Il faut avoir vogué sur la mer des Antilles pour comprendre qu’elle forme avec le golfe du Mexique une sorte de « Méditerranée américaine ». Dès lors, il n’est pas surprenant que les aventuriers de tous bords imaginent « découvrir » des cultures, des façons de « penser le monde » différentes et pourquoi pas à apprivoiser.
Pour autant, il ne faudra jamais oublier que les « fortunes » de navigation, au gré des déferlantes, ont donné naissance à des histoires multiples, qui se fracassent et s’entremêlent pour créer une diversité riche et harmonieuse.
La Caraïbe est régulièrement secouée par des séismes, des éruptions volcaniques, des cyclones, …. Régulièrement, quelque chose nous secoue. C’est ce que nous vivons en ce moment : alors prenons du recul !
Depuis plusieurs semaines, tout s’enflamme. Ces derniers jours, un mot, une phrase, un concept est prétexte à chiffon rouge. Ce mot est « autonomie » … L’occasion pour certains de faire preuve d’argutie sur les subtilités constitutionnelles (article 73, article 74). Pourquoi accepterions-nous d’être perturbé par cela ? Aurions-nous donc perdu toute « boussole » ?
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Dans l’inconscient collectif, nous avons une façon de « penser le monde » qui est résolument complexe et qui laisse vivre des « expressions mosaïques ». Fidèles à nos cultures, nous sommes à la fois, mugissements des vagues et grondement des terres volcaniques. Alors, pourquoi avoir peur ?
Le foisonnement de vie, c’est notre quotidien.
L’effervescence politique est notre creuset culturel … acceptons-le, assumons-le !
Les frontières politiques et sociales coïncident avec la fragmentation territoriale organisée par la colonisation et ses suites … C’est la vie ! Haïti n’est pas la Jamaïque, Sainte-Luce n’est pas Cuba …
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Au fait, c’est bien avant-hier, que la Barbade, jusqu’alors joyaux de la couronne britannique est devenue une « République de pleine autorité ». Affranchie de la monarchie tout en restant dans le Commonwealth … du cousu-main !
Et pendant ce temps, nous nous agitons à propos d’un mot, d’un concept évoqué.
Les divers incidents en Guadeloupe et en Martinique sont en réalité des révélateurs de ce qui ne va pas dans la République. Cette crise sanitaire est en réalité le thermomètre d’un mal-être profond : un mal être structurel qui existe depuis ces trente, quarante, cinquante dernières années…
J’estime qu’il y a 2 grands marqueurs dans le temps. Celui de 2009 avec une grève de plusieurs semaines voire de plusieurs mois qui commence en Guadeloupe et s’étire à la Martinique ; et celui de 2017 avec une éruption en Guyane (les 500 frères). Les préoccupations sociétales n’ont pas bougé parce qu’elles ne sont pas satisfaites de manière durable. On gère à coups de commissions ad hoc, d’États généraux, de congrès, de grand-messes sur le thème central de la vie chère en utilisant comme symbole le prix du yaourt pour savoir s'il n’a pas trop augmenté… Au final le fond du problème n’est pas réglé.
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Un constant de plus en plus criant, la parole des élus ne porte pas. A tel point qu’on pourrait leur reprocher de ne pas avoir une vision claire, de ne pas parler assez fort … Et puis, il y a la forme.
Je repense à un incident qui s’est produit la semaine dernière à l’Assemblée nationale : un député de Guyane, en séance de nuit (23h30), présente un amendement concernant quelque chose qui paraît important : le foncier agricole (96% de la superficie de la Guyane appartient au domaine privé de l’État ce qui constitue un véritable frein au développement du territoire). L’État ne paye aucune redevance sur ce foncier non bâti. La loi prévoit deux minutes de parole pour un tel sujet. Bilan de l’opération, deux logiques se télescopent. Le député de Guyane Lénaïck Adam qui estime que non seulement c’est un sujet capital, qu’il vient d’encaisser 9h d’avions, 3h de routes pour arriver à l’aéroport ne peut imaginer que ces problématiques soient expédiées le plus rapidement possible… Agacement de part et d’autre de l’hémicycle, on est dans une confrontation de logiques. Ce sont ces confrontations qu’il faut essayer de dénouer, avec pédagogie, ce qui n’a pas été fait.
L’absence de souffle, l’absence de perspective globale
Les jeunes ont du mal à s’inventer, et là j’y vais fort, on est dans une castration totale de notre jeunesse… Ils ont du mal à inventer leurs destins et leurs identités sur leur propre sol. Leurs envies de créer une identité, une forme de liberté est freinée par le marasme économique et le manque de perspective. Ils partent faire des études mais une grande partie ne revient pas. Et encore, pour ceux qui ont la chance de partir, mais les autres ? Ils sont là, dans leurs territoires, essayant de s’en sortir comme ils le peuvent, motivés par l’espoir, l’espérance, l’abnégation que les choses changeront. Je vous fais grâce des chiffres… Mais si vous deviez en retenir un : Environ 45% et 60% de chômage pour les jeunes de moins de 25 ans dans les Outre-mer. Contre 18 % pour la communauté européenne et 15% en Hexagone…
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Le fond du problème, quel est-il pour moi ? L’absence de souffle, l’absence de perspective globale pour des populations dont on peut dire qu’elles sont asphyxiées sur le plan économique, sociétal et intellectuel.
Un sentiment de morosité générale marque le quotidien. Imagine-t-on qu’il faille se battre tous les jours pour que, dans certaines zones, le robinet qui est censé vous donner de l’eau, peine à suinter et qu’il faille multiplier citernes pour constituer des stocks suffisants.
Cette asphyxie générale se ressent aussi sur le plan idéologique. Je ne vais pas me faire des amis mais le personnel politique reste sur des idées qui n’ont pas bougé, qui n’ont pas évolué depuis cinquante ans. Je ne suis pas un intellectuel mais souvenez-vous il y a soixante-dix ans c’était la départementalisation, ensuite l’assimilation… et le cri d’Aimé Césaire avec la négritude, sa rupture avec le parti communiste… après il y a eu Glissant et le Tout-Monde…Ça chahutait, on était dans une invention permanente. Maintenant, on est dans un réflexe de survie. Il y a peu de place pour le sang neuf.
L’enjeu se trouve dans la mise en concordance des temps, aujourd’hui discordant
Je pense que nous sommes globalement tous d’accord sur ce constat.
Unissons nos efforts pour faire tomber la fièvre de la violence, en nous appuyant sur un traitement de fond. Il y a urgence à rebattre les cartes de la représentation de l’État, il y a urgence à interroger les comportements et les responsabilités. Le cœur du problème ne se trouve pas dans les changements de gouvernements …
La véritable question est : Quelle place ont les Outre-mer dans la République ? Le Président de la République a eu un face à face avec l’Afrique pour définir les futures relations à entretenir. Quand est-il pour les territoires d’outre-mer ? Quelles auraient été les propositions si cette méthodologie avait été dupliquée pour nos territoires ?
L’une des réponses est la responsabilisation de chaque acteur. Cela passe par un courage des acteurs locaux, les élus de terrain certes mais aussi les associations. Ces acteurs doivent (re)venir au cœur du dispositif.
Je pense encore à ces maires qui sont au contact de la population et n’hésite pas à se faire entendre comme en Guadeloupe avec Jean-Philippe Courtois Maire de Capesterre Belle-Eau et Président par intérim du Conseil Départemental ; Thierry Abeli Maire de Baillif président de la Communauté de commune du Sud Basse Terre ; en Martinique Christian Rapha Maire de Saint-Pierre, pharmacien…
Il faut distiller le réflexe outre-mer dans toute la République, le Ministère qui y est dédié ne peut à lui tout seul endosser cette responsabilité. Réunissons les acteurs du territoire (associatif, économique, culturel, social) et pas que des élus. On a des outils modernes de communication, exploitons-les, on est ouvert, nous pouvons faire remonter les propositions car nous savons le faire…
Contrairement à toutes les autres fois, nous devons avoir le courage de surmonter tous les complexes. Nous devons nous libérer de la « haine de nous-mêmes ». Arrêtons de nous cannibaliser au profit d’un système qui ne fonctionne pas.
In fine, l’enjeu se trouve dans la mise en concordance des temps, aujourd’hui discordant entre le rythme de la politique et la cadence de l’Histoire. La dignité des populations des Outre-mer, car c’est bien de cela dont il est question. Plus nous attendrons, plus le coût deviendra exorbitant. C’est tout simplement le défi à relever !
Luc Laventure