur l'axe Réunion-Antanarivo. La concurrence est là, mais c'est le jeu. Toutes les compagnies rencontrent cette concurrence.
C’est un environnement économique difficile en raison également du prix du pétrole qui est très élevé, avec un pacte vert européen où on demande aux compagnies aériennes aujourd'hui de travailler sur l'aspect environnemental avec l'intégration écologique. On demande d'intégrer 2% de carburant vert. Ce carburant vert est beaucoup plus cher que le carburant normal. Donc forcément, on a un environnement économique difficile avec le prix du carburant.
Un environnement difficile aussi avec la cherté du dollar, parce que le dollar vient impacter le coût de nos avions, loués en dollars, le coût de maintenance de nos avions et enfin l'inflation en Europe, dans le monde avec la cherté des matières premières qui fait que tout cet environnement vient impacter nos coûts. Et dans une compagnie aérienne, il y a deux éléments fondamentaux qu'il faut comprendre. Lorsqu'il y a une augmentation de coûts, c'est immédiat. Et ce surcoût, vous devez le répercuter dans vos recettes. Par conséquent, les recettes sont différées. Donc forcément, avec un surcoût immédiat et des recettes différées, vous traversez une période qui est un peu compliquée.
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Mais heureusement, on travaille sur la compétitivité des coûts, avec des éléments sur la maintenance, sur l'aspect des avions moins chers, sur l'aspect de nos coûts de fonctionnement qui nous permettent effectivement de compenser un peu cela, même s'il est vrai qu'on a répercuté dans nos recettes une partie des surcoûts qu'on a eus en termes de carburant.
Voilà les éléments, le contexte dans lequel on évolue. Une croissance du trafic qui est là, une reprise de trafic qui est là, mais un environnement un peu compliqué, avec là encore un dernier point qui est aussi important, des difficultés opérationnelles qui échappent un peu à la compagnie, il faut le dire.
De quelles difficultés opérationnelles parlez-vous ?
De toute la problématique qu'on a eu sur les A220. On a, pour des raisons de coûts, décidé de faire l’acquisition d’avions qui consomment moins que les avions anciens. Donc, on a remplacé, par exemple, des 737-800 par des A220-300 parce que ce sont des avions qui consomment moins, qui sont mieux adaptés à notre réseau.
Or, cet avion souffre de quelques difficultés de jeunesse, notamment concernant les moteurs, parce que le motoriste a quelques difficultés pour pouvoir fiabiliser les moteurs. Et nous avons fait effectivement les frais puisque sur une période de huit mois, nous avons eu à supporter près de 150 jours d'immobilisation de nos avions. Ça, c'est un premier point qui nous échappe.
Le deuxième point qui nous échappe, c'est l'environnement géopolitique. Par exemple, il y a une crise en Ukraine, une crise au Soudan, une crise en Israël, une crise au Niger. Pour partir de La Réunion vers la France hexagonale, on doit survoler ces pays. Et comme ces pays sont fermés, on doit les contourner. Qui dit contourner dit temps de vol en plus, donc surcoût en plus. On a un ensemble d'éléments qui fait que globalement, cet élément positif lié à la reprise du trafic est un peu atténué parce que la société doit faire face à des surcoûts, à des aléas qui n'étaient pas prévus.
Avez-vous pu faire vos rencontres au Ministère des Outre-mer, au Ministère de la Transition écologique, pour faire notamment ce point de situation ?
Je vais rencontrer le ministère de l'Outre-mer, le Ministère des Transports, justement pour faire le point par rapport à ce plan de restructuration. J’ai déjà rencontré, il y a une dizaine de jours, le directeur de l’Aviation civile.
Vous êtes confiant ?
Je suis toujours confiante. Mes équipes sont confiantes. On est confiants puisque même si on a des difficultés, je crois que la volonté et l'engagement des salariés, c'est de retrouver une compagnie qui est viable économiquement, au-delà d'être une compagnie réunionnaise, symbole de l'identité réunionnaise avec son aspect culturel, son identité, etc … Tout le monde est là pour faire en sorte que cette compagnie puisse retrouver ses lustres d'antan pour 2024. Pour l'année 2022, qui s'est terminée au 31 mars 2023, on a sorti un résultat déficitaire : effectivement, on était encore dans la crise. Pour 2023, on veut un exercice équilibré, voire légèrement positif et en 2024, il nous faut absolument retrouver l'équilibre.
Qu’en est-il des prix ? C’est un aspect qui est au cœur des préoccupations des voyageurs…
Air Austral, son atout principal, c'est la qualité de son service. C'est reconnu, par rapport aux autres compagnies, on a une excellence de produits. Ce qu'effectivement, nos actionnaires attendent de nous, c'est qu'on garde cette qualité. Qui dit qualité de service dit forcément des coûts qui se rapprochent de cette qualité de service.
Toute notre problématique à nous, c'est de conserver cette qualité, cette excellence et de faire en sorte que globalement, on ne soit pas trop éloigné du marché. Mais on ne pourra pas vendre ce produit d'excellence à un prix offert par d'autres compagnies, parce que sinon, on va creuser l'écart. Donc, forcément, on va avoir des actions sur nos coûts, ce que j'appelle le renforcement de la compétitivité, mais il ne faut pas s'attendre à ce que globalement, je baisse mon prix parce que sinon, ça risque de se faire au détriment de la qualité de mon service. Et notre atout, c'est la qualité de notre service.
Donc, la qualité va primer, mais au niveau des autres axes sur lesquels vous allez travailler, par exemple, pour réduire les coûts, est-ce qu’Air Austral va réfléchir à son organisation interne ?
Tout à fait. On pense par exemple à donner de la responsabilité aux top managers, et ce sont les top managers qui vont décider. Dans leur domaine opérationnel, c'est à eux de trouver les leviers qui permettent d'économiser des coûts.
Donc une organisation plus efficace ?
Plus efficace, plus souple, plus légère aussi, en termes de modalité de management. C'est-à-dire, plutôt que d'avoir un management centralisé, donner la responsabilité des initiatives aux directeurs, aux top managers. Et c'est à eux, effectivement, à leur niveau, de prendre les décisions qui s'imposent. La souplesse voudrait que lorsqu’un top manager voit que dans un domaine particulier, il a la possibilité de réduire les coûts, il n'a pas besoin d'aller demander aux directions générales : « Est-ce que monsieur, je peux réduire les coûts ? ». Il réduit les coûts. C'est comme ça qu'on y arrive.
On a pas mal de managers qui travaillent dans ce sens-là : en termes de carburant, en termes de maintenance, en termes de coût d'assistance en escale, en termes de commissariat, … C'est à eux de porter le projet défini par le conseil de surveillance. Le Directoire doit exécuter ce projet, mais pour l'exécuter, il a besoin d'une équipe et c'est à mon équipe d'exécuter ce plan de retour à l'équilibre.