Intitulée « Les industries en Outre-mer et leurs transitions » elle donne la parole à des universitaires, des experts, des chefs d’entreprises, des économistes. Réparties dans trois chapitres « Panorama », « Exemples industriels » et « Contributions nationales ou mondiales des DOM COM », leurs réflexions, leurs présentations et leurs analyses permettent d’apprécier la diversité des réalités industrielles de nos territoires, d’en comprendre les enjeux et les particularités et de mesurer combien et comment les industries de nos outre-mer, dans les trois bassins océaniques, relèvent les défis contemporains que sont l’économie circulaire, la décarbonation et la transition numérique.
Ce numéro de la revue dresse le portrait d’un secteur méconnu de nos économies ultramarines, riche de savoir-faire et de potentiel. Il est disponible en consultation libre sur le lien suivant: https://annales.org/ri/2023/ri-aout-2023.pdf.
Les industries des outre-mer et leurs transitions
Il y a des industries outre-mer. Leur part, 13 % du total des emplois (article de Bruno Terrien et Aurélien Guillou, IEDOM/IEOM, chiffre 2021, pp. 7-14) est inférieure à celle constatée en métropole (16 %) ; elle n’est pour autant, ni hors de proportion, ni négligeable. Ce n’est sans doute pas l’intuition première, tant l’économie marchande y est perçue – et c’est la réalité – comme plus restreinte. Ainsi, le secteur marchand emploie 44 % des salariés (donnée en province pour exclure les particularités de la région parisienne, 2016) pour 32 % à la Réunion, 35 % en Martinique, 30 % en Guadeloupe, 18 % en Guyane. De surcroît, les économies ultramarines sont, à l’exception principale de la Nouvelle-Calédonie, très importatrices. Le taux de couverture exportation sur importation des biens est, en 2019, de 14 % en Martinique, 10 % en Guadeloupe et Guyane, 5 % à la Réunion, 1 % à Mayotte.
La présence d’un secteur industriel vient en contre-poids d’un modèle socio-économique très largement fondé sur la présence des administrations et des établissements sanitaires publics. Ces secteurs représentent une part importante de la vie économique et de l’emploi en province ; le phénomène est aggravé outre-mer. Il vient même parfois en solution de crises structurelles. Ainsi, à Saint-Pierre et Miquelon, la réponse au déclin de la pêche a été le développement de l’administration. L’administration exerce aussi, par exemple par le niveau des rémunérations qu’elle verse à de nombreux agents publics, un effet dissuasif à l’embauche dans les entreprises, entre autres celles du secteur industriel, et dégrade leur compétitivité.
Le secteur de l’énergie, de l’eau et de la gestion des déchets occupe une place nettement plus importante qu’en métropole (19 % contre 9 % des emplois industriels). L’enjeu y est alors de voir s’il se rapproche davantage d’un modèle concurrentiel et marchand, ou s’il se maintient comme un prolongement des administrations. Le développement des énergies renouvelables rapproche de la première hypothèse.
Au surplus, les industries outre-mer sont, historiquement, très liées au secteur primaire. La transformation de produits agricoles (sucre, rhum…) représente une part plus importante qu’en métropole et participe d’un ancrage territorial de l’industrie, ancrage qui crée un véritable attachement à ces activités.
En tout cas, dans le contexte national de déclin de l’industrie, puis aujourd’hui de réindustrialisation, les outre-mer démontrent la stabilité de l’emploi industriel, quand celui-ci reculait de deux points en métropole. C’est sans doute l’effet combiné d’un caractère très dispersé du secteur industriel (à l’exception de la mine et de la métallurgie en Nouvelle-Calédonie) et des protections (tarifaires et non tarifaires) dont il dispose. Le résultat est là ; il ne dispense pas d’aborder différentes questions de l’avenir de ce secteur, comme le proposent les articles de cette édition de la série Réalités industrielles.
Interventions et protections
Les entreprises outre-mer bénéficient, depuis longtemps, de mesures destinées à en favoriser le développement, y encourager l’investissement et l’emploi : interventions directes, aides fiscales à l’investissement, exonération de charges sociales, protections tarifaires et non tarifaires. Le secteur de l’industrie – avec celui de l’agriculture – a toujours été ciblé comme justifiant un intérêt particulier. Ces mesures répondent – y compris dans leur justification au sein de l’Union européenne – à la situation propre des territoires ultramarins (contraintes géographiques, climatiques…), mais aussi à la conscience : d’un retard d’investissement, d’équipement des entreprises, d’un développement insuffisant du secteur marchand ; et à la volonté de stimuler celui-ci. Au regard de la bonne tenue relative du secteur industriel, on peut considérer le bilan comme positif. Au regard d’une situation de l’emploi qui reste très dégradée (en particulier le chômage des jeunes), il y a encore beaucoup à faire.
Au surplus, ce soutien à l’activité n’empêche pas le déclin démographique de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Nouvelle-Calédonie, de Wallis et Futuna et de Saint-Pierre et Miquelon. Ce déclin est plus particulièrement marqué s’agissant des jeunes diplômés qui ne restent pas ou ne reviennent pas « au pays ». C’est, particulièrement pour l’avenir de l’industrie, une source d’inquiétude majeure.
Un des dispositifs de protection, dans les départements et régions d’outre-mer, est l’octroi de mer, taxation différentielle des produits fabriqués localement ou importés, dispositif validé par l’Union européenne. D’autres mesures à visée comparable existent dans les collectivités d’outre-mer qui, sauf Saint-Martin, sont hors de l’Union européenne au sens plein. L’octroi de mer coexiste, le plus souvent, avec une TVA à taux inférieurs à ceux de la métropole. L’aggravation de l’inflation, les critiques récurrentes sur « la vie chère » outre-mer, mettent en question l’octroi de mer. Au-delà de sa fonction de protection de la production locale, il contribue aussi au financement des collectivités. Par quoi le remplacer ? Une TVA spécifique ? Le gouvernement a ouvert le débat ; aucune solution n’est aujourd’hui évidente. Des améliorations paramétrées (par exemple sur les taux appliqués aux produits de première nécessité), la transparence dans la fixation des taux sont évoquées. En tout cas, le secteur de l’industrie revendique le maintien d’une protection efficace et durable, et rappelle le principe de l’économiste et mathématicien Nicolas-François Canard, repris par Thiers, selon lequel « un vieil impôt est un bon impôt »…
L’ouverture régionale
La question de l’ouverture des économies ultramarines sur leur environnement régional est ancienne et frustrante. La situation géographique insulaire (à l’exception de la Guyane) ne dispense pas de cette interrogation. Le cadre européen, les politiques nationales, les choix locaux contribuent à une très faible ouverture. L’Europe impose des normes qui sont différentes de celles utilisées sur les marchés des territoires voisins. Et compte tenu des écarts de compétitivité (en particulier du fait des salaires), le fabricant de matériaux de construction a-t-il intérêt ou non à l’ouverture ? Et l’entreprise de BTP ? L’inclusion des départements et régions d’outre-mer dans le périmètre des « zones non interconnectés » (ZNI) permet de bénéficier d’une péréquation nationale qui protège du coût de revient local de production de l’électricité. Dès lors, la Guyane est une « île électrique », et toute question de coopération avec le Surinam ou le Brésil voisins est hors sujet. Les autorités locales évoquent souvent l’importance de la coopération régionale. Mais la réalité est, en droit ou en fait, une grande fermeture (réciproque) aux investissements, des flux d’affaires extrêmement limités. Ensuite, bien sûr, se pose la question de ce que les industries locales pourraient exporter. Le bilan actuel est maigre ; il n’évolue pas beaucoup. Mais, à exporter du minerai de nickel en Asie, la Nouvelle-Calédonie perdrait-elle à en exporter aussi en Australie ? C’est un enjeu local, c’est aussi un enjeu national – sans desservir l’objectif français, voire européen, d’autonomie stratégique pour l’approvisionnement en métaux rares – s’il s’agit de positionner la France dans une stratégie indo-pacifique.
Parfois, la fermeture est une sorte d’auto-fermeture, où la France, pour différentes raisons, restreint l’exploitation (et alors la transformation) de ressources, quand, illégalement, ses voisins la pratiquent, parfois même sur nos territoires. Il en est ainsi de l’or, de la pêche, ou même des hydrocarbures en Guyane. Les choix et restrictions de la partie française sont alors, quel que soit leur fondement, de peu d’effet.
Cette question du degré d’ouverture ou d’intégration régionale souhaitée, selon les conséquences favorables ou non, selon les secteurs, mériterait davantage d’attention. On parle beaucoup de régionalisation de la mondialisation. Nos territoires et nos industries n’y échappent pas, par exemple à constater la restructuration du transport maritime. Ces conditions nouvelles justifieraient un examen nouveau de cet enjeu.
La décarbonation
Les économies ultramarines sont très carbonées. Le mix électrique est encore très dépendant des hydrocarbures (dans un contexte d’absence de nucléaire et de montée progressive des énergies renouvelables). Le niveau d’importation de biens est élevé induisant une forte empreinte carbone. L’économie dépend beaucoup de transports carbonés (l’automobile est reine faute de transports en commun ; le rôle de l’avion est central tant pour la venue des touristes que pour les déplacements de population ; le transport maritime conditionne les échanges commerciaux).
Au-delà, les populations ultramarines sont sensibles au changement climatique et, par exemple, à la montée des eaux. Des atolls peuvent disparaitre en Polynésie ; l’île d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie, peut être séparée en deux ; le village de Miquelon, à Saint-Pierre et Miquelon, devra, sans doute, être déplacé…
La décarbonation est une contrainte, mais elle est aussi une opportunité industrielle. Opportunité d’évaluation et d’évolution des entreprises industrielles qui ont engagé de nombreuses initiatives. Opportunité de production et d’autoconsommation sur le site industriel. Opportunité de travailler davantage à la circularité dans l’économie locale, du recyclage à la reconversion des friches. Opportunité de mieux calibrer la taille et les besoins énergétiques des outils de production. Ce peut être l’enjeu d’initiatives autour de l’industrie 4.0, de la miniaturisation, customisation des outils de production, rares encore. Opportunité de débouchés nouveaux, attractifs pour de jeunes talents jusqu’ici guère désireux de rester, revenir ou venir « au pays » après leurs études supérieures. Opportunité du fait d’un gisement important d’énergies renouvelables, sur terre, dans l’air, en mer. Ces opportunités doivent permettre de répondre aux exigences normatives et commerciales. Elles peuvent aider à compenser des faiblesses actuelles de compétitivité. Le nickel calédonien est cher ; un nickel vert peut devenir un atout compétitif.
Assez classiquement, la réussite de la décarbonation, du développement des énergies non carbonées passe par la visibilité et la stabilité des règles. Les industriels producteurs d’énergie et leurs clients sont par exemple demandeurs de programmations pluriannuelles de l’énergie sur une plus longue période (dix ans) dans les départements et régions d’outre-mer, et d’appels d’offres de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) plus réguliers. Là où la CRE n’est pas compétente (les collectivités d’outre-mer), une gouvernance devra être établie. Les enjeux de financement, de foncier, de formation, d’acceptation environnementale et sociale sont naturellement présents. La nature des réseaux est un point toujours important, avec des difficultés de connectique, compte tenu des problèmes récurrents de communication, incompatibles avec la gestion de l’intermittence. Enfin, les outre-mer sont un terrain propice aux innovations. Le petit nucléaire est parfois évoqué, avec l’intérêt porté, à plus long terme, à l’installation de SMR (small modular reactor) en Nouvelle-Calédonie, compte tenu de la présence d’industries électro-intensives, ou à la Réunion, territoire le plus peuplé.
Les new-tech
Les outre-mer, et cette édition l’illustre, sont des territoires favorables à l’éclosion de start-up et au développement des activités numériques. Ces entreprises étaient bien présentes au dernier salon Vivatech à Paris, comme au C.E.S. de Las Vegas. Un call center basique reste moins cher à l’île Maurice qu’à la Réunion, mais la lecture de radios médicales, à horaire décalé, se fait en Polynésie. La création, artistique, industrielle, de service est vivace. Le handicap lié à la distance est effacé, les talents locaux existent, avec quelques profils classiques et des parcours de type « École 42 ». Ce secteur est davantage demandeur d’infrastructures, de formation que de protection.
Je souhaite remercier tous les contributeurs à cette édition, hommes et femmes d’entreprises ou d’institutions, universitaires, chercheurs. Ils apportent leur compétence et leur expérience dans l’analyse d’un sujet jusqu’ici inédit dans Les Annales des Mines. Je me suis contenté de les solliciter pour illustrer différents secteurs, différentes problématiques, porter une analyse globale, ouvrir les perspectives de transformation. Ils s’expriment en toute liberté.
Hervé Mariton,
Ancien ministre,
Président de la FEDOM.