Le Heiva i Tahiti, deux siècles de tradition et de transmission de l’identité polynésienne

Le Heiva i Tahiti, deux siècles de tradition et de transmission de l’identité polynésienne

Cette semaine, Outremers360 vous invite à découvrir comment, au fil des siècles, Heiva i Tahiti, grand festival culturel qui mêle à la fois concours de danse traditionnelle tahitienne, ‘Ori Tahiti, et de chant sacré, Himene, est devenu un puissant symbole de l’identité culturelle polynésienne tout en s’adaptant au monde moderne. 

Marion Fayn, anthropologue, chercheuse à l’université de la Polynésie française et spécialiste de la danse tahitienne, nous guide à travers l’histoire fascinante de ce festival emblématique et nous aide à comprendre ses enjeux identitaires à l’ère de la mondialisation. Ses recherches explorent les liens entre culture, identité et expression corporelle, reliant par ce biais le monde académique aux pratiques artistiques locales, contribuant ainsi à leur rayonnement. 

Lien entre le passé et le présent, le Heiva i Tahiti est un pilier de la culture mā’ohi et le gardien de traditions vieilles de deux siècles. Lors de la 143e édition, qui s’est tenue à To'ata, Papeete, du 4 au 20 juillet 2024, le festival a réuni 20 groupes de chant et de danse, 2 500 artistes passionnés et 30 000 spectateurs captivés, marquant un succès retentissant. Sous la direction de Ronny Teriipaia, Ministre de la Culture, le Heiva transcende le cadre festif pour devenir un vecteur majeur de mémoire et d’identité.

Le ‘Ori Tahiti, un patrimoine vivant symbole de l’identité polynésienne

Ce festival, qui célèbre l'essence même de la Polynésie, joue un rôle crucial dans la préservation de l'héritage culturel face aux défis contemporains. À travers des performances éblouissantes de danses traditionnelles, ‘Ori Tahiti et de chants sacrés, himene, il raconte une histoire incarnée dans chaque geste et chaque note. Les tatouages des danseurs ajoutent une profondeur symbolique faisant du ‘ori Tahiti un véritable tableau vivant.

Bien plus qu'une simple expression artistique, le ‘Ori Tahiti incarne le lien intime entre le peuple polynésien et ses racines. À travers des mouvements gracieux et puissants, cette forme d'art raconte des histoires, des mythes et des légendes, tout en reflétant des événements sociaux et spirituels. Enseignée depuis des générations, la danse tahitienne demeure un vecteur de transmission des savoirs et des valeurs.

De la maternelle à l'université, les jeunes générations sont régulièrement initiées à cette pratique, que ce soit lors de démonstrations scolaires ou d'activités extra-scolaires. En 2017, 32 établissements ont participé au Heiva des écoles, témoignant de l'engouement pour cette forme artistique. Ces écoles, souvent dirigées par des danseurs renommés, visent non seulement à transmettre le goût de la danse mais aussi à former un vivier de futurs danseurs compétitifs pour les concours du Heiva i Tahiti ou du Hura Tapairu, réservé aux petites formations et qui se déroule chaque année au mois de novembre à Tahiti.

Selon Marion Fayn, la danse a une dimension sociale forte. Cette pratique artistique offre aux jeunes en difficulté une structure, une discipline et une voie d'intégration valorisante. Au-delà de la danse, ils peuvent ainsi acquérir des compétences culturelles variées comme la langue tahitienne et l'artisanat. Le Conservatoire Artistique de la Polynésie française offre un cursus académique structuré, permettant aux élèves d'obtenir un Diplôme d’Études Traditionnelles (DET), et d'envisager une carrière dans l'enseignement de la danse.

Quand le Heiva saluait l’arrivée de James Cook

Les origines du Heiva remontent au XIXe siècle. Initialement créé pour célébrer des événements importants et honorer les invités de marque, il a évolué pour devenir une célébration annuelle de la culture mā’ohi. En 1881, alors que Tahiti est annexée par la France, le Heiva a est institué pour créer une ferveur autour de la Fête nationale du 14 juillet, avant de se transformer en un événement culturel majeur dans les années suivantes. 

Depuis 1985, avec la réappropriation culturelle et l'introduction du festival des Arts du Pacifique, le Heiva i Tahiti est devenu un symbole puissant de la préservation et de la revitalisation des traditions polynésiennes comme nous l’explique Marion Fayn : « On trouve les premières mentions du terme heiva dans les récits de voyage de James Cook en 1773, de Maximo Rodriguez en 1775 ou encore celui de James Morrison en 1789. Selon ces sources, le heiva d’alors renvoie à des événements où la danse, la musique, les chants et le théâtre se côtoient. Dans les descriptions, les chefs de Tahiti organisent ces fêtes dans le but de saluer la venue d’invités de marque, d’honorer des individus et de célébrer leurs hauts faits et leurs victoires, ou encore de sceller une paix. Le Heiva tel qu’on le connaît de nos jours est étroitement lié à l'histoire coloniale de la Polynésie française. Le 29 juin 1880, le roi de Tahiti, Pōmare V, cède ses états à la France. Dans un contexte tendu, l’administration française décide d’organiser un an plus tard, le 14 juillet 1881, à Papeete et à Taravao ainsi que dans les villages de Papetoai à Moorea et Taihoae à Nuku Hiva (archipel des Marquises), la fête nationale. Même si cette première manifestation commémorative est surtout l’occasion de fêter l’annexion et la nouvelle colonie française, les autorités politiques et religieuses, par cette initiative, inaugurent un contexte festif particulier qui au fil du temps va prendre une ampleur considérable. »

L’art du Himene

Le himene est une forme traditionnelle de chant polyphonique originaire de Polynésie, qui joue un rôle central dans la culture et les rituels du peuple mā’ohi. Il existe plusieurs types de himene, allant des chants religieux aux compositions plus festives ou historiques. Les himene mêlent souvent plusieurs voix, créant des harmonies complexes, avec des paroles qui racontent des légendes, des événements historiques ou expriment des croyances spirituelles. Ce chant, influencé par les missionnaires européens tout en conservant des éléments culturels indigènes, reste un élément vivant et symbolique de la tradition musicale polynésienne.

©KMH Media Production

« La tradition, c'est ce qui d'un passé persiste dans le présent »

Par cette citation, Jean Pouillon souligne que contrairement à un simple souvenir figé dans le temps, la tradition est un lien vivant entre le passé et le présent. La tradition incarne la mémoire collective, tout en s’adaptant aux évolutions du contexte actuel. C'est un héritage qui, loin d’être immobile, continue à évoluer en fonction des besoins et des valeurs contemporaines.

Depuis sa création sous l'administration coloniale française, le Heiva n’a cessé d’évoluer, de s’adapter jusqu'à son format actuel, comme nous l’explique Marion Fayn : « La célébration de la fête nationale constitue une première étape déterminante car elle donne dans un cadre officiel la parole à l’expression populaire polynésienne. Parmi les cérémonies mises en place pour célébrer la prise de la Bastille, est organisé un concours de chants polyphoniques ou hīmene. Dans sa volonté d’associer les communautés en présence, l’administration coloniale pose les jalons d’une période de festivités que le peuple de Tahiti s’approprie rapidement, allant même jusqu’à lui donner un nouveau nom, Tiurai. Ce terme est dérivé du mot anglais july (juillet) en référence au mois durant lequel elles ont lieu. Dans les premières années, le programme composé par l’administration coloniale laisse place à de grands défilés militaires, de retraites aux flambeaux et de salves de coups de canon. Le moment fort de la fête est le bal donné le 13 juillet au soir chez le gouverneur, auquel l’élite locale est conviée. L’administration propose aussi à la population des jeux et des divertissements. Il faudra attendre 1892, pour que les danses tahitiennes, longtemps interdites ou très réglementées, trouvent leur place dans le déroulement officiel des fêtes de juillet.

En 1984, un nouveau statut « d’autonomie interne » voit le jour avec un élargissement des compétences négocié par Gaston Flosse, premier président du territoire. Un an plus tard, en 1985, la Polynésie française accueille, le festival des Arts du Pacifique Cet événement culturel et artistique regroupant des troupes originaires de la même région Pacifique est l’occasion d’une prise de conscience qui favorise le renforcement du sentiment d’appartenance et motive un changement de nom le Tiurai devient le Heiva i Tahiti en référence aux anciennes festivités. C’est une passation d’honneur du national vers le territorial. Désormais la manifestation ne se déroule plus autour de la fête nationale française, mais à l’occasion du 29 juin, date de commémoration du statut d’autonomie interne de 1984.

Considéré comme l’un des plus anciens concours de l’Océanie, le Heiva i Tahiti va faire l’objet d’une réappropriation par le peuple polynésien. Le jury qui était auparavant constitué de membres de l’administration coloniale est remplacé par des experts locaux de la culture. Le programme des manifestations qui compose l’événement va être d’années en années constitué d’activités nettement plus traditionnelles telles que les concours de hīmene, les concours de ‘ori tahiti, la confection de costumes traditionnels, les courses de pirogues traditionnelles. Le lancer de javelot apparaît dans les 1940. Les sports traditionnels prennent aussi une place importante dans l’événement : courses de porteurs de fruits, levers de pierre, réalisation du coprah. Avec le renouveau identitaire et culturel, de nouvelles manifestations fortes occupent désormais une place dans le programme comme les reconstitutions au marae ‘Ārahurahu ou encore la cérémonie du umu tī (marche sur le feu). »

Entre tradition culturelle et revendication identitaire

Devenu un symbole incontournable de la culture polynésienne, le Heiva i Tahiti dépasse son rôle festif pour s'affirmer comme un vecteur de mémoire et de revendication identitaire. Si pour certains, il incarne le rayonnement de la Polynésie française à travers la culture, pour d’autres, il est avant tout l’occasion de revisiter un passé complexe et de réactiver des traditions orales menacées. 

En célébrant les légendes et mythes fondateurs, cette compétition annuelle contribue à la revalorisation du reo tahiti, langue au cœur de l’identité polynésienne, comme nous le rappelle Marion Fayn : « Ce concours au fil des ans, devenu pour beaucoup de Polynésiens l’occasion d’une revendication culturelle. Il s’émancipe de la tutelle nationale et épouse les contours de l’évolution statutaire. Tout cela s’inscrit dans le droit fil de l’histoire. Néanmoins, les interprétations demeurent ambiguës puisque Gaston Flosse explique avoir institué ce Heiva i Tahiti pour affirmer le rayonnement de la Polynésie française dans le Pacifique, et ce, grâce à la culture. Mais pour les partisans de l’indépendance hostiles à cette fête commémorative, le 29 juin, est surtout la date anniversaire de la cession de Tahiti à la France. Pour beaucoup l’enjeu du Heiva est avant tout une quête du passé et une façon de le mettre en scène. L’espace scénique permet de réactiver et de retraduire en gestes une tradition orale figée dans les mémoires. Chaque année, les groupes qui participent par exemple aux concours de chant et de danse apportent sur le devant de la scène leurs légendes, leurs mythes fondateurs, etc. c’est un moyen de transmettre un pan du patrimoine local. Les thèmes des prestations peuvent aussi être le fruit de recherches. Elles sont favorisées par la parution d’ouvrages de circumnavigateurs ou des compilations des missionnaires protestants tels que Tahiti aux temps anciens de Teuira Henry, traduit et édité en français en 1951. Ce livre fournit aux chorégraphes une première source d’inspiration. Il brosse les séjours des circumnavigateurs, dépeint le Tahiti d’antan, et surtout retranscrit les mythes polynésiens ainsi que leurs variantes. Parfois, une légende peut servir de prétexte ou d’exemple, et ouvrir sur une réflexion plus large touchant à l’actualité. La thématique est enracinée dans le patrimoine culturel polynésien. Ainsi, l’écriture du thème, la codification des pas, les règlements des concours de danses des Heiva ont pour vocation de renouer avec la tradition orale, mais aussi de consigner un patrimoine malmené au cours des changements sociaux et culturels engendrés par les interdits. Depuis le renouveau culturel et identitaire, on observe également un regain d’intérêt croissant pour la langue tahitienne. En cela le Heiva i Tahiti participe de manière notoire à sa revalorisation puisque les thèmes, le règlement, les chants mais aussi les paroles des danses sont exprimées en reo tahiti. La culture ne peut se vivre pleinement sans cette composante linguistique. »

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Assurer la pérennité du ‘ori Tahiti : l’initiation dès le plus jeune âge

Les écoles de danse traditionnelle 'ori tahiti jouent un rôle central dans la préservation et la transmission de la culture polynésienne en Polynésie française. Véritables gardiennes des traditions, elles enseignent aux nouvelles générations les techniques et les significations profondes de cette danse emblématique. Réparties à travers l'archipel, ces écoles sont des lieux de transmission orale où les chorégraphes, souvent issus d'une longue lignée de danseurs, initient les élèves aux différents styles et gestes codifiés du 'ori tahiti.

Leur impact va bien au-delà de la danse. Ces écoles permettent aux jeunes d’apprendre l’histoire, les légendes et la langue polynésienne, le reo tahiti, en intégrant des éléments de la tradition orale dans leurs chorégraphies et spectacles. Chaque école met un point d'honneur à préparer ses élèves pour le célèbre festival du Heiva i Tahiti, où elles se confrontent à d'autres groupes dans des concours de danse et de chants, mettant en scène des récits mythologiques et des symboles culturels.

Au-delà des frontières de la Polynésie, certaines de ces écoles participent à la diffusion du 'Ori Tahiti à l'international, organisant des stages et des compétitions dans le monde entier, permettant ainsi à cette forme d'art unique de rayonner à l'échelle globale.

En Polynésie, plusieurs écoles de 'Ori Tahiti sont renommées pour leur excellence et leur engagement dans la transmission de la danse traditionnelle. Voici quelques-unes des plus connues :

Tamariki Poerani – Dirigée par Makau Foster-Delcuvellerie, cette école est très respectée pour son enseignement rigoureux et sa participation régulière au Heiva i Tahiti.

Nonahere – Créée par Poerava Taea, Nonahere se distingue par la créativité de ses chorégraphies et son engagement dans la préservation des traditions polynésiennes.

O Tahiti E – Sous la direction de Marguerite Lai, O Tahiti E est l'une des écoles les plus emblématiques, avec une présence forte au niveau local et international.

Hei Tahiti – Dirigée par Tiare Trompette, cette école est également bien connue pour la qualité de ses spectacles et son impact dans la valorisation du 'Ori tahiti à l'étranger.

Te Maeva, fondé par Coco Hotahota, considéré comme un pilier de la danse tahitienne, décédé en mars 2020. 

À cela s'ajoutent d'autres troupes qui ont su se faire une place dans le paysage culturel polynésien, comme Hitireva, Tamari'i Mataiea, Toakura, Ori i Tahiti, Teva i Tai ou encore, Nuna'a e Hau. 

Officiellement inscrit à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel français depuis 2017 le ‘Ori Tahiti vise désormais l’inscription sur la liste du Patrimoine Culturel Immatériel de l'UNESCO. Une reconnaissance qui viendrait consacrer non seulement la beauté de cette danse ancestrale, mais aussi l'importance de sa transmission et de sa préservation face aux mutations culturelles mondiales.

Pour aller plus loin :

Marion Fayn, ‘Ori tahiti, la danse à Tahiti, éditions Au vent des îles : 'Ori tahiti, la danse à Tahiti - Au Vent des îles - TAHITI - Editeur, livres du Pacifique (auventdesiles.pf)

« Ori Tahiti (Danse tahitienne) : Sur les pas du passé… » https://outremers360.com/culture/ori-tahiti-danse-tahitienne-sur-les-pas-du-passe

Le prochain festival Heiva se tiendra du 3 au 19 juillet 2025 à Papeete. Le compte-à-rebours a déjà commencé !  https://www.heiva.org/fr/accueil-heiva/

EG