SÉRIE. Jour 6 : Aux sources de l'universalisme : 1789 et l'esclavage

SÉRIE. Jour 6 : Aux sources de l'universalisme : 1789 et l'esclavage

C’est un trou béant dans la mémoire nationale française : qui est capable, aujourd’hui, en France, d’expliquer pourquoi les plus de 700 000 esclaves de l’empire colonial français n’ont pas été immédiatement libérés après l’adoption de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le 26 août 1789 ? Et qui peut expliquer précisément ce par quoi il a fallu passer pour que la première abolition s’impose enfin, cinq ans plus tard ? Éléments de réponse par Pierre-Yves Bocquet, Directeur adjoint de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage. 

Ce n’est en effet que le 16 Pluviöse an II (le 4 février 1794) pour que la Convention nationale vote enfin, après bien des péripéties, le décret par lequel « la République française, une et indivisible […] abolit l'esclavage des Nègres dans les colonies ». Et l’histoire heurtée de cette marche vers ce qui reste l’un des textes les plus révolutionnaires de la Première République est révélatrice des difficultés auxquelles se heurtent toujours l’affirmation d’un principe universel. Une interrogation qui éclaire nombre de débats d’aujourd’hui.

1789 : une liberté et une égalité universelles ?

Le 26 août 1789, l’Assemblée constituante adopte la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont l’article 1er proclame : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Un texte à la portée universelle, qui est le fruit du grand mouvement révolutionnaire qui a saisi la France depuis la réunion des Etats Généraux le 5 mai 1789. 

Convoqués par le roi Louis XVI alors que la France traverse une grave crise économique, les Etats Généraux réunissent les représentants de la noblesse, du clergé et ceux du reste de la population, le Tiers Etat, qui se proclament « assemblée nationale » le 17 juin 1789. La nouvelle assemblée décide de doter le royaume d’une constitution. Après la prise de la Bastille le 14 juillet, elle vote l’abolition des privilèges le 4 août, puis décide d’adopter une déclaration des droits avant de rédiger la constitution. Inspirée par les idées des Lumières et les constitutions des états américains, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen est votée après 6 jours de débats le 26 août 1789, avec son célèbre premier article : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. ».

L’un des hommes forts de la période est Honoré Gabriel Riqueti de Mirabeau. Député du Tiers-Etat d’Aix et Marseille, il est aussi engagé contre l’esclavage, et a fait partie des fondateurs en 1788 de la Société des amis des Noirs, qui lutte pour l’abolition immédiate de la traite et l’abolition progressive de l’esclavage. Dès le vote de l’article 1er de la déclaration des droits de l’homme, il en saisit l’impact potentiel sur l’esclavage : le 20 août, il écrit dans le journal qu’il dirige : « Aucun [des députés colons] n’a proposé comme un amendement que les hommes blancs seuls naissent et demeurent libres ; aucun d’eux n’a proposé qu’on insérât cette clause pour les Africains, les hommes noirs naissent et demeurent esclaves ; la distinction de couleur détruit l’égalité des droits. »

Mais appliquer un principe est plus difficile que l’affirmer : après avoir voté cet article, l’assemblée n’en tire aucune conséquence face aux deux situations qui violent ce principe dans les colonies : l’existence de l’esclavage lui-même, mais aussi la discrimination que les colons blancs imposent aux libres de couleur noirs ou métis dans les colonies, en les privant de citoyenneté. En effet, ces colons ont obtenu d’être les seuls représentants des colonies à l’assemblée. Ni les libres de couleur ni, a fortiori, les esclaves n’y sont représentés. 

Premières réactions

Si cette contradiction ne semble pas choquer la masse des révolutionnaires, ceux qui sont directement concernés en ont parfaitement compris le sens : les colons d’un côté, et les libres de couleur discriminés et les esclaves de l’autre. Les premiers créent dès le 20 août 1789 une association appelée à devenir un puissant lobby, le club de Massiac, du nom de l’hôtel particulier du marquis de Massiac où elle se réunit. L’objet explicite du Club est d’obtenir que le droit français reconnaisse officiellement que la déclaration des droits de l’homme ne s’applique pas dans les colonies et que l’assemblée nationale n’y légifère pas.

Les seconds se saisissent immédiatement de la déclaration pour réclamer leurs droits : dès le 29 août 1789, un groupe de libres de couleur se réunit à Paris. Le mois suivant, ils adressent à l’assemblée nationale un Cahier dans lequel ils demandent que « la Déclaration des droits de l’homme, arrêtée dans l’Assemblée Nationale, leur soit commune avec les Blancs ». Vincent Ogé, futur leader et martyr de la révolte des libres de couleur à Saint-Domingue en 1790-1791, est parmi les signataires. 

Et les échos de la déclaration se réverbèrent jusqu’à Saint-Domingue. En octobre 1789, un témoin écrit : « le plus terrible ce sont les noirs qui entendant que la cocarde est pour la liberté et l’égalité ont voulu se soulever. On en a conduit beaucoup à l’échafaud dans les grands quartiers, cela a tout apaisé. » L’auteur de ces lignes est François Raimond, frère de Julien Raimond, métis de Saint-Domingue qui lutte depuis plusieurs années contre le préjugé de couleur dont les métis et les Noirs émancipés sont les victimes. A cette époque il n’est pas encore favorable à l’abolition de l’esclavage.

La liberté et l’égalité en marche

Les premiers effets de la déclaration des droits de l’homme sont pour les libres de couleur : au printemps 1791, l’assemblée, émue par l’exécution de Vincent Ogé (roué en place publique à Saint-Domingue le 25 février après avoir été arrêté et condamné à mort par le pouvoir colonial), fait enfin droit à leurs revendications, en accordant la citoyenneté pleine et entière à ceux d’entre eux qui sont nés de père et mère libres, par un décret du 15 mai 1791. Mesure partielle, mais qui est encore trop pour les colons blancs : minoritaires à l’assemblée, mais très influents auprès de l’homme fort du moment, le député Antoine Barnave, ils parviennent le 24 septembre 1791 à faire abroger le décret du 15 mai.

Cette victoire réactionnaire est de courte durée. Car la déclaration des droits de l’homme a ébranlé le fondement même du système esclavagiste, et, à Saint-Domingue, plus rien ne semble pouvoir arrêter la marche vers la liberté et l’égalité générales : au moment où les colons à Paris imposent le retour en arrière, les esclaves de St-Domingue se sont soulevés depuis déjà plus d’un mois. Ils ont pour eux leur nombre (ils représentent 90% des 500 000 habitants de la colonie), et des chefs décidés, parmi lesquels le libre de couleur Toussaint Louverture. En deux ans ils balaient l’ordre colonial. Sonthonax, envoyé sur place par la Convention en 1792, est obligé de reconnaître l’abolition en 1793. C’est cette mesure qui sera confirmée par la Convention pour toutes les colonies le 4 février 1794. Reconnue par la déclaration des droits de 1793, l’interdiction de l’esclavage est enfin effective.

La force d’une idée universelle

Texte juridique sans effet immédiat sur les injustices de l’ordre colonial mais à la puissance symbolique réelle et durable jusqu’au-delà des océans, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 témoigne par ses contradictions mêmes de la force et des limites du droit comme instrument de libération, autant que des ambiguïtés de l’universalisme des révolutionnaires confrontés à la réalité des intérêts au cœur du système colonial. 

Pourquoi la déclaration des droits de l’homme n’a-t-elle pas immédiatement libéré les esclaves des colonies ? D’abord parce que l’abolition contrariait des intérêts puissants, dans cette période où l’esclavage colonial était une composant de l’économie française, et où la prospérité des colonies était un instrument de puissance pour la France. Mais aussi parce que beaucoup en France métropolitaine ne voyaient pas dans la revendication de liberté et d’égalité des populations victimes des injustices de la société coloniale un combat majeur, nécessitant de bousculer ces puissants intérêts. Et c’est parce que ces populations ont pris leur destin en main pour imposer leurs droits que l’histoire s’est accélérée, et que les arguments des esprits d’avant-garde qui portaient en métropole la cause de l’abolition ont pu s’imposer.

Affirmer théoriquement des droits ne suffit pas : face aux intérêts qui résistent, il est aussi nécessaire de se mobiliser pour les imposer. Cette mobilisation est évidemment celle des premiers concernés, mais la force d’une idée universelle est qu’elle peut être portée par n’importe qui. Dans le combat pour l’abolition en France entre 1789 et 1804, on a vu des hommes et des femmes de toutes origines, d’anciens esclaves et d’anciens propriétaires d’esclaves, des personnes qui n’avaient jamais quitté les colonies et d’autres qui n’avaient jamais quitté la métropole, un prêtre comme l’Abbé Grégoire et une écrivaine comme Olympe de Gouges, un soldat comme Toussaint Louverture et une femme sans arme comme Solitude.

C’est tout cela que nous raconte l’histoire de la première abolition sous la Révolution Française. Qui dira que ces leçons ne sont pas utiles pour aujourd’hui, alors que nous voyons les discriminations persister en France, et l’esclavage moderne perdurer dans le monde ? qui dira que ces destins ne sont pas inspirants ? qui pensera qu’ils ne concerneraient que les outre-mer, et pas la France toute entière. C’est notre histoire commune, et il est temps de les faire entrer de plain-pied dans notre mémoire nationale.

Pierre-Yves Bocquet, Directeur adjoint de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage 

Pour lire au lire les précédents épisode de notre série, c'est ici. 

Pour en savoir plus :

Bénot Yves. La question coloniale en 1789 : l'année des déceptions et des contradictions. In: Dix-huitième Siècle, n°20, 1988 : https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1988_num_20_1_2865

Frédéric Régent, « Préjugé de couleur, esclavage et citoyennetés dans les colonies françaises (1789-1848) », La Révolution française [En ligne], 9 | 2015, mis en ligne le 16 novembre 2015, consulté le 27 août 2021. URL : http://journals.openedition.org/lrf/1403 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lrf.1403