Expertise. Répondre aux exigences sociétales des DROM: Pourquoi ne pas recourir à l'article 72 de la Constitution? par Patrick Lingibé

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Expertise. Répondre aux exigences sociétales des DROM: Pourquoi ne pas recourir à l'article 72 de la Constitution? par Patrick Lingibé

La crise qui se déroule en Guadeloupe et en Martinique menace de s’étendre à tous les autres département et régions d’outre-mer. La sortie du ministre des Outre-mer qui a énoncé le mot autonomie pour la Guadeloupe en réponse à cette crise a jeté un pavé un certain trouble. Pourtant pour comprendre les problèmes de l’outre-mer, il faut comprendre son environnement institutionnel (II) mais également son arrière-plan (I). A chacun de se faire son idée de l’autonomie qui est une notion relative car elle est reste administrative dans les circonstances de l’espèce. Une expertise de l'avocat et Vice-président de la Conférence des bâtonniers Patrick Lingibé.


I – Un arrière-plan avec le cliché de la carte postale véhiculée 

Lorsque l’on invoque l’outre-mer ce sont plus les plages, faunes, forêts paradisiaques qui viennent à l’esprit. Pourtant derrière cette carte touristique, c’est un malaise sociétal profond qui existe.
Ces territoires partagent tous une pauvreté qui n’est pas digne de notre République et ce qu’elle porte comme valeurs : liberté, égalité, fraternité. Le taux de pauvreté dans les départements et régions d’outre-mer (DROM) était tellement insultant qu’il faisait l’objet il n’y pas si longtemps de ratios contextualisés qui traduisent donc une situation relevant plus l’artificialité que de la réalité sociétale.

Déjà un avis relatif à la pauvreté et à l’exclusion sociale dans les départements d’outre-mer rendu le 26 septembre 2017 établi par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) pour les cinq département-région d’outre, la pauvreté était par rapport au seuil hexagonal qui était de 13,20 % de 48,6 % en Martinique, avec un taux recontextualisé et minoré ramené à 20,6 %, de 51,2 % à La Réunion, avec un taux recontextualisé et minoré ramené à 16 %, de 61,2 % en Guyane, avec un taux recontextualisé et minoré de 30,2 %, de 49,1 % pour la Guadeloupe avec un taux recontextualisé et minoré ramené à 20,1 % et 84,5 % à Mayotte avec un taux recontextualisé et minoré à 32,4 %. Le taux de pauvreté dans les DROM est ainsi de 4 à 8 fois supérieur à celui de l’hexagone et cette étude n’a abordé que les seuls DROM, traduisant la grande misère sociale et sociétale de ces cinq territoires appliquant l’identité législative.

Les chiffres de pauvreté publiés par l’INSEE en 2020 et sans contextualisation arrivait à peu de choses près aux mêmes données. Cependant, il est clair que ces chiffres sont inférieurs à la réalité. Nous savons que la pauvreté a des effets qui impactent directement l’égalité à tous les niveaux et il ne faut donc pas s’étonner que les ultramarins s’interrogent sur leur citoyenneté française et l’application qui est faite en réalité de l’égalité sur leur territoire. D’ailleurs, si l’on gomme les noms des DROM et on ne s’arrête que sur les chiffres, ces derniers relèvent de pays du tiers-monde.

Par ailleurs, il faut ajouter que toutes les crises sociétales qui ont percuté l’outre-mer, celles en cours en Guadeloupe et en Martinique actuellement, ont toutes porté sur des problématiques qui n’ont rien à voir avec l’autonomie locale. En effet, toutes les questions ont porté sur des questions qui relèvent de la compétence de l’Etat. Il s’agit d’un manque de satisfaction à des besoins primaires sociétaux qui font défaut dans ces territoires. En effet, force est de constater que l’égalité qui doit être l’un des fondements sociétaux est absent : absence d’accès à l’eau potable et à l’électricité pour tous, une éducation défaillante face à un taux d’analphabétisme édifiant, une politique de santé publique s’adossant à des structures hospitalières inadaptées aux défis des maladies, un ordre public et une sécurité publique en bute avec une délinquance hors norme, une immigration ingérable qui soulève une problématique relevant d’une question de souveraineté , etc. Ce sont là autant de domaines où l’Etat se trouve en difficulté en outre-mer, cela malgré des politiques qu’il peut y développer.

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La crise liée à la Covid-19 n’a fait qu’amplifier ce constat d’inégalité face notamment à la maladie avec des structures hospitalières inadaptées pour traiter les malades. La contestation de l’obligation vaccinale et du passe sanitaire ne sont en réalité qu’une radicalisation d’une frustration plus profonde et ancienne. Elle touche en réalité selon nous à l’Egalité ou plus justement à l’inégalité sociétale. L’égalité est en relation étroite avec la citoyenneté et il est constant que celle-ci est très sérieusement mise à mal en outre-mer. Force est de constater que l’on accepte en outre-mer des situations qui ne seraient aucunement tolérées dans l’hexagone.

Imagine-t-on des accusés défendus par des non-avocats devant une cour d’assises ? Imagine-t-on des gardes à vue sans assistance d’avocats ? D’autres exemples sont illustratifs de cette application du principe cardinal d’Egalité à géométrie très variable d’un outre-mer à l’autre et au même au sein d’un même outre-mer. On en arrive à ce que nous appelons une Egalité inversée comme mode de gestion sociétal.

II – Un environnement institutionnel en mosaïque face à des sociétés en mutation rapide 

La question de l’autonomie comme réponse ne règlera pourtant pas les questions d’inégalité car les problématiques qui relèvent de l’Etat resteront essentiellement dans son giron, même dans le cadre d’une collectivité disposant d’une autonomie forte. Il convient de rappeler sur ce point que tout ce qui touche à des libertés publiques de manière directe ou indirecte ne peut jamais être transféré à une collectivité territoriale pour des raisons de protection individuelle.

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Pour l’heure, l’outre-mer français est divisée en deux catégories constitutionnelles. D’une part, les départements et régions d’outre-mer (DROM) qui relèvent de l’article 73 de la Constitution. Le postulat de cet article est simple dans ces DROM les lois et règlements sont applicables de plein droit. Ils peuvent seulement faire l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités, ces adaptations devant restées mineures et marginales. Relèvent de cette catégorie les quatre anciennes colonies départementalisées en 1946 : Martinique, Guadeloupe, Guyane et La Réunion ; Mayotte depuis sa loi de départementalisation du 7 décembre 2010 entrée en vigueur en mars 2011.

D’autre part, les collectivités d’outre-mer (COM) qui sont régies par l’article 74 de la Constitution où le principe de la spécialité législative est un principe, leur statut étant défini par une loi organique en tenant compte des intérêts propres de la collectivité concernée. Cet article permet de doter les collectivités qui le souhaitent de l'autonomie. Il faut faire attention cependant au terme autonomie : il s’agit d’une autonomie qui est de nature administrative, les organes de la collectivité relevant toujours d’un contrôle de l’Etat central. Que ce soit pour les DROM et les COM, nous sommes en présence de collectivités territoriales à statut législatif.

Au contraire, la Nouvelle -Calédonie qui n’est pas une collectivité territoriale de dispositions de nature constitutionnelle constituées par le Titre XIII composé des articles transitoires 76 et 77 de la Constitution. En effet, dans la logique des accords de Matignon de 1988, la Nouvelle-Calédonie s’est inscrite dans un schéma d’évolution avec à terme un référendum d’autodétermination sur l’accession à la pleine souveraineté et donc l’autonomie politique. C’est la seule collectivité ultramarine mais également de la République à connaître un tel cheminement.

Pour l’heure, le débat de la question statutaire dans les DROM s’est focalisé, pour ne pas dire radicalisé, sur une confrontation entre l’article 73 et l’article 74 de la Constitution avec une réponse nécessairement binaire. Cette mécanique de basculement est trop lourde et longue pour répondre aux aspirations immédiates d’une société ultramarine fracturée et en interrogation sur sa place au sein de notre Nation. Nous pensons justement qu’il convient avant tout de trouver des solutions pragmatiques en sortant d’un choix binaire qui peut effrayer à tort certains.

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En effet, il est objectivement démontré que ce que l’on appelle l’identité législative posée par l’article 73 de la Constitution ne permet de tenir compte, de manière pertinente, des réalités des bassins de vie des DROM, ces derniers étant radicalement différents de la France hexagonale. A titre d’exemple, comment gérer un territoire guyanais qui est encarté entre deux pays souverains le Surinam et le Brésil dans un bassin de vie amazonien qui ignore totalement les normes européennes et toute la législation nationale qui s’applique au DROM Guyane ? Ce n’est pas le droit qui crée les bassins de vie mais plutôt les bassins de vie qui exigent de répondre par des solutions juridiques idoines et pertinentes aux problématiques posées, quitte à s’affranchir de normes totalement déconnectées qui deviennent plus des handicaps et frustrations. Un droit qui ne parle pas aux problématiques d’un territoire et aux gens qui y habitent est un droit qui ne peut perdurer surtout s’il aboutit à créer une égalité d’artifice qui cache en réalité une misère et une indignité sociétales profondes. Pour changer le statut d’une collectivité ultramarine de manière rapide, le recours à l’article 72 de la Constitution pourrait selon nous être utilisé. Cela permettrait de répondre à des questions sociétales prégnantes en réponse à une crise dont la dimension touchant l’aspect existentiel et identitaire ne doit pas échapper à l’analyse. En effet, le premier alinéa de l’article 72 de la Constitution dispose : 

« Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les régions, les collectivités à statut particulier et les collectivités d'outre-mer régies par l’article 74. Toute autre collectivité territoriale est créée par la loi, le cas échéant en lieu et place d'une ou de plusieurs collectivités mentionnées au présent alinéa. »

La phrase in fine de ce texte permet ainsi la création par le législateur de toute nouvelle collectivité territoriale y compris pour remplacer une collectivité existante. Ainsi, il pourrait être parfaitement envisager en outre-mer la création d’une collectivité territoriale sui generis avec de larges pouvoirs pour répondre aux aspirations sociétales. Par exemple, la Corse dispose d’un statut particulier provenant de cet article 72.

Cela suppose cependant que l’Etat puisse assurer les missions régaliennes qui relèvent de lui et pour lesquelles la collectivité nouvelle créée n’a pas pour vocation de suppléer. Le recours à l’article 72 ne requiert pas l’adhésion du corps électoral comme l’exige le basculement de l’article 73 à l’article 74 ou vice-versa. L’efficacité exige d’apporter des réponses techniques à des questions pragmatiques que l’absence de réponse ont transformé en problèmes et questions politiques. Il suffit de peu de révolution juridique pour y arriver et l’article 72 peut être un début de réponses idoines.

Lors de son audition le jeudi 21 novembre 2019, l’ancien Défenseur des droits Jacques Toubon avait fait le constat devant la Délégation outre-mer du Sénat : « On a le sentiment qu'à beaucoup d’égard, les habitants des départements et territoires d’Outre-mer, n’ont pas le même accès aux droits, ils un accès aux droits inférieurs à ce qui existe en Métropole ». Nous avons fait le même constat dans nos travaux menés sur les problématiques de justice en outre-mer, l’accès à l’égalité en outre-mer étant d’ailleurs un sujet qui a été par la Conférence des Bâtonniers de France. Nous devrons donc faire notre la pensée de Sénèque : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, mais parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. » Le moment n’est pas venu d’oser et de poser un nouveau paradigme pour l’outre-mer et de son avenir au sein de notre République ? Cela conduirait ainsi à s’inscrire désormais dans un schéma prospectif et d’actions plutôt que dans un schéma de réactions traditionnellement appliqué jusqu’à ce jour face aux crises sociétales ultramarines.
 

Patrick Lingibé est avocat et un spécialiste reconnu des problématiques juridiques ultramarines. Auteur juridique connu, il est à l’origine de plusieurs travaux menés dans le cadre de ses fonctions nationales. Il a été l’auteur d’un rapport pour au sein du Conseil national des barreaux remis en 2017 à son président Pascal Eydoux où il aborde déjà les problématiques de l’accès au droit. Il présidera les Etats généraux de l’outre-mer organisés pour la première fois dans le cadre de la Convention nationale des avocats le 20 octobre 2017 à Bordeaux. Récemment, il a mené des travaux sur les problématiques de justice en outre-mer dans le cadre de la Conférence des Bâtonniers de France, organisation hexagonale qui regroupe plus de 160 barreaux, confiés par son président Jérôme Gavaudan. Ces travaux ont été présentés à l’assemblée générale du 22 octobre 2019 à Paris, notamment en présence de parlementaires. Il a été auditionné par la délégation outre-mer de l’Assemblée nationale sur les problématiques de justice le jeudi 29 janvier 2020. C’est au regard de ces problématiques que la présidente de la Conférence des Bâtonniers Hélène Fontaine a décidé de créer au sein de cet organisme hexagonal une délégation outre-mer chargée de porter les particularités ultramarines juridiques afin d’apporter des réponses idoines au niveau notamment de la chancellerie.