Dans cette tribune publiée dans nos colonnes, l’avocat spécialiste Patrick Lingibé, président de la délégation aux Outre-mer de la Conférence des bâtonniers de France, revient sur les « procédures discriminantes à l’égard des passagers guyanais », générées par la « peur grossie » face au variant brésilien du Covid-19. « Les habitants de Guyane sont donc les victimes de leur bassin de vie et paient le fait de vivre en Amérique du sud », déplore-t-il.
Force est de constater que la lutte contre l’épidémie du Covid-19 et ses variants a généré une peur inversement proportionnelle à la réalité et créé une réelle discrimination envers des populations venant de territoires pourtant français. Ainsi, le variant brésilien a généré une telle peur, grossie et relayée par les médias dans l’hexagone, qu’elle amène à stigmatiser toutes les personnes qui viennent de la Guyane française en les associant en réalité à sa voisine brésilienne, laquelle partage plus de 700 kilomètres de frontière avec elle.
Les habitants de Guyane sont donc les victimes de leur bassin de vie et paient le fait de vivre en Amérique du sud. Ainsi, pour se rendre dans l’hexagone, les voyageurs guyanais se trouvent soumis à un contrôle de police sanitaire particulièrement éprouvant qui aboutit à stigmatiser une population française, en raison de son origine géographique, que l’on pense, à tort, être porteuse du variant brésilien et susceptible de contaminer le reste la population française.
Dans une interview fort instructive portant sur les variants et leurs risques donnée le 23 avril 2021 dans la revue Capital, Jean-Daniel Lelièvre, infectiologue à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil, précise : « Je ne suis pas sûr que le variant brésilien soit plus dangereux que les autres. Les variants britannique, sud-africain et brésilien sont tous les trois classés parmi les variants dits préoccupants. Mais celui qui pose le plus de problèmes est le britannique. Parce qu’il est plus transmissible et qu’il semble être associé à une mortalité plus importante. Pour autant, la mortalité n’a pas doublé, ni triplé. Il faut donc être très prudent dans la façon dont on présente ces variants ».
Cette situation sur le variant brésilien a donc abouti à mettre en place, par pure affichage pour rassurer, des procédures discriminantes à l’égard des passagers guyanais dont l'efficacité peut être discutable et discutée sur le plan scientifique. Le voyageur aérien de Guyane se trouve ainsi à devoir cocher successivement six conditionsparticulièrement restrictives et draconiennes :
1°) Il doit répondre préalablement à l’un des trois motifs impérieux et en apporter la preuve : motif impérieux d’ordre personnel ou familial ; motif de santé relevant de l’urgence ; motif professionnel ne pouvant être différé. Cette condition n'est pas contestable en soi. Il est évident que l'habitant de Guyane ne fera pas en moyenne huit heures de vol avec un masque pour se rendre dans l’hexagone pour des raisons futiles, outre le coût du billet d’avion.
2°) Il doit se soumettre à un test RT-PCR de moins de 72 heures avant d’embarquer. Ce test n'est pas discutable car il est le seul qui permette, en l'état, de s'assurer que la personne qui va voyager n'est pas infectée, notamment par des variants.
3°) Obligation nouvelle, il doit faire un autotest en arrivant à l’aéroport avant de s’enregistrer et d’embarquer. Une telle exigence est discutable puisque, par définition, le test RT-PCR qu’il a déjà fait offre une fiabilité scientifique à moins de 72 heures d’écart du vol prévu. On comprend difficilement cette obligation supplémentaire de soumettre un voyageur à un test de niveau très intérieur à celui qu’il vient de faire 72 heures au plus auparavant.
4°) Obligation nouvelle, à l’arrivée à l’aéroport d’Orly, ce même voyageur devra après avoir intégré une file d'attente discriminée et, après une très longue attente, se soumettre à un test antigénique dont la fiabilité est totalement illusoire et discutable. En effet, cela supposerait que le passager contracterait le virus dans l'avion alors que tous les passagers et le personnel d'équipage portent des masques chirurgicaux.
5°) Obligation nouvellement renforcée, il devra communiquer aux services de police ses coordonnées de lieu de séjour dans l’hexagone et faire un confinement de sept jours stricts. A cet effet, les agents de contrôle viendront au domicile de ce voyageur {guyanais} pour vérifier son identité réelle et la réalité de ce confinement imposé afin de s’assurer qu’il est observé. Nous pouvons imaginer aisément le traumatisme que cela peut causer à ces voyageurs guyanais et le regard soupçonneux du voisinage hexagonal qui voit débarquer chez ce voyageur des forces de l'ordre. Dans une société surmédiatisée où le moindre fait anodin est relayé dans le monde, cela a échappé aux autorités.
6°) Enfin, ce même voyageur devra effectuer au terme de sa septaine stricte un nouveau test RT-PCR pour être sur qu'il n'est pas contaminant pour les autres.
Toutes ces mesures seraient prises au nom du principe de précaution et pour la protection de la santé.
Si le droit à la santé est une liberté fondamentale Conseil d’État (3 décembre 2017, M. Pica-Picard), le principe de précaution doit être appliquée avec grand discernement. En effet, l’état d’urgence sanitaire a entraîné un bouleversement total de nos droits et de nos Libertés, de notre manière de vivre, voire de voir le monde avec un effet désastreux sur nos Libertés et parfois des énormités juridiques sanctionnées par les juridictions (Par exemple inconstitutionnalité des dispositions de l’article 16 l’ordonnance du 25 mars 2020 prévoyant la prolongation de plein droit des détentions provisoires Décision n° 2020-878/879 QPC du 29 janvier 2021, M. Ion Andronie R. et autre [Prolongation de plein droit des détentions provisoires dans un contexte d'urgence sanitaire]). Il convient de rappeler que toutes les dispositions prises au titre de l’état d’urgence sanitaires doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriés aux circonstances de temps et de lieu en application des dispositions du dernier alinéa de l’article L. 3331-15 du code de la santé publique.
Le respect du principe de précaution ne doit donc pas entraîner des contraintes disproportionnées par rapport aux menaces à éviter, sachant que le risque zéro n’existe pas sociétalement. Sur ce point, le Conseil d’État a ainsi été amené à sanctionner le gouvernement lorsque celui-ci prenait des décisions disproportionnées par rapport aux risque encourus. Ainsi, dans un arrêt rendu le 1er août 2013, Association générale des producteurs de maïs, il a annulé pour erreur manifeste d’appréciation un arrêté ministériel suspendant la mise en culture de variétés de semences de maïs génétiquement modifiés, autorisé au niveau européen. Le Conseil d’État exige que toute mesure de police satisfasse à trois critères cumulatifs : elle doit être réellement adaptée, nécessaire et proportionnée aux risques. A défaut de satisfaire ces trois exigences, la mesure porte atteinte à une liberté fondamentale, en l’espèce celle notamment d’aller et de venir (voir article de Patrick Lingibé Quel contrôle exerce le juge en matière de référé-liberté ?, Dalloz Actualité, 19 mai 2020).
On peut réellement donc s’interroger sur la pertinence et la proportionnalité de telles mesures de contrainte imposées à une communauté française discriminée en raison de son origine géographique dans les circonstances de l’espèce.
D’ailleurs, force est de constater que ces mêmes lourdes contraintes n’ont jamais été et n’auraient jamais été mises en place pour entrer sur le territoire guyanais alors que celui-ci s’est trouvé et se trouve exposé à d’autre variants anglais, sud-africain, indien ou autre et dispose au demeurant, comme les autres territoires ultramarins, d’un dispositif hospitalier aux capacités limitées et pouvant difficilement faire face à une épidémie de grande ampleur.
De même, certaines personnes sont dispensées de l’obligation de toute septaine sur le territoire guyanais alors qu’elles peuvent être porteuses d’une infection. De telles dispenses de septaine seraient difficilement envisageables, voire impossibles, en arrivant dans l’hexagone ou dans un territoire d’outre-mer. De même, si le variant brésilien avait été américain, aurait-on appliqué des contraintes similaires aux ressortissants américains avec le risque d’avoir une réaction vive de la part des États-Unis quant au traitement imposé ? Cette situation conduit donc à instituer deux poids deux mesures avec toutes les interprétations que cela peut donner lieu.
En conclusion, ces contraintes sont de nature à susciter chez certains une interrogation quant à la réalité de la considération et de l’appartenance de la Guyane et de sa population à la communauté nationale, pour le meilleur et pour le pire, en raison de la discrimination qui leur est faite sur le plan sanitaire.
En effet, il est évident que l'ensemble des contraintes, cumulées, conduisent en réalité à rendre très difficilement accessible, voire impossible, l’entrée dans l’hexagone des ressortissants provenant de la Guyane française, ces derniers étant traités comme s’ils relevaient de facto d'un état étranger, cela alors même qu'ils se déplacent pourtant sur leur territoire pour des raisons impérieuses, le territoire national constituant un tout outre-mer compris. Même si cela n’était pas l’objectif initialement poursuivi, la réalité est que le message envoyé à la population guyanaise revient à lui indiquer que ses membres ne sont pas les bienvenus en terre hexagonale et sur d’autres territoires ultramarins en l’état et qu’il est très préférable qu’ils restent chez eux. Il serait d’ailleurs impossible sur le plan juridique d’interdire à des ressortissants français de Guyane de rejoindre l’hexagone puisque le juge des référés du Conseil d’État a rappelé que le droit de rejoindre son lieu de résidence est un droit fondamental auquel les motifs impérieux, au demeurant indicatifs, ne peuvent porter atteinte (Voir article Patrick Lingibé, Le droit de rejoindre son lieu de résidence face aux motifs impérieux, Dalloz Actualité 18 mars 2021).
Aujourd’hui c’est la Guyane qui est stigmatisée où on la conjugue chaque jour et chaque nuit avec le variant brésilien aboutissant dans l’imaginaire hexagonal et autre en finalité à la considérer comme un appendice du Brésil au point d’assimiler les deux situations sanitaires pourtant radicalement différentes. Cependant, cette stigmatisation pourrait également toucher demain un autre territoire d’outre-mer avec sa population à laquelle on opposerait une sorte de barrière avec des contraintes sanitaires similaires rassurantes à l’affichage mais totalement illusoires pour se protéger d’un variant qui sévirait à un moment x.
Nous ne pouvons que regretter une communication officielle totalement maladroite et finalement inintelligible. La mise en place de contrôles stigmatisés envers des guyanaises et des guyanais risquent de conduire à des effets dévastateurs sur le plan de la confiance aux valeurs de la République et dans notre devise républicaine Liberté – Egalité - Fraternité.
Force est de constater que les deux derniers principes de cette devise Egalité et Fraternité ont été totalement oubliés dans le cas présent. Or, faut-il rappeler la reconnaissance constitutionnelle de l’existence des populations ultramarines au sein de la République à la suite de la réforme constitutionnelle de 2003 à travers l’article 72-3, premier alinéa, de la Constitution : « La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d'outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité ». Albert Camus écrivait : « La grandeur de l’homme est dans sa décision d’être plus fort que sa condition ».
C’est une pensée qui mérite d’être appliquée singulièrement en l’espèce en ces temps troublés et incertains : la République et les valeurs qu’elle se doit de porter, en toutes circonstances de temps et de lieu, doit être plus forte que les défis de peur que lui opposent un virus et ses mutations successives. L’égalité et la fraternité ne peuvent être à ce niveau négociées et négociables, à géométrie variable, en raison du lieu géographique où l’une de ses populations résiderait sur le territoire national, sauf à dénaturer la République et tout ce sur laquelle elle repose.
Même si toutefois le principe d’une égalité posée par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui a valeur constitutionnelle doit être nuancée dans son application stricte singulièrement en outre. Le Conseil constitutionnel rappelle sur ce point que ce principe d'égalité « ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général », sous certaines réserves de respecter des droits des droits fondamentaux. Ainsi un traitement différencié peut être appliqué pour une collectivité d’outre-mer en fonction d’une situation qui lui ait spécifique (pour un exemple d’application différencié purement guyanais : Décision n° 2016-589 QPC du 21 octobre 2016, Association des maires de Guyane et autres [Répartition, entre la collectivité territoriale et les communes de Guyane, de la fraction du produit de l'octroi de mer affectée à la dotation globale garantie]).
Mais la présente situation discriminante relève davantage d’une question proprement sociétale et de nos valeurs républicaines en partage que d’un débat strictement juridique.
Patrick Lingibé, avocat spécialiste, président de la Délégation Outre-mer de la Conférence des Bâtonniers de France