Fiscalité, régulations, concentrations : Les propositions des experts contre la vie chère en Polynésie

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Fiscalité, régulations, concentrations : Les propositions des experts contre la vie chère en Polynésie

Le président de l’Assemblée de Polynésie française a ouvert ce matin le colloque sur la vie chère. Deux jours de débats éclairés par un rapport percutant du « Institute for Small Markets in Law & Economics », un collectif d’experts qui a formulé dix propositions pour faire baisser les prix : meilleure régulation des marges, contrôle et contraintes renforcées sur les grands groupes, abaissement de barrières à l’import, refonte de la défiscalisation, modernisation du fret, zones de « revitalisation » de l’activité… Explications de notre partenaire Radio 1 Tahiti.

« La vie chère n’est pas une fatalité ». C’était le leitmotiv des discours, ce matin, à l’ouverture du colloque sur la vie chère organisé par le président de l’Assemblée territoriale Antony Geros. Deux jours « d’échange sur un sujet qui nous concerne tous », entre les élus, des acteurs économiques polynésiens et des experts locaux et internationaux, notamment ceux qui étaient déjà réunis, mardi, pour les 3es journées de la concurrence.

Les présentations, ateliers et moment d’échanges s’articulent surtout autour d’un rapport commandé à « l’Institute for Small Markets in Law & Economics » -ou « Isle »- un collectif de spécialistes de la concurrence, de la fiscalité ou des politiques économiques, dont les membres mènent une réflexion sur l’adaptation des outils de régulation aux petites économies, notamment insulaires.

Un groupe associatif et travaillant bénévolement sur ces questions, où on retrouve, aux côtés de la présidente de l’APC Johanne Peyre ou de l’ancien directeur de la CCISM Yannick Lecornu, des universitaires, avocats, haut-fonctionnaires ou dirigeants d’autorités, pour la plupart spécialisés dans les questions de concurrence.

Sa « synthèse des constats et propositions », présentée ce matin, ne pèse que 18 pages, condense beaucoup d’analyses et d’idées déjà mises sur la table par le passé, mais s’avère beaucoup plus percutante que les discours consensuels et études à rallonge qui animent généralement les discussions sur la cherté des prix.

Exactement ce que souhaitait Antony Geros, qui n’a jamais caché son impatience de voir le gouvernement « agir frontalement » sur cette thématique qui a porté la campagne du parti indépendantiste en 2023 et sur laquelle le parti sera jugé aux prochaines échéances. Le colloque de l’assemblée, rappelle son président, est là pour « mettre en mouvement » les élus.

Réforme fiscale obligatoire

La synthèse des travaux du « Isle » ne s’attarde pas beaucoup sur le diagnostic, déjà bien connu en matière de prix et notamment de prix des produits alimentaires, au centre de la réflexion dans ce colloque. Mais le rapport rappelle seulement quelques chiffres sur la structure des prix, les écarts avec l'hexagone, et les principaux facteurs de cherté déjà identifiés.

Des constats auxquels répondent très directement les dix propositions formulées par l’institut. Là encore, pas que des nouveautés, là encore, une présentation succincte de la mécanique et de l’intérêt de chaque mesure. Là encore de quoi alimenter efficacement le débat.

Les experts recommandent d’abord d’interdire les exclusivités d’importation. C’est ce que prévoyait le code de la concurrence polynésien lors de sa création en 2015. Trois ans plus tard, le texte était amendé, au grand dam de l’Autorité de la concurrence fraîchement constituée et sur la base du travail du professeur d’économie Christian Montet, qui finira par prendre la tête de l’APC. Le Isle propose une interdiction « pure et simple » sous un an, avec sanctions. Seuls ceux qui pourraient démontrer que leur exclusivité de nuit pas à la concurrence et procure un « avantage tangible » au consommateur pourraient les conserver.

Le rapport préconise ensuite la refonte des restrictions d’import. Il s’agit de supprimer progressivement les quotas d’importation qui organisent « artificiellement la rareté du marché », de baisser progressivement les droits de douanes sur 5 ans sur l’alimentation, les matériaux de construction ou les équipements électroniques… Mais aussi repenser la taxe de développement local (TDL), devenue « un moyen de protéger le niveau de résultat des entreprises protégées » plus qu’un outil de sauvegarde de l’industrie.

Cette réforme est déjà un projet du gouvernement, et déjà un débat intense dans le monde économique, qui doit être encore alimenté par le prochain rapport de la chambre territoriale des comptes, dont la parution est prévue en mai. Le groupe d’experts invite à limiter la TDL sur les produits concurrençant le local à 3 ou 5 ans, avec taux dégressif, le temps pour l’industriel de devenir compétitif. La taxe, qui sera donc progressivement désarmée pour les produits protégés depuis longtemps, doit aussi être accompagnée de contreparties contrôlables, notamment en termes d’emploi.

Toujours en matière de fiscalité, c’est aussi à la refonte de la défiscalisation locale que les experts préconisent de s’attaquer. Il est reproché au système actuel d’être trop politisé, car toujours soumis à un agrément délivré par le conseil des ministres et non un service technique, et de « poser la problématique de la convergence des intérêts des acteurs dominants »

« La pratique du placement des positions fiscales par les banques chez les seules entreprises ayant accepté de souscrire à un emprunt auprès de leur établissement s’avère fort répandue », écrivent les experts, qui encouragent au passage à mettre davantage en avant le régime des bénéfices réinvestis. Un dispositif qui confère un avantage fiscal aux entreprises réinvestissant leurs bénéfices dans la modernisation des outils de production plutôt que les distribuer sous forme de dividendes.

Haro sur les grands groupes

Il s’agit ensuite d‘accroître la transparence des grands groupes. Beaucoup d’entre eux choisissent de ne pas déposer leurs comptes, alors que la réglementation les y astreint. Les experts demandent donc à renforcer et appliquer les sanctions. Et même à inscrire dans le Code de commerce l’obligation faite aux structures qui dépassent le milliard de francs au bilan, les deux milliards de francs de chiffre d’affaires ou un effectif de 75 salariés, des comptes publics consolidés pour avoir une analyse plus pertinente des forces sur le marché.

Et ces grands groupes doivent aussi être mieux cadrés. Les experts recommandent des « contraintes spécifiques » aux groupes pratiquant la concentration verticale (producteur/importateur et distributeur), pour éviter les pratiques anticoncurrentielles. Par exemple en les obligeant à imperméabiliser leurs activités, en traquant les prix de transferts abusifs entre entités, en contrôlant, même, les prix de vente entre filiales de même groupe pour éviter le « gonflement artificiel des prix ».

Il s’agit aussi d’obliger les importateurs à proposer les mêmes conditions commerciales auprès de ses clients, du même groupe ou non. Pour contrôler ces flux, l’APC doit être dotée d’un droit de regard renforcé sur la politique tarifaire des groupes intégrés.

La transparence, indispensable pour accroître la régulation du marché, doit s’étendre aux prix et aux marges. Le rapport propose une obligation générale de communication de ces données par les importateurs et distributeurs auprès de l’Autorité de la concurrence. À elle d’en assurer un traitement confidentiel, et d’identifier de manière « objective et impartiale » les pratiques abusives ou les causes de cherté. Une communication qui aurait à elle seule un effet « dissuasif », assurent les experts.

Les experts proposent aussi la création d’un label « entreprise responsable ». De quoi orienter les avantages fiscaux vers les entités qui jouent le plus le jeu de la transparence et de la concurrence.

Faciliter la lisibilité et l’entrée sur le marché

L’institut conseille aussi de profiter de la fin des concessions d'acconage, fin 2027 pour moderniser la gestion du fret maritime. Pour les experts, la propriété des grues doit revenir au Port autonome de Papeete pour « neutraliser les coûts d’investissement et d’amortissement », encourager la mutualisation des infrastructures, et donc faire baisser les coûts. En revanche, les services seraient délégués à des privés mis en concurrence. Le rapport préconise en outre de nouvelles réflexions sur la modernisation du port autonome, déjà au centre de son schéma directeur 2022 – 2032.

Des améliorations sont aussi à apporter à l’outil statistique du Pays, limité par un « manque de moyen et d’outils modernes ». Résultat, pour les experts : des données économiques pas assez détaillées, publiées avec un décalage important, dont l’accès est limité aux acteurs publics et privés… Difficile dans ces conditions de prendre les bonnes décisions en matière de régulation.

Ce mercredi matin, la directrice de l’ISPF Nadine Jourdan a aussi fait état du manque de coopération des entreprises dans les enquêtes menées par son institut. Le rapport encourage à miser sur l’intelligence artificielle, le « big data », des plateformes ouvertes de données et des registres économiques uniques à l’ISPF, la DICP, la CPS et les autres administrations.

Enfin, le document de 18 pages propose de faciliter la pénétration du marché, aujourd’hui très concentré. Et pour ça il faut être ambitieux : simplification du droit économique, des procédures administratives, limitation des interférences politiques dans les autorisations -comme c’est le cas notamment des investissements directs étrangers- et politique « volontariste » d’aménagement du territoire.

Parmi les outils proposés : des « zones de revitalisation des activités économiques » bénéficiant d’avantages fiscaux ou sociaux, des zones en « base franche » où les entreprises de transformation pourraient profiter de réductions fiscales sur les importations nécessaires à leur production, des franchises partielles sur les charges patronales, mais aussi le développement des coopératives, de plateformes d’achat mutualisé et de formations spécifiques aux stratégies modernes de distribution et de gestion.

Dix propositions, donc, qui vont être discutées pendant deux jours dans ce colloque de l’Assemblée. Et probablement beaucoup plus longtemps dans les bureaux des élus. En tout cas ceux de la place Tarahoi. Si Moetai Brotherson était annoncé au programme des prises de parole, ni le président du Pays, ni aucun membre de son gouvernement, à Raiatea pour un conseil des ministres délocalisé, n’a fait acte de présence ce mercredi (l'exécutif a toutefois annoncé mercredi soir la participation de son ministre de l'Économie et des Finances, ce jeudi).

Antony Geros, lui, a bien l’intention de traduire ces échanges en propositions de loi du Pays et délibérations : « Pour toutes les propositions que nous avons acceptées de mettre en discussion, j’ai veillé à ce que ces propositions puissent se traduire de manière concrète par un acte qui relève de notre autorité ou de celle du Pays-, déclarait le président de l’Assemblée territoriale, invité de Radio 1 ce mercredi matin.

Charlie René pour Radio 1 Tahiti