Parmi les 72 langues régionales françaises, 54 sont parlées dans les Outre-mer. Malgré une grande richesse linguistique, ces dialectes peinent à se faire une place face à l’imposante langue officielle. Le français reste la langue de l’administration, des services publics, des médias, de l’école… Pourtant, elle n’est pas pratiquée par l’ensemble des Ultramarins, ce qui pose parfois un problème d’accès aux droits.
Par Marion Durand.
Quand on entre dans la toute nouvelle Cité internationale de la langue française, un parcours de 1200 m2 s’ouvre aux visiteurs. Une quinzaine de salles offre une immersion au cœur de la langue française. Parmi elles, une seule est consacrée aux 72 langues régionales reconnues en France. C’est peu au regard de la diversité de ces idiomes, dont les trois quarts sont parlés dans les territoires d’Outre-mer.
La place laissée aux langues ultramarines au sein de ce nouvel établissement culturel est-elle, finalement, à l’image de la place qu’elles occupent au sein de la République ? Xavier North, commissaire principal du parcours de visite « L’aventure du français » répond qu’«il n’y a pas de section consacrée seulement aux Outre-mer mais ces langues sont très présentes tout au long du parcours ». Il rappelle que la Cité internationale est consacrée non pas aux langues régionales mais à la langue française et que cette dernière « dialogue avec d’autres langues, notamment ultramarines ».
Les langues régionales sont les langues traditionnellement parlées sur une partie du territoire de la République française, et dont l'usage est souvent antérieur à celui du français. Le caractère régional ne fait pas référence à la région administrative mais à une partie du territoire national.
L’Outre-mer compte 54 de ces langues. Parmi elles, 28 sont utilisées en Nouvelle-Calédonie. Sur la Grande Terre, on parle ajië, arhâ, arhö, caac, cèmuhî, les dialectes de Voh-Koohnê (bwatoo, haeke, haveke, hmwaeke, hmwaveke, vamale, waamwang), drubéa, fwâi, hamea-tîrî, jawe, neku, nêlêmwa-phwaxumwââk, nemi, numèè-kwényï, nyelâyu, ’ôrôê, paicî, pije, pwaamei, pwapwâ, sîshëë, tayo, xârâcùù, xârâgùrè et yuanga-zuanga. Dans les îles Loyautés, on s’exprime en drehu, fagauvea, iaai ou en nengone.
La Guyane recense de nombreux dialectes, souvent amérindiens : arawak, hmong, kali’na, nenge (sous ses différentes formes : aluku, ndyuka, pamaka), palikur, saamaka, sranan tongo, teko, wayampi, wayana.
La Polynésie française compte elle aussi plusieurs langues parlées dans les cinq archipels : le tahitien, les marquisiens du Nord et du Sud, le mangarévien, le pa’umotu -lui-même divisés en plusieurs dialectes-, la langue de Rapa et les langues des îles Australes (langue de Ra’ivavae, langue de Rimatara, langue de Rurutu, langue de Tupua’i).
À Wallis et Futuna, les habitants parlent futunien ou wallisien. À Mayotte, il existe deux langues régionales : le mahorais (shimaore) et le kibushi.
Les créoles et le français : une influence réciproque
À cette grande diversité linguistique, s’ajoute des langues créoles, issues de l’esclavage et des contacts entre colons, populations déplacées et populations locales, qui se sont développées au XVIIIe siècle. On retrouve le créole réunionnais, le créole martiniquais, le créole guadeloupéen, le créole de Saint-Martin et le créole guyanais. « Ces langues sont traditionnellement définies comme le produit d’un métissage linguistique », décrit le chercheur Philippe Boula de Mareüil. « Il est généralement admis que ce sont des variétés du nord et surtout de l’ouest de la France qui ont été apportées » dans les Outre-mer. Si le français a façonné le créole, ce dernier a également influencé le français.
Drehu, wallisien, tahitien ou créoles… Même si ces langues appartiennent au patrimoine français, elles n’ont que peu de place face à la langue officielle : le français. Selon l’article 2 de la Constitution, la langue de la République est le français, c’est donc la langue de la loi et de l’administration. Dans les services publics, si rien n’interdit de traduire la signalétique, il n’est pas possible d’utiliser la langue régionale seule. « Dans les hôpitaux, à l’école, à la mairie… Tout ce qui est écrit en langue doit être la traduction du français et la langue nationale doit avoir une place plus importante », rappelle Véronique Bertile, maître de conférences en droit public à l’université de Bordeaux et membre de l’association des juristes en droit des Outre-mer.
« Pour certains locuteurs ultramarins, l’usage de leur langue locale se heurte à l’exercice des droits fondamentaux. On a le droit à la santé mais de quel droit parle-t-on si on ne comprend pas la langue du médecin ? C’est pareil pour le droit à l’éducation, si les enfants parlent leur langue régionale, ils n’ont pas les mêmes chances qu’un petit francophone à l’école. Il en va de même pour le droit à l’expression ou le droit à la justice. »
Tous les citoyens d’Outre-mer ne maîtrisent pas le français
Dans les Outre-mer, les langues régionales sont encore largement pratiquées et transmises dans le cadre familial. Très présentes dans la sphère privée, elles sont souvent absentes de la sphère publique. Le français est la langue de l’administration, des services publics, des médias, de l’école… Pourtant, elle reste une langue seconde pour une partie des Ultramarins ou n’est pas du tout pratiquée pour d’autres.
À Wallis et Futuna, « la presque totalité de la population est d’origine polynésienne et parle wallisien à Wallis, futunien à Futuna », précise la linguiste Claire Moyse-Faurie. « Ces deux langues, quoique absentes de l’administration et de l’enseignement sont constamment utilisées dans la vie quotidienne ». En Polynésie, bien qu'enseignée à l'école primaire, puis en option au collège-lycée, le tahitien reste présent dans le cercle familial, et les langues polynésiennes deviennent plus prégnantes au fur et à mesure qu'on s'éloigne de Tahiti, l'île principale de la Collectivité. Des années 50 à la loi Deixonne en 1981, le tahitien était banni des écoles. Le cercles familial et religieux, protestant notamment, étaient devenus des lieux de préservation et de perpétuation de la langue, voire de résistance en opposition à l'administration colonial.
Pour Véronique Bertile, le français comme unique langue officielle repose sur « la fiction que tous les citoyens la parle ». « Puisqu’elle est enseignée à l’école, elle serait maîtrisée, mais ce n’est pas le cas. Un Anglais confronté à un problème de justice en France bénéficie d’un interprète alors qu’un Guadeloupéen, un Calédonien ou un Réunionnais qui ne maîtriserait pas assez le français et qui préférerait s’exprimer dans sa langue, n’aurait pas le droit à un service de traduction. Il y en a plein des cas comme ça. »
Dans le rapport « Langues de France des Outre-mer », paru en 2021, Isabelle Léglise indique qu’en « Guyane, à Wallis ou à Mayotte, une majorité de jeunes enfants ne parle pas français avant d’être scolarisés. (…) En Guyane, on peut très bien échanger et travailler en s’exprimant uniquement dans un créole à base anglaise, ou en portugais du Brésil par exemple, sans avoir besoin du français. Ainsi, si la population est souvent plurilingue, elle peut avoir un degré de connaissance du français assez limité. »
Les créoles, associés à une langue peu prestigieuse
En mai 2021, la loi Molac permet et reconnaît, par exemple, la signalétique bilingue. Le texte autorise les services publics à recourir à des traductions en langue régionale par exemple sur les bâtiments publics, les panneaux de signalisation, mais aussi dans la communication institutionnelle. Cette loi généralise aussi l’enseignement des langues régionales comme matière facultative de la maternelle au lycée. Si ce texte ouvre la voie à une meilleure reconnaissance de ces dialectes, elle est loin d’être révolutionnaire. « Depuis cette loi, les langues régionales sont entrées dans le patrimoine immatériel de la France. Qu’a-t-on tiré de cela ? Pour l’instant pas grand-chose, l’intérêt est surtout culturel », considère Véronique Bertile.
Pour Philippe Boula de Mareüil les langues d’Outre-mer manque de considération, de même que les langues régionales de l’Hexagone. « Les dialectes et les créoles sont souvent associés à quelque chose de grossier, de peu prestigieux. Pour suivre une trajectoire ascendante il faut parler la langue dominante, à savoir le français. Un créole me disait que pour draguer il préférait passer au français, sinon ça fait peu éduqué ».
Le chercheur a créé l’atlas sonore du CNRS (Centre national de la recherche scientifique), où l’on peut entendre et découvrir toutes les langues régionales de France. « Si une langue n’est pas entourée de prestige, s’il n’y a pas de volonté de reconnaissance, la transmission s’érode et le dialecte est menacé de disparition », alerte le linguiste, favorable à une reconnaissance officielle des langues régionales.
Le commissaire de la Cité internationale de la langue française et ancien délégué général à la langue française et aux langues de France, Xavier North, estime quant à lui que « les langues d’Outre-mer ne sont pas ignorées puisqu’elles sont parlées partout sur le territoire de la République ». Il remarque une certaine « prise de conscience collective de la richesse que constituent ces langues, porteuses d’histoires, de savoirs et de mémoire ».
Accras, béké, metro, zoreil
Le français parlé dans les territoires d’Outre-mer reste teinté des spécificités locales. Vocabulaire, tournures syntaxiques, grammaire ou prononciation changent selon le territoire. « Dans la gastronomie, la botanique ou la zoologie, le lexique existant dans les régions d’Outre-mer n’a pas toujours d’équivalent en métropole », remarque André Thibault, professeur de langue française à Sorbonne Université.
Par exemple, dans les Antilles, « savane » désigne un pré ou une grande étendue dépourvue d’arbre. On consomme des « pois d’Angole », une « habitation » est une grande propriété rurale souvent occupée par des « béké ». Les « métro » sont des touristes de passage. En Nouvelle-Calédonie, un « zoreil » est une personne de l'hexagone installé depuis peu sur le territoire, ou comme à La Réunion, des personnes de l'hexagone.
Autant d’exemples qui prouvent que, outre les langues régionales, le français des Outre-mer est à ses particularités. Certains mots peuvent même s’exporter jusqu’à l’Hexagone. On parle alors de « dérégionalisation ». C’est le cas pour le mot « accras », couramment utilisé alors que son usage était autrefois limité à son territoire d’origine. La phonétique ne fait pas exception, les accents sont aussi divers que les langues d’Outre-mer.