C’est à Antecume, à trois heures de pirogue au sud de Maripasoula, que Sergina Telon est directrice d’école. La jeune femme, première adjointe au maire de Papaïchton, commune voisine de l’Ouest guyanais, est également conseillère communautaire et territoriale, ainsi que présidente de l’association humanitaire Wi Sa Yeepi. Dans ces zones isolées et enclavées, Sergina Telon jongle entre plusieurs casquettes pour mener son combat pour le désenclavement.
C’est une directrice d’école pas comme les autres qui nous accorde un peu de temps pour nous parler de son quotidien. Sergina Telon est directrice d’école. Elle exerce son métier dans un contexte d’isolement extrême, où chaque jour est un défi logistique autant qu’éducatif.
« Quand on parle de sites isolés, il faut bien comprendre ce que cela signifie : ici, nous n’avons pas de route, pas de magasin, pas de réseau téléphonique. On ne va pas au travail en voiture, on prend une pirogue ou un avion. La moindre communication avec l’extérieur peut devenir un casse-tête, et pourtant, c’est ici que nous devons assurer une éducation de qualité aux enfants », explique-t-elle.
Dans l’établissement qu’elle dirige, 80 élèves suivent les cours, dont certains dans une classe connectée de sixième, un dispositif mis en place pour pallier l’absence d’un collège sur place. « Les enfants suivent les cours à distance en visioconférence. C’est un début de solution, mais ce n’est pas idéal. On essaie de les accompagner au mieux pour qu’ils puissent poursuivre leur scolarité sans avoir à quitter trop tôt leur famille. Ici, dans ce village amérindien de 400 habitants, L’école n’est pas seulement un lieu d’apprentissage académique, c’est aussi un pont entre les traditions et le monde moderne. »
Dans ce village accessible uniquement par voie fluviale, on s’adapte. Cela fait deux ans que Sergina Telon a pris ses fonctions. « Il faut savoir s’adapter à son environnement, accepter d’être coupé du monde. Je sais ce que c’est étant moi-même issue d’un territoire extrêmement isolé. C’est aussi une richesse : on apprend à vivre autrement et à comprendre pleinement la réalité de ces territoires. »
Les défis de l’éducation en site isolé
Dans cette partie de l’Ouest, l’absence de réseau téléphonique est l’une des problématiques les plus criantes. « Il arrive qu’on capte un signal du Suriname, mais rien de stable », alerte la directrice d’école. « Imaginez ce que cela signifie en cas de problème grave, pour alerter un médecin, pour appeler sa famille, pour tout simplement vivre connecté au reste du monde. Il faut tout le temps apprendre à composer avec le manque de ressources, l’absence de connexion, les difficultés à faire venir du matériel scolaire… Rien ne se fait facilement, tout prend du temps. »
L’isolement géographique a aussi des répercussions sur la vie personnelle des enseignants. « Au début, je faisais quatre heures de pirogue chaque jour pour rentrer chez moi. Désormais, je reste sur site la semaine et je rentre le week-end quand c’est possible, ou en milieu de semaine si mon agenda d’élue me le permet. C’est un mode de vie à part entière. »
Mais cette vie lui permet aussi de créer un lien privilégié avec les élèves et leurs familles. « Dans un tel contexte, on ne peut pas se contenter d’enseigner puis de rentrer chez soi. Ici, l’éducation est une responsabilité collective. Si les parents ne croient pas en l’école, alors les enfants non plus. C’est pourquoi nous les invitons à venir voir comment nous travaillons, à participer à la vie de l’établissement. L’éducation ne doit pas être perçue comme une obligation imposée de l’extérieur, mais comme une chance pour les enfants. »

Au-delà des apprentissages scolaires, Sergina Telon voit dans l’éducation un moyen de lutter contre l’isolement et de donner à ces jeunes les clés d’un avenir meilleur. «Plus nos jeunes seront formés, plus ils auront les moyens de faire évoluer leur territoire. » C’est aussi pour cette raison qu’elle milite activement pour une amélioration des infrastructures locales.
« Le manque de réseau, les difficultés d’accès, tout cela nuit directement à l’éducation. Quand il n’y a pas de connexion, les cours en ligne ne fonctionnent pas. Quand il faut plusieurs jours pour faire venir un simple cahier, c’est un frein à l’apprentissage. On ne peut pas continuer ainsi. » Son engagement ne se limite donc pas aux murs de son école. En tant qu’élue, elle fait pression pour obtenir de meilleures conditions pour les élèves et les enseignants. En effet, parallèlement à son métier d’enseignante, Sergina Telon est la première adjointe au maire de Papaïchton. Elle est la première femme à occuper ce poste dans cette commune de près de 6 000 habitants.
Son engagement politique prend racine dans son histoire personnelle. Originaire elle-même d’un village enclavé, elle a dû quitter sa famille dès l’âge de 10 ans pour poursuivre sa scolarité. « À l’époque, il n’y avait pas de collège. J’ai dû partir étudier chez les bonnes sœurs, puis rejoindre Cayenne. Je connais l’isolement, je sais ce que c’est que d’être séparé de ses parents pour aller à l’école. »
Aujourd’hui, en tant qu’élue, elle défend avec force l’accès à l’éducation pour tous et le désenclavement du Haut-Maroni. Pour Sergina Telon, travailler et agir dans l’Ouest guyanais, c’est bien plus que transmettre un savoir : c’est un combat quotidien pour que chaque enfant ait sa chance, malgré l’isolement et les difficultés.
Le défi des infrastructures
Le manque d’infrastructures dans l’Ouest guyanais va bien au-delà du simple problème de réseau. L’accès à l’eau potable et à l’électricité reste un défi majeur pour les habitants. « Nous avons des villages où l’eau du robinet n’est pas propre à la consommation, où les coupures d’électricité sont fréquentes, rendant encore plus difficile l’accès aux services de base. Et pourtant, nous sommes en France. » Ces difficultés ont des conséquences directes sur l’éducation. « Comment voulez-vous organiser des classes connectées si l’on manque d’électricité pour alimenter un ordinateur ? Comment peut-on demander à des enfants d’apprendre dans de bonnes conditions s’ils vivent dans des foyers sans eau potable ? »
Pour Sergina Telon, le premier levier d’action serait de désenclaver physiquement la région. « Aujourd’hui, tout se fait par voie fluviale ou aérienne. Il n’y a pas de routes. Imaginez une urgence médicale, un enfant qui a un grave problème de santé. Il faut attendre qu’un avion soit disponible ou que la météo permette de naviguer. On perd un temps précieux, parfois au péril de vies humaines. Il est temps que l’on prenne la question des routes au sérieux. Il ne s’agit pas seulement de poser quelques pylônes pour améliorer la connexion mobile. Il faut une vraie politique de développement, avec des routes, des hôpitaux de proximité, des écoles équipées et des services publics accessibles. Aujourd’hui, la Guyane fonctionne à deux vitesses : une partie est reliée au monde moderne, et l’autre survit dans un isolement qui ne devrait plus exister ».
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Sergina Telon se veut une voix forte de l’Ouest, le porte-voix de ceux, oubliés, au cœur de ces espaces totalement enclavés. Pour cela, elle est également sur le terrain avec l’association Wi Sa Yeepi, dont elle est la présidente. Celle-ci est dédiée à l’aide humanitaire et sociale. « En Guyane, nous faisons face à des sécheresses, des inondations. Nous allons à la rencontre des sinistrés, nous leur apportons une aide, que ce soit alimentaire, vestimentaire ou simplement de l’écoute. »
Si l’association a vocation à intervenir sur l’ensemble du territoire, elle concentre pour l’instant son action sur le Maroni, où les besoins sont criants. « Il faut aller sur place pour comprendre. Ce sont des réalités que beaucoup ignorent. Ces populations ont besoin de médecins, de professeurs, d’accompagnateurs. Il faut agir. »
Abby Said Adinani