Yaourts, boissons gazeuses, biscuits… Nous avons enquêté à travers les territoires d’Outre-mer pour savoir si les produits vendus dans les supermarchés ultramarins sont toujours plus sucrés que ceux commercialisés dans l’Hexagone. Si les recettes se sont améliorées depuis plusieurs années, certains producteurs restent encore en dehors des clous de la loi Lurel, qui interdit cette pratique depuis 2013.
Par Marion Durand.
L’alerte a été lancée il y a 12 ans par le Docteur André Atallah. En 2011, le cardiologue guadeloupéen fait l’incroyable découverte que les yaourts et les boissons gazeuses n’ont pas les mêmes taux de sucre selon le territoire où ils sont commercialisés. Même si l’étiquette est parfaitement identique, l’indice glycémique varie selon qu’on soit à Basse-Terre, Saint-Denis ou à Paris. « En venant en vacances dans les Pyrénées, je me suis rendu compte que les produits n’avaient pas le même goût que chez moi. J’ai commencé à relever les étiquettes quand je venais en métropole et j’ai découvert ce différentiel de sucre ! », se souvient le président de la Fédération hospitalière de Guadeloupe et maire de Basse-Terre.
Il lance alors une enquête approfondie pour analyser les boissons gazeuses et les produits laitiers commercialisés dans les Outre-mer et dans l’Hexagone. Les chiffres sont alarmants. En 2011, une bouteille de coca achetée en métropole contient 10,89 grammes de sucre pour 100 ml. En Guyane, elle en contient (pour la même quantité) 11,25 g et 11,12 g en Guadeloupe. Pour un litre de coca guyanais, c’est donc 3,6 g de sucre supplémentaire par bouteille.
Toujours selon l’enquête du Dr Atallah, le Fanta orange affiche un taux de sucre de 9,44 g dans l’Hexagone. Le chiffre grimpe à 14 g en Guyane et 13,7 g en Martinique. Pourtant, on parle bien des mêmes produits de la même marque.
Le cardiologue découvre aussi des teneurs en sucre différents dans certains produits laitiers. « Prenons l’exemple d’un petit enfant guadeloupéen qui consomme un yaourt par jour contenant 4 grammes de sucre supplémentaire en moyenne par rapport au produit équivalent dans l’Hexagone. Il absorbe 16 Kcalories de plus par jour, ce qui en fin de compte favorise une prise de poids de 0,5 à 1 kg par an. C’est par extension, sur 10 ans, une prise de poids d’environ 10 kg. » Et ce, simplement avec un seul petit yaourt par jour. Alors, si on ajoute un autre produit laitier ou une boisson gazeuse plus sucrée consommée quotidiennement par cet enfant… Les kilos supplémentaires grimpent. Ces teneurs en sucre expliquent, en partie, les taux d’obésité plus importants dans les territoires d’Outre-mer.
10 ans après, la Loi Lurel est-elle respectée ?
Et aujourd’hui ? La Loi Lurel est passée par là. Adoptée en 2013, elle vise à corriger cette inégalité pour les consommateurs ultramarins. Selon cette législation, portée par les députés Victorin Lurel et Hélène Vainqueur, la quantité de sucre ajoutée dans les produits vendus dans les régions d’Outre-mer ne doit pas être plus importante que celle des produits commercialisés dans l’Hexagone. Cette loi concerne les « denrées alimentaires de consommation courante » distribuée dans les départements ultramarins et dans l’Hexagone mais aussi les produits mis sur le marché de ces territoires qui n’ont pas d’équivalent en métropole (spécialités locales en particulier).
Mais la loi est-elle vraiment respectée ? Nous avons analysé les étiquettes nutritionnelles de nombreux produits vendus dans les territoires d’Outre-mer et en France métropolitaine. Ces données ont été récoltées directement dans les magasins, sur les sites des supermarchés en ligne et sur les sites des marques ou des fabricants locaux.
Premier point à déplorer, même si ce n’est pas nouveau, la loi Lurel ne s’applique que dans les DROM, départements et régions d’Outre-mer (Martinique, Guadeloupe, La Réunion, Guyane et Mayotte) et dans les collectivités de Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon. Les trois territoires français du Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française et Wallis-et-Futuna) ne sont donc pas soumis à cette réglementation puisqu’ils ont des compétences propres en matière de santé. Cette exclusion s’explique donc par le statut de ces territoires mais reste regrettable car l’obésité et les maladies liées à l’alimentation touchent fortement ces îles.
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Boissons gazeuses : le Pacifique, les grands perdants
En 2023, soit 10 ans après l’adoption de la loi Lurel, les produits ultramarins sont-ils toujours plus sucrés ? Commençons par les boissons gazeuses. Le célèbre Coca-cola affiche une teneur en sucre de 10,6 grammes pour 100 ml. Le chiffre est identique dans l’ensemble des territoires d’Outre-mer (Pacifique compris) et dans l’Hexagone.
Pour le Fanta orange, appartenant au groupe Coca-Cola, on retrouve un taux de sucre de 6,5 g (pour 100 ml) dans une bouteille achetée à Paris, le chiffre est le même ou inférieur (6,4 g) dans les Antilles, en Guyane ou à La Réunion.
Mais la quantité de sucre est bien différente si on boit un Fanta orange dans le Pacifique : 13 g en Polynésie (chiffre provenant de la Brasserie de Tahiti, le producteur de ces boissons) et 4,5 g en Nouvelle-Calédonie. Interrogé sur les raisons d’une telle différence entre l’Hexagone et la Polynésie, le groupe explique que « tous les produits Coca-Cola mis en vente sur les territoires français d’Outre-mer sont conformes avec la réglementation en vigueur. » Ce n’est pas faux puisque la loi Lurel ne s’applique pas en Polynésie. Un Tahitien consomme tout de même deux fois plus de sucre qu’un Parisien lorsqu’il boit un Fanta orange.
L’Orangina affiche 9,6 g de sucre (pour 100 ml) dans l’Hexagone comme dans les territoires ultramarins (Polynésie, Wallis-et-Futuna et Nouvelle-Calédonie compris).
Pour le Schweppes Indian Tonic, on trouve deux chiffres (aussi bien dans l’Hexagone que dans les DROM) : 4,4 g et 5,8 g de sucre pour 100 ml. Cela s’explique par un changement de formule en mars 2023, la nouvelle recette présente une teneur en sucre plus basse. Le service communication précise que « conformément à la tolérance appliquée par la loi, il existe une période transitoire entre l’écoulement des stocks de l’ancienne formule et l’arrivée en points de vente de la nouvelle. »
Dans le Pacifique, la teneur en sucre est presque deux fois supérieure à la nouvelle recette mise en avant par la marque : 8,3 g de sucre pour 100 ml de Schweppes Indian tonic en Polynésie (chiffres de la Brasserie de Tahiti) et 8,9 g pour 100 ml en Nouvelle-Calédonie selon le fabriquant local (Grande brasserie de Nouvelle-Calédonie). Mais le groupe s’en défend : « la marque Schweppes n’est pas la propriété du groupe Suntory partout dans le monde », dans le cas de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie, « notre groupe n’est pas responsable de la fabrication et de la commercialisation de la marque Schweppes (dans ces deux territoires) car celle-ci relève de la responsabilité du groupe Japonais Asahi ».
En 2021, une enquête de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes sur le respect de la loi Lurel dans le secteur des boissons rafraîchissantes indique que « ce dispositif est connu des professionnels et qu’il est globalement bien respecté ». Les résultats montrent « un faible taux de non-conformité pour les produits présents à la fois sur le marché ultramarin et sur le territoire hexagonal ».
Du côté des biscuits, nous n’avons relevé aucune différence entre les produits distribués dans l’Hexagone et dans les Outre-mer pour différentes marques.
Des yaourts toujours plus sucrés
Pour les produits laitiers, la loi Lurel n’est pas toujours respectée. En 2011, lorsque le Docteur Atallah lance l’alerte, il découvre des taux de sucre plus élevés chez deux géants des produits laitiers : Yoplait et Danone. Pour comparer ces chiffres, nous avons entre autres regardé de plus près les produits de ces mêmes marques.
Les yaourts nature au sucre de canne de la marque Yoplait* vendus dans l’Hexagone affichent un taux de sucre de 10,8 g (pour 100 g) selon le site de la marque. Mais à La Réunion et en Nouvelle-Calédonie, ces mêmes yaourts affichent respectivement 12,1 g et 12,2 g de sucre (pour 100 g). Les yaourts à la fraise Panier de Yoplait sont eux aussi plus sucrés dans les Outre-mer : 12,5 g de sucre à Paris mais 14 g en Guadeloupe.
Le Yop à la fraise, yaourt à boire apprécié des enfants, contient 10,4 g de sucre (pour 100 g) lorsqu’il est vendu dans l’Hexagone. Le même produit proposé sur le site d’un supermarché de La Réunion affiche une teneur en sucre de 11,2 g (pour 100 g). Si on prend l’exemple d’une grande bouteille de Yop de 500 g, c’est 4 g de sucre en plus pour le consommateur réunionnais, soit environ un carré de sucre supplémentaire.
Du côté de Danone, les yaourts nature distribués à Paris, Toulouse ou Marseille affichent 5,1 g de sucre (pour 100 g). En Martinique ils en contiennent 6,6 g et 6 g à La Réunion. La démonstration s’applique à d’autres produits de la marque Danone : 5,5 g de sucre pour un Activia nature (portion de 125 g), dans l’Hexagone. Mais un petit Réunionnais consomme le même yaourt avec une teneur en sucre de 6,8 g.
Pour les yaourts nature sucrés, c’est 11,2 g de sucre à Paris, 12,4 g à Basse-Terre et 13,6 g à Saint-Denis. Pour des yaourts aux fruits, les quantités de sucre varient aussi, toujours à la hausse dans les DROM. Selon le site officiel de Danone, un yaourt à la fraise continent 17,1 g de sucre (une portion de 125 g). Le site de la marque à La Réunion précise quant à lui que ce même yaourt à la fraise (vendu dans un paquet avec différents fruits) contient 18,4 g. C’est donc 1,3 g de sucre supplémentaire par yaourt.
Pour justifier ces teneurs en sucre plus élevées, le service communication de la marque précise que « les produits laitiers frais de Danone commercialisés dans les territoires ultra-marins sont fabriqués sur place par des sociétés partenaires, titulaires de licence de marques ». Ils poursuivent : « Nous les informons donc régulièrement de nos évolutions de recettes afin qu’elles soient intégrées à leur production. Ces changements prennent également en compte un enjeu de limiter le gaspillage de certaines matières premières, ce qui peut expliquer un changement plus long en rayon dans les territoires ultra-marins. »
« Aujourd’hui on fait très attention, on est dans le monde d’après »
Les recettes sont en effet choisies et concoctées sur place, par des fabricants locaux. Le producteur Bernard Boulanger nous le confirme. Dans la société Laitière de Macouria (SOLAM), en Guyane, il produit des yaourts pour le compte de Yoplait et deux marques locales. « Dans chaque yaourt il y a des taux de sucre différents, ils varient selon la recette », précise le directeur de la SOLAM. Nous, on a très peu de recettes similaires à la métropole, on fait nos recettes nous-même et on les fait valider par Yoplait.» Bernard Boulanger assure que ses yaourts contiennent moins de sucre que ceux vendus en métropole. « Aujourd’hui, on est largement en dessous [des taux de sucre au niveau national]. Avant la loi Lurel, on avait signé une convention avec l’ARS (Agence régionale de santé) localement et on avait commencé la baisse de sucre ».
Nous n’avons pas pu nous procurer de yaourts produits par la SOLAM afin de vérifier les dires du directeur. Mais ce dernier tient à rappeler qu’ils n’ont « jamais mis du sucre pour que les gens mangent du sucre ». « On en met pour que ce soit acceptable. Aujourd’hui on fait très attention, on est dans le monde d’après », poursuit-il.
Une certaine prise de conscience semble avoir émergé depuis la loi Lurel. En 2011, lorsque le Dr André Atallah a mis en évidence ce surplus de sucre dans les produits laitiers, les taux de glucides étaient encore plus élevés qu’aujourd’hui. À titre de comparaison, des yaourts Yoplait fraises achetés en Guadeloupe il y a 12 ans contenaient 16,2 g de glucides (le sucre fait partie des glucides) pour 100 g. Aujourd’hui, ils en contiennent 15 g. C’est mieux, mais ce n’est pas suffisant pour s’aligner à l’Hexagone. Les différences persistent et le consommateur, souvent peu habitué à décortiquer les étiquettes nutritionnelles, reste la première victime.
*Contacté, le groupe Yoplait n’a pas donné suite à nos sollicitations.