Le sujet est aussi sensible que clivant. Pour prévenir et lutter contre les attaques de squales, les territoires d’Outre-mer mettent en place, certains depuis des années, différents dispositifs de prévention et de recherche. La Nouvelle-Calédonie, La Réunion, Saint-Martin ou la Polynésie française n’ont pas les mêmes approches de la gestion du risque.
Trois attaques en trois semaines et des plans d’eau vidés. En Nouvelle-Calédonie, habitants et élus sont encore sous le choc après la mort d’un touriste australien le 19 février suite à l’attaque d’un requin bouledogue. Trois semaines auparavant, sur cette même plage fréquentée du Château Royal à Nouméa, une nageuse a été grièvement blessée aux jambes et aux bras dans une attaque. Après la sidération, l’heure est aux questionnements : Comment sécuriser les plages et prévenir les attaques ?
Tous les territoires ultramarins confrontés au risque requin n’ont pas choisi les mêmes orientations. Plusieurs dispositifs existent et, en l’absence d’un réel consensus scientifique, les avis s’opposent et se confrontent. Le sujet reste très sensible, certains acteurs interrogés préfèrent ne pas être cités ou ont recours à l’anonymat pour éviter un déferlement de haine sur les réseaux sociaux.
Nouvelle-Calédonie : campagnes d’abattage et filet
En Nouvelle-Calédonie, l’une des options retenues, du moins dans un premier temps, est l’interdiction de la baignade sur les plages de Nouméa jusqu’au 31 décembre. La ville mène en parallèle des campagnes d’abattages, dit de « prélèvement », de requins tigre et de requins bouledogue. Si ces campagnes de pêche mensuelles sont possibles c’est en partie car elles ont été retirées de la liste des espèces protégées en Province Sud, par la modification du code de l’environnement en octobre 2021.
« Chaque campagne dure dix jours (cinq jours de régulation, suivis d'une période de sauvegarde de cinq jours), à l’issue desquels la baignade reste interdite sur l’ensemble des plages de Nouméa et les activités nautiques sont à nouveau autorisées aux risques et périls des usagers », peut-on lire sur le site de la ville.
En Nouvelle-Calédonie, comme dans les autres territoires ayant fait ce choix, ces sessions de régulation sont loin de faire l’unanimité auprès de la population et des associations environnementales s’y opposent. « Nous restons et resterons toujours opposés à ces campagnes d'abattages d’animaux marins, cette solution nous paraît non éthique, inefficace et à contresens de l’histoire », réagit l’antenne locale de l’ONG Sea Shepherd.
Mais pour Gil Brial, deuxième vice-président de la province Sud, en charge du plan de réduction du risque requin (P3R), « il faut diminuer les risques en diminuant le nombre de requin. La régulation est le premier point de notre plan ». En s’inspirant de ce qui se fait chez leurs voisins, notamment Australiens, la province dit étudier l’ensemble des dispositifs pour « revenir à un usage normal du lagon ». L’élu calédonien cite notamment l’utilisation éventuelle de drones, l’installation de bouées connectées couplée à un marquage de requin, ce qui permettrait de déclencher un système d’alarme lorsqu’un squale s’approche des bouées. Ce plan prévoit un volet éducation dans les écoles et auprès des usagers de la mer ainsi que le financement d’études dont l’une sur l’impact de l’utilisation des foils sur les populations de requins.
La mairie de Nouméa envisage aussi l’installation d’un filet de protection dans le lagon sur les plages de la Baie des Citrons et du Château Royal. Un appel d’offres est toujours en cours.
La Réunion : filet de baignade, vigies, répulsifs et prélèvements
Dans l’île de l’Océan indien, le Centre sécurité requin (CSR) pilote la stratégie réunionnaise de réduction du risque requin depuis 2016. Douze membres (état, région, département, communes, université de La Réunion) composent cet organisme qui coordonne l’ensemble des nombreux dispositifs.
Trois plages sont équipées de filets de baignade, celles de Boucan Canot, des Roches Noires et de l’Étang-Salé. Installés à trois mètres du littoral, ils forment une barrière empêchant les requins d’entrer dans la zone et leur état est inspecté chaque matin. La baignade est autorisée seulement dans ces espaces surveillés par des maîtres-nageurs sauveteurs, dans les lagons et dans les piscines naturelles.
Deux dispositifs permettent aux sportifs de se remettre à l’eau sous haute surveillance. La Water patrol, brigade de 14 personnes, veille sur le spot de Saint-Leu grâce à des jet-skis, un bateau et des caméras sous l’eau. Les surfeurs doivent obligatoirement être équipés d’unEPI (équipement de protection individuel), un boîtier intégré aux planches qui émet des ondes électromagnétiques visant à repousser les requins.
Le dispositif « Vigies requins renforcé », déployé depuis 2015 et assuré par la Ligue réunionnaise de surf est réservé aux pratiquants licenciés. 28 personnes assurent une surveillance subaquatique, nautique et terrestre grâce à des plongeurs dans la colonne d’eau, un bateau équipé de caméras filmant à 360° sous l’eau, des jet-skis et des sauveteurs à terre. « En cas d’observation ou de contact avec un animal dangereux, on déclenche des signaux sonores et visuels », détaille Éric Sparton, ancien président de la Ligue. « Chaque matin, on informe les surfeurs, par les réseaux sociaux, de la plage où le dispositif est déployé selon les meilleures conditions ».
La Réunion poursuit son programme de pêche de prévention des deux espèces responsables des attaques, requins tigres et bouledogues. « En 2022, deux requins bouledogue ont été prélevés et une cinquantaine de requins tigre », assure Willy Cail, directeur du CSR.
Saint-Martin : formations, kits de survie et profilage génétique
À Saint-Martin, deux attaques consécutives, l’une en décembre 2020 et l’autre en janvier 2021, ont poussé la préfecture à mettre en place un dispositif anti-requin. Mais le territoire des Antilles a préféré d’autres alternatives que celles choisies à La Réunion ou en Nouvelle-Calédonie. « Il a été rapidement décidé que nous ne voulions pas abattre un nombre conséquent de requins. Il y a beaucoup de contestation sur l’efficacité de ces prélèvements. On a souhaité faire autrement », réagit Julien Marie, directeur des services du cabinet de la Préfecture de Saint-Martin et Saint-Barthélemy.
Le dispositif, très prochainement piloté par une structure dédiée, prévoit la formation des professionnels de la mer et des plages (restaurateurs dont l’établissement est installé sur le littoral, serveurs, loueurs de matériels, professeurs de kitesurf…) aux premiers secours. Des kits de survie, permettant d’agir en cas de morsure de requin, sont distribués. « Sept plages sont concernées par ces formations et 39 personnes ont déjà été formées par un médecin urgentiste », ajoute Julien Marie. Des actions de prévention dans les écoles et des campagnes d’affichage seront prochainement mises en place par la préfecture.
La recherche scientifique, deuxième volet du plan, a été confiée au Professeur Éric Clua, spécialiste des requins à l’École Pratique des Hautes Études. Le vétérinaire veut créer un profilage génétique des requins de la Caraïbe. Cette base de données permettrait, selon lui, de « mieux comprendre ces espèces, de suivre leurs déplacements et d’identifier un animal grâce à l’ADN en cas d’attaque ». Pour Éric Clua, « retrouver le requin qui a mordu permet de s’inscrire dans un compromis, nous éliminerons seulement le requin déviant » car pour le spécialiste, l’animal qui attaque a un comportement dysfonctionnel. « On a toujours pensé que les requins étaient des robots, qui réagissaient à des stimulus attractifs comme le sang. Mais ce n’est pas vrai, les requins ont des personnalités, si l’un d’entre eux mord, c’est le fait d’un comportement individuel ».
Avec la mise en place d’un GIP (groupement d’intérêt public) pour coordonner les actions anti-requin, la préfecture espère créer une coopération régionale caribéenne.
Polynésie française : interdiction du shark-feeding et protection des espèces
En avril 2022, la morsure d'un bodyboardeur par un requin à la Pointe des pêcheurs à Punaauia relance le débat autour du shark-feeding. Cette pratique, « d’attirer à soi de quelque manière que ce soit des espèces sauvages, notamment par des gestes, bruits ou promesses de nourriture », est interdite par le code de l’environnement de Polynésie depuis 2017. Mais des pêcheurs, surfeurs et associations environnementales ont laissé entendre que certains clubs de plongée s’adonnent à cette pratique malgré l’interdiction. Sea Shepherd Tahiti jugeait, dans un communiqué, que cette interdiction n’avait « jamais été prise au sérieux par certains prestataires touristiques ». Les faits ont été démentis par le Syndicat polynésien des centres de plongée.
Outre l’interdiction du shark-feeding, aucun autre dispositif à notre connaissance n’existe en Polynésie pour prévenir les attaques de requins. Cela s’explique, en partie, parce que les attaques sont peu courantes. Entre 1940 et 2022, 125 morsures de requins sur des humains y ont été recensées, dont quatre mortelles. Toutes les espèces de requins sont protégées, leur pêche strictement interdite quel qu’en soit l’usage, et l’animal représente, dans la culture polynésienne, « une icône protectrice dans laquelle l’esprit bienfaisant d’un ancêtre familial est réincarné », décrit l’Office du tourisme de Tahiti.
Marion Durand