Interrogé par la commission d’enquête sur les essais nucléaires en Polynésie française, le ministre des Outre-mer a affirmé sa volonté d’apporter mémoire, science et accompagnement dans ce dossier sensible qui tend encore aujourd’hui les relations entre l’État et la population locale. Il s’est dit favorable à un élargissement de la liste des maladies radio-induites et, « à titre personnel », à une demande de pardon.
« La France doit sa puissance aux Polynésiens et à la Polynésie française » a déclaré le ministre des Outre-mer dans ses propos liminaires, devant la commission d’enquête relatives aux conséquences des essais nucléaires en Polynésie, ce mardi à l’Assemblée nationale. L’ancien Premier ministre rappelle « l’importance » de la dissuasion nucléaire « dans nos intérêts vitaux et stratégiques », « capacité indispensable et vitale dans le monde d’aujourd’hui ».
« En revanche », a-t-il nuancé, « l’engagement en faveur des populations n’a pas été tenu » a estimé Manuel Valls qui cite « les conséquences tragiques pour les populations de la Polynésie ». « En particulier, ils ont signifié des cancers, des souffrances, des drames, des disparus. (…) Il importe de l’assumer » a insisté le ministre d’État qui plaide « la nécessité de reconnaissance ». « La France est redevable (…) aux Polynésiens » a ajouté Manuel Valls, appelant à un « impératif historique, politique, moral », qui « se traduit par un devoir de mémoire ». « Reconnaître les faits et transmettre la mémoire de ceux-ci, c’est honorer les victimes ».
Si pour le ministre « le rôle de l’État n’est pas de piloter cette ambition mémorielle », il assure toutefois que « l’État se tient à disposition » de la Collectivité dans la concrétisation du projet de centre de mémoire « Pu Mehara ». Ainsi, « l’État pourra mettre à disposition tous les biens et documents utiles au projet scientifique du site », a-t-il annoncé. En outre, « l’État mettra à disposition de la Polynésie française l’abri de protection construit à Tureia », atoll habité le plus proche de Moruroa, qui pourrait « devenir un lieu de mémoire ».
Un abri qui devrait être sécurisé à la charge de l’État, a annoncé le ministre, « en amont de la cession de propriété à la Polynésie ». « Si nous donnons le sentiment d’avoir peur, de vouloir cacher des choses, ou de nous réfugier derrière je ne sais quelle histoire, nous risquons d’alimenter d’autres mouvements de séparation avec la France », a estimé Manuel Valls qui appelle donc à « faciliter la transmission aux jeunes générations ».
Plus de pathologies radio-induites reconnues mais pas de remise en cause du seuil d'1 mSv
Après la mémoire, la science, et notamment tout le volet concernant les indemnisations des victimes des essais nucléaires. Parmi les défenseurs de la suppression, en 2017, du « risque négligeable », a-t-il rappelé, Manuel Valls souligne « les données du CIVEN (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, ndlr) » qui « démontrent que le dispositif fonctionne ».
De 2010 -date de promulgation de loi d’indemnisation dite « loi Morin »- à 2023, 2 846 dossiers ont été enregistrés, 79,6 millions d’euros ont été versés aux victimes. Un chiffre à nuancer toutefois, puisque toujours selon le rapport d’activité du CIVEN, 807 dossiers ont été acceptés, sur les 2 846 déposés. Le taux d’acceptation, d’à peine 10% de 2010 à 2017, grimpe à 50% en moyenne. Une augmentation correspondant à la suppression du « risque négligeable », remplacé par le « seuil d’1 mSv (millisievert, ndlr) », qui ne satisfait pas les associations d’aide aux victimes.
Un seuil d’ailleurs remis en cause par la députée GDR de Polynésie, Mereana Reid Arbelot, rapporteure de cette commission d’enquête, qui souligne les « incertitudes » autour du millisievert. « Sur cette question précise des faibles doses, il est aujourd’hui impossible de discriminer si une personne est à plus ou moins 1 mSv, et quand la science ne sait pas, quand elle est incertaine, elle le dit » explique la députée qui rappelle que ce seuil est le principal motif de rejet des demandes, renversant la « présomption de causalité » définie par les critères de date, de lieu et de maladie.
« Il est clair qu’à l’audition de l’ASNR, en février, que la science ne permet pas aujourd’hui » de renverser cette présomption de causalité en utilisant le seuil d’1 mSv, « pourtant le CIVEN le fait ». « Peut-on continuer à appliquer un seuil qui scientifiquement ne tient pas la route ? ». « Si à ce moment-là, il y a cette impossibilité que vous évoquez, j’imagine que vous ferez des évolutions », a répondu Manuel Valls qui assure que le gouvernement se prononcera. « S’il y a vraiment un blocage, il faudra aller plus loin ».
La députée propose déjà de « changer de perspective » sur l’indemnisation des victimes, en créant « un régime qui indemnise le risque qui fut pris en effectuant ces essais nucléaires dans les conditions qui furent les leurs en Polynésie ». « Ce nouveau régime est de nature à concilier les exigences de la science et la dimension résolument humaine » a estimé la députée, alors que l’indemnisation actuelle est toujours ressentie comme une « injustice » par les victimes déboutées de leur demande.
En attendant toute évolution des règles d’indemnisation, pour Manuel Valls, « le dispositif d’indemnisation peut être approfondi » davantage en « étendant la liste des pathologies radio-induites ». Comme l’IRSN, l’INSERM, l’INCA et le CIVEN, il appelle toutefois à attendre l’actualisation des connaissances sur les cancers radio-induits, attendue dans un rapport du comité scientifique des Nations unies sur l’étude des effets des rayonnements ionisants prévu en 2026. Une « méthode », rappelle-t-il, approuvée par le gouvernement polynésien lors de la dernière commission consultative du CIVEN, le 1er avril dernier.
Manuel Valls veut aussi mettre l’accent sur l’accompagnement des victimes et des ayants-droits, à travers la mission d’aller-vers ces populations, qui se traduit par la mobilisation de deux agents maîtrisant à la fois le français et le tahitien. « L’équipe se déplace dans toute la Polynésie française » et « informe les habitants sur leurs droits, les aide dans la constitution de leur demande d’indemnisation ». Il s’est aussi dit favorable à « une vaste étude épidémiologique sur le territoire ».
Demande de pardon : « c’est au président de la République (…) d’accomplir ce geste »
La députée de la Polynésie a aussi évoqué « la demande de pardon » réclamée par « des politiques, des témoins de cette période et des jeunes aussi ». « De la reconnaissance au pardon, quel est le chemin ? » a-t-elle interrogé. « L’État pourrait-il envisager des excuses officielles envers les populations polynésiennes affectées par les essais ? Quelles seraient les bonnes raisons de ne pas le faire ? ».
« À titre personnel, je n’ai aucun problème là-dessus » a assuré l’ancien Premier ministre. Toutefois, Manuel Valls a rappelé que cette charge revient au chef de l’État qui, en 2021 lors de son unique visite en Polynésie française, avait reconnu la « dette » de la France à l’égard de la Polynésie. Une reconnaissance qui avait été jugée insuffisante par les associations et une partie de la classe politique polynésienne. « On s’approche. La langue française est subtile ».
« Sur un dossier aussi sensible, c’est au président de la République (…) d’accomplir ce geste » a précisé le ministre estimant tout de même que « la France se grandit, elle est plus belle, plus grande quand elle est juste, quand elle reconnaît ses responsabilités ». « Il y a des choix qui ont été faits par le général de Gaulle » qui « se sont faits au détriment de la population » a poursuivi Manuel Valls.
Une nuance toutefois entre l’idée d’un pardon sur les conséquences des essais nucléaires, sans être une remise en cause de la construction d’une dissuasion nucléaire française. « Il faut l’assumer historiquement. L’erreur était sans doute de ne pas tenir compte des conséquences » s’explique le ministre interpellé par la députée écologiste Sandrine Rousseau. « Les essais ont formé la puissance de la France. Je n’entends en aucun cas remettre en cause la dissuasion nucléaire française, en revanche, nous devons continuer à travailler sur la question des indemnisations des maladies ».
La commission d’enquête à l’initiative de la députée Mereana Reid Arbelot, qui achève bientôt ses travaux cette semaine, doit rendre son rapport courant juin. Quasiment cinquante personnes ont été auditionnées par celle-ci, a rappelé son président Didier Le Gac, député Renaissance du Finistère. « Les essais nucléaires restent un sujet très sensible et traumatisant » en Polynésie française, a-t-il rappelé, glissant au passage que certaines personnes auditionnées, notamment responsables du CEA, « nient encore le lien entre cancer et essais nucléaires ».
Après le ministre Manuel Valls, la commission poursuivait ses auditions avec les auteurs de l’enquête Toxique, du journaliste Tomas Statius et du chercheur Sébastien Philippe. Un ouvrage qui avait, à sa sortie en 2021, provoqué une onde de choc en Polynésie, poussant Paris à se ressaisir du dossier tout en restant timide sur les avancées en matière d’indemnisation.