[DOSSIER] Langues d’Outre-mer : Un outil politique pour affirmer son identité (2/5)

©Collectivité territoriales de Martinique / Facebook Frédéric Maillot

[DOSSIER] Langues d’Outre-mer : Un outil politique pour affirmer son identité (2/5)

La Collectivité de Martinique souhaite que le créole devienne une langue officielle et le député réunionnais Frédéric Maillot veut l’intégrer au tronc commun dans les programmes scolaires. Ces deux demandes, plus symboliques que réalistes, marquent une volonté de la part des élus d’affirmer l’identité de leur territoire par le biais de la langue.

Par Marion Durand.

La langue est le premier marqueur d’une identité. Elle représente qui nous sommes. Les élus politiques l’ont bien compris, pour défendre leur peuple, ils doivent défendre leur langue. C’est ce que fait le président du conseil exécutif de la Collectivité de Martinique, Serge Letchimy. Depuis son retour en juin 2021, l’ancien député martiniquais a martelé son intention de changer les relations entre les territoires d’Outre-mer et l’Hexagone. 

Après avoir adopté le drapeau rouge-vert-noir, aux couleurs de son île, comme emblème national, Serge Letchimy s’est attaqué à la langue. Il souhaite que le créole soit reconnu comme une langue co-officielle, au même titre que le français. Si cette délibération a été déboutée en première instance, la juridiction bordelaise, compétente pour plusieurs ressorts d’Outre-mer, en a décidé autrement. Le texte a été suspendu en appel.

Mais cette demande a-t-elle des chances d’aboutir ? « Elle n’est pas très réaliste, juridiquement elle ne sera pas acceptée », analyse la juriste réunionnaise Véronique Bertile. « Selon l’article 2 de la constitution, la langue de la République est le français, ça ne laisse pas de place à une autre langue co-officielle ». Un ou plusieurs autres dialectes peuvent être acceptés, comme c’est le cas actuellement pour les créoles, mais ils ne pourraient être placés au même niveau que le français.

Le président de l’exécutif martiniquais « sait parfaitement » quel sera l’issue de cette bataille juridique selon Fred Constant, Professeur de science politique à l’Université des Antilles : « La Collectivité ne découvre pas qu’en l’état actuel du droit et de la jurisprudence, cette demande est irrecevable ».

Affirmer son identité culturelle

De son côté, le député réunionnais Frédéric Maillot a déposé, en octobre, une proposition de loi pour intégrer les langues régionales dans les troncs communs des programmes scolaires. Le texte vise notamment à favoriser la réussite scolaire des élèves pour qui le français n’est pas la langue maternelle. Cette proposition, soutenue par plusieurs élus ultramarins, a elle aussi peu de chance d’aboutir car, juridiquement, sa constitutionnalité n’est pas garantie. 

« Malheureusement, cette proposition est inconstitutionnelle puisque dans sa jurisprudence le Conseil constitutionnel a décidé que le caractère facultatif de l’enseignement des langues régionales avait une valeur constitutionnelle car il est lié au principe d’égalité », détaille Véronique Bertile. Cela signifie que pour passer au-delà du caractère optionnel, il faudrait une révision constitutionnelle. Un amendement constitutionnel n’est pas impossible mais la procédure législative reste compliquée et dans la situation actuelle, une telle révision ne semble pas à l’ordre du jour.

Cérémonie coutumière à Canala, en Nouvelle-Calédonie ©CNRS Photothèque / Photographe : Claire Moyse-Faurie

Pourtant, même si cette proposition de loi n’ira pas, a priori, jusqu’au bout du chemin législatif, « c’est un coup politique », estime la maître de conférences en droit public à l’université de Bordeaux et membre de l’association des juristes en droit des Outre-mer. « Sur les questions de langues régionales, on se rend compte que plus on fait des propositions, plus le débat avance. Si on ne fait rien, on n’en parle pas et les lignes ne bougent pas ».

Partout dans le monde, la langue est un vecteur d’affirmation identitaire. Pour le politologue Fred Constant, la demande portée par Serge Letchimy est « une manière d’affirmer l’identité territoriale d’une composante de la nation française face au pouvoir central ». « Ce phénomène est très marqué dans les Outre-mer car la discontinuité territoriale se double d’une discontinuité culturelle par rapport à la France continentale ».

La langue, à l’image du drapeau, est un véritable outil politique. Ces deux demandes témoignent « d’une volonté de reconnaissance de l’identité particulière du territoire ». « On présente souvent la question des langues régionales comme un sujet d’opposition ou de volonté d’indépendance mais ce n’est pas le cas », poursuit Véronique Bertile avant de citer l’exemple de l’Italie, où les langues régionales cohabitent plus facilement avec l’italien.

À lire aussi : Langues d’Outre-mer : se faire une place face à la langue officielle (1/5)

Une évolution prochaine du droit ?

Si les langues régionales n’ont aujourd’hui pas la place qu’elles méritent, l’avenir leur en offrira peut-être une plus grande. « L’état de droit, en 2023, n’est pas définitif. Il pourrait évoluer selon l’intensité des revendications politiques. Par exemple, si tous les parlementaires d’Outre-mer arrivaient à se mettre d’accord pour défendre une revendication comme celles-ci, il est certain qu’elles auraient plus de poids que si elles étaient portées par seulement un élu », estime Fred Constant, ancien diplomate français et docteur en science politique.

« Pour l’instant en France il y a un rejet et un refus d’associer notre pays à plusieurs identités linguistiques mais on ne sait pas comment ça peut évoluer dans le temps », poursuit-il. Véronique Bertile abonde elle aussi dans ce sens. « Le sujet des langues régionales irrite et dérange les jacobins franco-français qui ne voient pas l’intérêt de ces dialectes, les considérant plus comme du folklore régional à l’image du fromage, de la gastronomie ou des danses locales ».

Ces détracteurs y voient aussi une menace pour la langue française. Leur donner plus de place nourrirait, selon eux, des velléités d’indépendance. « Ce n’est pas parce qu’on accepte qu’un peuple parle sa langue qu’il menacera de quitter la République française » considère la spécialiste du droit ultramarin. « C’est même plutôt l’inverse aujourd’hui, c’est en leur refusant qu’on va les crisper et qu’on va leur dire ‘je ne te respecte pas dans ta différence’ ».

Pour aller plus loin : Le cas de la Polynésie, et des langues polynésiennes

*Les récentes positions politiques de Serge Letchimy et Frédéric Maillot peuvent être mises en exergue avec le cas des langues polynésiennes, et notamment de l'usage du Tahitien, en concurrence avec la langue française, langue officielle en tant que « langue de la République ». Considéré nécessaire en politique, le tahitien est parmi les langues régionales du territoire français qui se maintiennent le mieux. 

Au fil de l'autonomie politique de la Polynésie, ses élus ont tenté à maintes reprises de faire reconnaître la langue tahitienne, et lui donné un caractère officiel. En 1970, l'État met fin aux sanctions infligées aux enfants parlant le tahitien à l’école. En 1972, le territoire créé l'Académie tahitienne, ayant, entre autres, pour mission de normaliser le vocabulaire, la grammaire et l'orthographe. Dans les années 70, le renouveau culturel polynésien permet aux langues polynésiennes de reprendre petit à petit leur place dans l'espace public. 

En 1980, le Conseil du gouvernement du territoire décide que la langue tahitienne est, conjointement avec la langue française, la langue officielle du territoire de la Polynésie. Cette décision sera cependant contestée par le Conseil d’État à partir de la révision constitutionnelle de 1992 et depuis le statut d’autonomie interne de 1996, le tahitien a perdu son statut co-officiel. 

En 1981, la loi Deixonne (1951) est étendue au territoire, ouvrant l'enseignement du Tahitien au sein des établissements scolaires. Le 13 mai 2005, l'Assemblée territoriale de la Polynésie autorise dans son règlement intérieur les orateurs à s'exprimer « en langue française ou en langue tahitienne ou dans l'une des langues polynésiennes ». Une disposition prise alors par les indépendantistes, arrivés au pouvoir en 2004, qui sera annulée par le Conseil d'État, saisi par un membre de cette même Assemblée. 

Enseignement du tahitien dans une école de Polynésie ©TNTV

Le Conseil d'État estime que cette disposition était contraire à l'article 57 de la loi organique du 27 février 2004, qui dispose : « Le français est la langue officielle de la Polynésie française. Son usage s'impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l'exercice d'une mission de service public ainsi qu'aux usagers dans leurs relations avec les administrations et services publics ».

Ce même article consacre également la langue tahitienne comme un élément fondamental de l'identité culturelle : « ciment de cohésion sociale, moyen de communication quotidien, elle est reconnue et doit être préservée, de même que les autres langues polynésiennes, aux côtés de la langue de la République, afin de garantir la diversité culturelle qui fait la richesse de la Polynésie française.

La langue tahitienne est une matière enseignée dans le cadre de l'horaire normal des écoles maternelles et primaires, dans les établissements du second degré et dans les établissements d'enseignement supérieur. Sur décision de l'assemblée de la Polynésie française, la langue tahitienne peut être remplacée dans certaines écoles ou établissements par l'une des autres langues polynésiennes. L'étude et la pédagogie de la langue et de la culture tahitiennes sont enseignées dans les établissements de formation du personnel enseignant. »