EXPERTISE. 10 juin 1848 : Le leurre juridique de l’égalité promise à l’esclave affranchi : du texte à la réalité … Par Patrick Lingibé

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EXPERTISE. 10 juin 1848 : Le leurre juridique de l’égalité promise à l’esclave affranchi : du texte à la réalité … Par Patrick Lingibé

Ce 10 juin, jour de commémoration de l'abolition de l'esclavage en Guyane. A cette occasion, l'Avocat spécialiste en Droit public et vice-président de la Conférence des Bâtonniers Patrick Lingibé apporte ses éclairages juridiques sur plusieurs articles du code Noir qui régissait le statut d'affranchi et sa réalité.


En ce vendredi 10 juin 2022, la Guyane célèbre l’abolition de l’esclavage sur son territoire. Pourquoi ce décalage de date par rapport au décret du 27 avril 1848 pris par le gouvernement provisoire sur l’abolition de l’esclavage dans les colonies ? Pour la simple raison que l’article 1 er du décret de ce texte prévoyait l’effectivité de l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies et possessions françaises de manière différente et différée, à savoir dans le délai de « deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d’elles ». Autrement dit, l’abolition s’est faite sur le terrain de manière non uniforme car le régime colonial supposait que chaque gouverneur prenne un acte de transposition du texte parisien arrivé par bateau dans la colonie qu’il administrait. Cela explique d’ailleurs les raisons des différentes dates retenues en outre-mer pour commémorer l’abolition de l’esclavage.

C’est le 10 juin 1848 que le décret abolitionniste arrivera dans la colonie guyanaise. C’est cette même date qui a été retenue pour la célébration guyanaise. Cependant, c’est par un acte en date du 10 août 1848, soit deux mois après la réception du décret de 1848, que le commissaire général de la République et gouverneur André-Aimé Pariset va proclamer « l’abolition de l’esclavage à la Guyane française ». C’est par cet acte que ma sextaïeule paternelle Charlotte Lingibé, ses deux enfants et bien d’autres esclaves vont être libérés de la servitude à laquelle leur couleur de peau les condamnait.

Il convient de rappeler que le code noir, supervisé par Colbert, appliqué à la Guyane à compter du 5 mai 1704, va donner un fondement juridique uniforme au système esclavagiste français : d’’une part, affirmer avec force la présence de l’église dans les colonies et au sein des foyers d’esclaves afin de développer les valeurs chrétiennes et d’autre part, donner une base légale au système esclavagiste français, lequel présentait des organisations multiformes créées de toutes pièces. Parmi les 60 articles de ce code d’infamie, nous intéresserons à un article précis concernant le procédé juridique dit de l’affranchissement de l’esclave et sa réalité sur le terrain.

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Pour rappel, c’est l’article 44 du code noir qui a fixé le statut juridique de l’esclave : c’est un meuble rien de plus. Autrement dit, on lui dénie le statut d’être humain et il n’a donc aucune personnalité juridique : il est relégué comme élément faisant partie du patrimoine notamment mobilier du maître. Les termes de l’article 44 du code noir sont sans équivoques sur ce point : « Déclarons les esclaves être meubles et comme tels entrer dans la communauté, n’avoir point de suite par hypothèque, se partager également entre les cohéritiers, sans préciput et droit d’aînesse, n’être sujets au douaire coutumier, au retrait féodal et lignager, aux droits féodaux et seigneuriaux, aux formalités des décrets, ni au retranchement des quatre quints, en cas de disposition à cause de mort et testamentaire ».

Le seul procédé juridique pour échapper à cette servitude et accéder à la personnalité juridique, était celui de l’affranchissement décidé par le maître, les effets juridiques étant prévus par l’article 59 du code noir : « Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres ; voulons que le mérite d’une liberté acquise produise en eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos sujets. »

La rédaction de ce texte était très claire : l’esclave affranchi acquérait et disposait des mêmes droits que les personnes nées libres tant sur sa personne que sur ses biens. Ce texte d’affranchissement faisait donc passer l’esclave du statut de meuble à celui de personne juridique disposant notamment de droits personnels et réels. Pour autant, en pratique, l’esprit de cet article 59 du code noir ne sera pas respectée volontairement comme le prouve le contenu d’un mémoire du roi du 9 septembre 1776 adressé aux administrateurs de la Guyane : « Les gens de couleur sont libres ou esclaves ; les libres sont des affranchis ou des descendants d’affranchis : à quelque distance qu’ils soient de leur origine, ils conservent toujours la tâche de l’esclavage, et sont déclarés incapables de toutes les fonctions publiques ; les gentilshommes mêmes qui descendent à quelque degré que ce soit d’une femme de couleur ne peuvent jouir des prérogatives de la noblesse. Cette loi est dure, mais sage et nécessaire : dans un pays où il y a quinze esclaves contre un blanc, on ne saurait mettre trop de distance entre les deux espèces, on ne saurait imprimer aux nègres trop de respect pour ceux auxquels ils sont asservis. Cette distinction, rigoureusement observée même après la liberté, est le principal lien de subordination de l’esclave, par l’opinion qui en résulte que sa couleur est vouée à la servitude, et que rien ne peut le rendre égal à son maître ?) » (Cité Gisler Antoine, l’Esclavage aux Antilles françaises, Edition Karthala, 1981, pp 110-111).

En clair, l’affranchissement de l’esclave prévu par l’article 59 du code noir est en réalité un leurre sur le plan juridique puisque que le roi estimait, qu’au-delà de la rédaction claire du texte, les esclaves affranchis conservaient toujours leur état d’infériorité résultant de leur couleur : le fait d’être un nègre affranchi ne permettait aucunement d’accéder à la noblesse qui restait pour le roi une prérogative exclusive de la seule race blanche.

Il convient de rappeler que la société esclavagiste était bipartite dans sa conception : « Le seul critère de référence est la couleur : toute personne vraiment blanche est humaine et participe de plein droit à la société ». Par contre, « Toute personne non blanche est entachée ou soupçonnée d’être entachée de nègre, ou tout simplement nègre, est non humaine et ne peut participer à la société » (Doriac Neuville, Esclavage, assimilation et guyanité, éditions Anthropos, 1985, p. 17).
Au final, cet article 59 du code noir était une duperie juridique dans la mesure où l’égalité pour accéder à des droits équivalents aux maîtres n’existait en réalité que sur le papier et qu’en pratique le pouvoir royal donnait lui-même des instructions contraires aux administrateurs locaux pour limiter toute portée effective de ce texte quant à l’égalité citoyenne qui devait en résulter à tous les niveaux pour ledit esclave affranchi.

L’esclavage a été une véritable industrie d’actes abjects reposant sur un code noir instituant juridiquement un droit inégalitaire et raciste, le tout constituant une infamie sans nom et un crime irréparable contre la Dignité Humaine à l’égard de tout un peuple en raison de sa seule couleur de peau. Ce constat doit nous faire réfléchir aux entreprises humaines et aux atrocités dont l’Homme peut être capable et réaliser sans remord aucun, comme le prouvent les génocides perpétrés au siècle dernier.

Nous ne devons jamais oublier notre Humanité native et les valeurs qui s’attachent à celle-ci. Les commémorations servent à ne jamais oublier ces atrocités irréparables. Sur ce point, nous citerons en guise de conclusion la pensée d’un grand humaniste et auteur martiniquais qui s’est battu contre toute forme d’inégalité à son époque : « Je me découvre un jour dans le monde et je me reconnais un seul droit : celui d’exiger de l’autre un comportement humain. Un seul devoir. Celui de ne pas renier ma liberté au travers de mes choix ».


Patrick LINGIBÉ, Avocat spécialiste et Vice-président de la Conférence des bâtonniers, membre de l'AJDOM