INTERVIEW EXCLUSIVE. Olivier Poivre d’Arvor, ambassadeur pour les pôles et les océans et envoyé spécial du Président de la République pour la 3e Conférence des Nations Unies sur les Océans : « Nous devons affirmer collectivement notre puissance maritime. Il est essentiel que les Outre-mer soient pleinement représentées lors de cet événement»

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INTERVIEW EXCLUSIVE. Olivier Poivre d’Arvor, ambassadeur pour les pôles et les océans et envoyé spécial du Président de la République pour la 3e Conférence des Nations Unies sur les Océans : « Nous devons affirmer collectivement notre puissance maritime. Il est essentiel que les Outre-mer soient pleinement représentées lors de cet événement»

À l’approche de la 3ᵉ Conférence des Nations Unies sur l’Océan (UNOC 3), qui se tiendra à Nice du 9 au 13 juin 2025, Outremers 360 a rencontré Olivier Poivre d’Arvor, ambassadeur pour les pôles et les océans et envoyé spécial du Président de la République pour cet événement international. Défenseur engagé de la protection des océans, il revient sur les enjeux majeurs de cette conférence : la préservation de la biodiversité marine, le développement d’une économie bleue durable et le rôle stratégique des Outre-mer, qui font de la France la deuxième puissance maritime mondiale. Au cœur de l’Archipel France, les territoires ultramarins s’affirment comme des acteurs clés de la gouvernance océanique et de la transition écologique, plaçant l’Hexagone en première ligne des négociations pour un accord ambitieux en faveur de l’avenir de nos océans. Entre urgence et solutions, Olivier Poivre d’Arvor nous apporte son éclairage sur les priorités et les actions portées par la France.

Trois ans après le One Ocean Summit 2022 et la Charte de Brest, quel bilan tirez-vous des engagements pris et comment l’UNOC 3 s’inscrit dans cette continuité ?

 Il faut rappeler que, sous la présidence française de l'Union européenne, la République a fait le choix de placer l’océan au cœur des priorités. C'était une décision politique forte, inédite à l'échelle de l’Union. Organiser un sommet comme celui de Brest (One Ocean Summit) a été un défi complexe, mais cela a permis de structurer une ambition commune, avec une participation importante de nombreux acteurs, notamment européens.

Il me semble que, pour la première fois, la France a clairement affirmé son leadership sur les questions océaniques, non seulement en Europe mais aussi à l’échelle mondiale. Le Président de la République, avec qui nous avons échangé sur ce sujet, a pris pleinement conscience du rôle stratégique que nous devons jouer grâce à notre puissance maritime. Nous disposons d’un domaine maritime immense, en grande partie grâce à l’Outre-mer. C’est un atout aussi déterminant que le numérique pour les États-Unis ou que l’exploration spatiale.

Le One Ocean Summit de Brest a abouti à plusieurs engagements majeurs qui, avec du recul, apparaissent comme visionnaires. Surtout, il a permis de faire avancer considérablement l’agenda océanique à l’échelle internationale et européenne. À ce titre, la Commission européenne prépare actuellement un « Plan Bleu Européen » qui permettra aux États membres d’adresser plusieurs enjeux majeurs, notamment la décarbonation du transport maritime. Nous avons réuni les principaux armateurs européens, et si tout se passe comme prévu, un accord sera conclu en avril à l’Organisation Maritime Internationale pour viser un transport maritime zéro carbone d’ici 2050.

Nous poursuivons également la dynamique initiée autour du traité sur la protection de la haute mer, avec l’objectif de parvenir rapidement à sa ratification. Un autre enjeu essentiel reste l’initiative 30x30, qui vise à protéger 30 % des espaces marins et terrestres d’ici 2030. Nous sommes encore loin du compte, mais nous allons nous employer à progresser, notamment en annonçant de nouvelles aires marines protégées à l’échelle nationale. L’Outre-mer jouera un rôle clé dans cet engagement, avec la Polynésie française et possiblement les îles Éparses comme zones stratégiques.

L’UNOC 3, qui se tiendra à Nice en juin 2025, sera une nouvelle étape déterminante. Nous devons affirmer collectivement notre puissance maritime. Il est essentiel que les Outre-mer soient pleinement représentées lors de cet événement. L’affirmation de l’Archipel France – quel que soit le terme exact que l’on choisisse – représente une force considérable, non seulement pour l’Hexagone, mais aussi pour les outre-mer. Affirmer ensemble notre puissance maritime est essentiel, et la présence des outre-mer à Nice revêt une importance majeure. Pour nous, c’est une nécessité.

J’ai été très heureux de constater que Manuel Valls, en tant que ministre des Outre-mer, prend ces enjeux très au sérieux. Bien sûr, il est mobilisé sur des dossiers urgents comme ceux de Mayotte ou de la Nouvelle-Calédonie, mais il a également à cœur de garantir une présence forte des Outre-mer à Nice. Cette mobilisation se traduira par un pavillon dédié aux Outre-mer, rassemblant l’ensemble des territoires ultramarins et leurs exécutifs.

L’économie bleue est souvent perçue comme un levier de croissance, mais peut constituer une menace pour les écosystèmes marins Comment la France compte-t-elle concilier développement de l’économie bleue et préservation des océans ?

La question revient à se demander comment penser la mer ? À mon avis, il ne faut pas l’envisager de manière totalement binaire, opposant d’un côté une exploitation totale et de l’autre une protection absolue. La relation de l’homme avec la mer est une relation d’usage, mais aussi une relation vitale, que ce soit en termes de sécurité alimentaire ou de sécurité climatique.

Si l’on veut avancer à Nice, il faut sortir de cette vision simpliste où la mer serait une entité figée, peuplée de poissons à protéger de toute éternité, et où l’homme, vu comme un prédateur, ne ferait qu’exploiter et détruire à coups de bateaux et de forages. Il s’agit plutôt de construire une relation équilibrée entre l’humanité et l’océan.

Nice sera un tournant. Cette conférence est, de facto, la plus importante jamais organisée sur l’océan, que ce soit en termes de mobilisation politique, de nombre de chefs d’État présents, de délégués ou de livrables concrets. Et surtout, elle arrive dix ans après l’Accord de Paris. Après Paris, il nous faut un « Plan d’Action de Nice pour l’Océan », mais au-delà des déclarations, il faut des actions concrètes.

L’enjeu est aussi financier. L’ODD 14 (Objectif de Développement Durable sur l’océan) est le moins financé de tous. Alors, est-ce que les États sont prêts à investir davantage dans l’économie bleue ? Honnêtement, je ne le pense pas. L’investissement privé est-il au rendez-vous ? Pas encore suffisamment. Pourtant, l’océan représente une nouvelle frontière exceptionnelle où la France et l’Europe disposent d’un avantage certain. La vraie différence doit venir de là : attirer des investisseurs qui, au lieu de viser Mars, choisiront d’explorer et de développer durablement les océans.

À Nice, nous travaillerons avec Monaco et d’autres acteurs sur ces enjeux. Comment faire en sorte que les différentes industries – le shipping, le tourisme, la pêche, les énergies marines renouvelables, les câbles sous-marins – permettent aux territoires de tirer parti de leur situation maritime ? Cela concerne particulièrement nos outre-mer. Certains, comme la Polynésie, ont une forte conscience de leur dimension maritime. D’autres, beaucoup moins. Or, si l’on met de côté le tourisme, les économies bleues de nos outre-mer restent encore sous-développées. Il y a pourtant un potentiel immense à exploiter, notamment via des investissements structurants dans les infrastructures portuaires et logistiques.

Face aux défis et aux opportunités liés à l’économie bleue, les territoires ultramarins adoptent des approches variées, progressant à des rythmes différents dans leur intégration aux dynamiques maritimes et économiques globales. Quels sont les leviers permettant aux outre-mer d’être des acteurs à part entière du développement maritime et économique, et comment surmonter les freins qui entravent encore certains territoires dans cette dynamique ?

 C’est une réflexion très personnelle, mais je pense que nous avons collectivement un problème pour concevoir notre pays tel qu’il est réellement : un territoire réparti sur les 360° du globe. Nous avons du mal à l’envisager dans sa globalité. Certains ne le pensent même pas, d’autres se limitent à voir la France comme un hexagone avec une tradition navale et, à côté, des « appendices » qu’ils considèrent presque comme des colonies. Mais ce raisonnement est dépassé, d’un côté comme de l’autre. Nous formons une puissance et un espace cohérent. Si nous ne sommes pas ensemble, nous ne sommes plus une puissance. C’est un choix à faire.

Plutôt que de parler uniquement de stratégie indo-pacifique sous l’angle sécuritaire et géopolitique – ce qui est bien sûr essentiel, que ce soit dans le Pacifique, l’Atlantique ou l’Arctique – il faut avant tout penser en termes d’économie, de développement économique et humain. À partir de là, on peut bâtir une véritable stratégie.

La Polynésie, par exemple, a une conscience très aiguë de la manière dont elle peut construire son développement. La Nouvelle-Calédonie, je ne me prononcerai pas sur sa situation récente, mais il y a là aussi un potentiel important à structurer. L’océan Indien présente également une dynamique à exploiter, notamment avec La Réunion, qui bénéficie d’une proximité avec l’Antarctique et d’un positionnement stratégique dans un ensemble où l’Afrique, en particulier l’Afrique de l’Est, constitue un horizon économique majeur.

Mayotte est un sujet à part. J’y suis allé plusieurs fois et l’on constate immédiatement la richesse de sa biodiversité, notamment avec son parc naturel marin, l’un des plus vastes que nous ayons. Pourtant, le tourisme y est très peu développé. Il y a donc une vraie réflexion à mener, pas nécessairement pour l’année prochaine – les priorités sont ailleurs – mais à terme, c’est un potentiel à exploiter.

Sur ces questions, je sais que le ministre Manuel Valls porte un regard très politique, au meilleur sens du terme. Et si l’on élargit encore la perspective, d’autres territoires comme les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) disposent aussi d’un potentiel sous-exploité, notamment si l’on compare avec d’autres États de la région.

Une partie de ma famille est mauricienne et je me souviens de mes premiers voyages à Maurice dans les années 1970. À l’époque, le pays en était encore à ses débuts. Aujourd’hui, avec leur port franc et le développement économique qu’ils ont su structurer autour de la mer, ils ont réalisé des miracles. Le tourisme qu’ils ont mis en place est un tourisme de qualité.

Je suis convaincu qu’en 2050, l’outre-mer jouera un rôle clé dans cette transformation. Pêche, câbles sous-marins, énergies renouvelables, transport maritime, tourisme… Tout cela ne pourra se concrétiser que si une véritable prise de conscience émerge, et surtout, si un travail collectif est mené entre les acteurs locaux et le gouvernement. C’est ainsi que nous pourrons bâtir un véritable développement de l’économie bleue, au bénéfice des populations qui vivent sur ces territoires.

Trop souvent, nous avons une approche défensive : il faut protéger nos pêcheurs, et c’est tout à fait normal. Mais nous devons aussi penser l’océan de demain, non seulement en termes de préservation, mais aussi d’innovation et d’opportunités économiques. Je rappelle souvent qu’il y a 25 ans, personne n'imaginait que la France accueillerait la plus grande compagnie de transport maritime, au moment où Jacques Saadé arrivait du Liban avec un seul bateau. Aujourd’hui, on mesure le chemin parcouru. Et au rythme actuel des évolutions, nous pouvons bâtir un véritable « plan bleu » français d’une ampleur considérable.

Je suis donc très optimiste. Mais il est essentiel de rappeler une chose : il ne s’agit pas simplement d’« embarquer » les Outre-mer dans cette dynamique. Ce sont eux qui doivent nous embarquer. Notre objectif est qu’ils arrivent à Nice en majesté. Il ne suffit pas de parler des Outre-mer, il faut qu’ils soient pleinement acteurs de cette vision. Leur conscience maritime, leur capacité à interagir avec le reste du monde à partir de leurs territoires, ainsi que leurs acteurs économiques, doivent être au cœur de cette ambition.

L’UNOC 3 peut-elle être un tournant décisif pour la gouvernance mondiale des océans ?

 Ce que je peux vous dire, c’est que le gouvernement, ainsi que de nombreux acteurs français, sont particulièrement investis dans cette conférence, qui représente une opportunité exceptionnelle. Dans une période marquée par une certaine morosité, où l’on entend souvent que rien ne va, c’est aussi une manière de démontrer que nous, Français, au sein de l’Union européenne et de la communauté internationale, disposons d’un véritable levier de croissance et de rayonnement.

Notre leadership se manifeste précisément par cette capacité à organiser des rendez-vous d’ampleur. Après Brest, voici Nice, qui s’inscrit dans cette dynamique, avec des mandats confiés par les Nations unies. Il s’agit en effet d’une conférence onusienne – la troisième du genre –, et elle se tiendra la même année que la 30e COP sur le climat en 2025. Cela montre bien à quel point la question de l’océan est un sujet émergent. Si la gouvernance maritime est une préoccupation ancienne, la prise de conscience de son importance à l’échelle internationale est, elle, relativement récente.

Cette troisième conférence sera, à mon sens, un moment décisif. C’est en tout cas notre volonté, d’autant plus dans un contexte géopolitique complexe. Si nous parvenons à rassembler les grands acteurs mondiaux – la Chine, les États-Unis, pour ne citer qu’eux, ainsi que bien d’autres – et à obtenir des engagements politiques forts, nous aurons fait un pas essentiel. Ces engagements devront porter sur la gouvernance des océans, le développement de la science marine, l’économie bleue, la protection des espaces maritimes, la lutte contre la pêche illégale et non déclarée, ainsi que sur les nouvelles opportunités qu’offre l’océan.

Très engagé dans la sensibilisation à la biodiversité et l’éducation maritime, vous avez notamment participé à la mission « École Bleue Outre-Mer » à La Réunion. Ce programme vise à éveiller les jeunes aux enjeux maritimes et à encourager des vocations dans les métiers liés aux océans. Dans cette dynamique, comment la France envisage-t-elle d’impliquer la jeunesse et de lui donner un véritable rôle dans les décisions qui seront prises lors de l’UNOC 3 ?

 L’intérêt de l’UNOC 3 pour les Outre-mer réside justement dans l’opportunité qu’elle offre de rassembler différents acteurs autour des enjeux maritimes. Dans le cadre de cette rencontre, des réunions importantes seront organisées, notamment sur les bassins maritimes, permettant ainsi aux participants de se retrouver au cœur de ces problématiques.

Il est probable qu’une réunion spécifique soit organisée en marge de la conférence, une décision qui reviendra aux responsables concernés. Cette réunion réunira les chefs d’État et de gouvernement des pays du Forum des îles du Pacifique, ainsi que des représentants de la Nouvelle-Calédonie, de la Polynésie et de Wallis-et-Futuna. Ce sera un moment clé pour réfléchir au développement de ces territoires, y compris dans le domaine de l’éducation.

L’éducation est un enjeu universel, mais elle fonctionne d’autant mieux lorsqu’elle est perçue comme ayant une utilité concrète. Il est donc essentiel de rappeler à nos compatriotes ultramarins à quel point ces sujets les concernent directement. Prenons l’exemple des Antilles, avec la Martinique et la Guadeloupe : aujourd’hui, il existe un sujet de préoccupation majeur qui suscite des critiques et des tensions : les sargasses. Nous allons l’aborder de manière très directe, et j’espère qu’un accord pourra être trouvé à l’échelle régionale. Cela se fera en collaboration avec l’ensemble des pays concernés, notamment le Mexique et d’autres partenaires qui seront représentés au plus haut niveau.

Ces réunions régionales, où les Outre-mer seront pleinement intégrées, ne seront pas anecdotiques. Elles s’inscriront dans des dynamiques plus larges, notamment au sein des organisations régionales de pêche. L’objectif est de rappeler une chose essentielle : lorsqu’on est ultramarin, on est avant tout marin. L’éducation à la mer est donc primordiale, et les initiatives mises en place dans ce domaine sont, à mon sens, particulièrement pertinentes.

 

Plus d’infos sur https://unocnice2025.org/

 

EG