Figure incontournable du cinéma mondial, Euzhan Palcy a mis son talent au service des causes qui lui tiennent à cœur. Son parcours, marqué par une détermination sans faille, a brisé des barrières et ouvert des voies pour de nombreux réalisateurs et réalisatrices noirs. Dans cette interview, Euzhan Palcy évoque ses débuts et ses engagements, tout en partageant ses projets futurs, dont son film ambitieux sur Toussaint Louverture et Bessie Coleman, une conversation captivante où elle livre ses réflexions sur la transmission, son amour pour la poésie et la musique, et sa vision du cinéma comme une « arme miraculeuse » dédiée à la connaissance et à la vérité.
On ne présente plus Euzhan Palcy. Avec une carrière cinématographique exceptionnelle, ses films ont conquis le monde entier. À 26 ans, elle entre dans le cinéma par la grande porte avec Rue Cases-Nègres en 1983, pour lequel elle reçoit le premier Lion d’Argent décerné à une cinéaste noire à la Mostra de Venise et le César du meilleur film en 1984 . Une première pour une réalisatrice de long métrage. En France le film a cumulé 3 millions d’entrées. Elle poursuit avec l’adaptation du best-seller de l’écrivain sud-africain André Brink, A Dry White Season (Une saison blanche et sèche), et devient la première réalisatrice noire produite par Hollywood, là où elle réalise un exploit : c’est la seule fois où Marlon Brando a accepté de jouer sous la direction d’une femme, une prestation qui lui vaudra une nomination aux Oscars.
Impressionné par le film, Nelson Mandela, rencontrera Euzhan Palcy en 1992, un an après son élection à la Présidence d’Afrique du Sud. S’enchaînent ensuite Siméon, Ruby Bridges et The Killing Yard, sans oublier sa Trilogie Aimé Césaire, une voix pour l’Histoire, qu’elle a réalisé entre 1994 et 1995, et qui explore les pensées et les engagements du célèbre écrivain martiniquais. En 2022, elle reçoit un Oscar d’honneur saluant l’ensemble de son œuvre, devenant ainsi la deuxième cinéaste française à obtenir cette distinction, après Agnès Varda en 2017.
« Être une pionnière ça veut dire qu’il n’y avait rien avant. Il a fallu se battre »
Euzhan Palcy avance sans se retourner sur son passé, animée par une seule volonté : créer, se battre et poursuivre son chemin. Être pionnière, selon elle, ce n’est pas seulement être « la première », mais aussi affronter un système qui résiste au changement. À une époque où l’idée même de représenter un enfant noir sur une affiche pouvait déranger, elle a choisi de briser les codes, convaincue que certaines choses devaient être faites, même si elles semblaient impensables : « Je pense qu’il est important de comprendre que ce terme de pionnière, surtout pour la nouvelle génération, signifie qu'il n'y avait rien avant, et que cela représente un véritable défi. Cela implique de devoir lutter contre tout un système et de persévérer. Je suis toujours convaincue qu’il fallait et qu’il faut aller jusqu’au bout, s’accrocher malgré les obstacles. Ce chemin n’a pas été facile. J’ai versé beaucoup de larmes d’épuisement, de frustration, de blessure. Si aujourd’hui, cela paraît évident pour certains, c'était loin d’être acquis à l'époque. »

Dès son adolescence, Euzhan Palcy sait qu’elle veut faire du cinéma. Malgré les sacrifices que cela implique, son père, alors à la tête d’une famille nombreuse, soutient la passion de sa fille. Le cinéma s’impose à elle comme une évidence. À 17 ans, elle écrit son premier film puis le réalise peu après pour la télévision Martiniquaise La Messagère. « C’est un drame né de ma volonté de montrer la réalité de ceux qu’on ne voyait jamais à l’écran. J’en avais assez de ne voir que des œuvres venues d’Amérique ou de Paris, Madame Bovary ou Zola, des auteurs que j’aime profondément, mais où il n’y avait jamais de Noirs. Et quand un personnage noir apparaissait, il était toujours relégué à un rôle insignifiant, dégradant ou caricatural. Pour moi, c’était insupportable. »
Pour elle, l’important n’est pas d’être « la première », mais simplement de créer et de raconter des histoires qui lui tiennent à cœur. Ce n’est qu’après coup qu’elle prend la mesure de son rôle dans l’histoire du cinéma, sans jamais s’y attarder, préférant se concentrer sur son travail et sur l’inspiration qu’elle peut transmettre : « Je me projette toujours dans le processus de création. J'ai toujours été déterminée, concentrée sur la création de mes films. Ça ne m’a jamais empêchée de poursuivre mon travail. Je ne fais pas de calculs. Je ne me soucie pas de compter mes réalisations. Je n'ai jamais pensé être une « première » ou une « pionnière ». Par exemple, je ne savais pas que j'étais la première réalisatrice noire produite par un studio à Hollywood. Je l'ai appris plus tard, et j’ai accepté le fait que c’était une reconnaissance de mon travail. Mais pour moi, ce qui comptait, c’était d’avoir fait ce film, « Rue Cases-nègres » d’avoir été créative, de m’être réalisée dans cette œuvre et de montrer que c’était possible et grandement appréciée.

Force est de constater qu’elle a ouvert des portes dans un milieu où rien n’était acquis pour une femme noire. De nombreuses cinéastes et actrices noires, parmi lesquelles Ava DuVernay, Amma Asante, Regina King ou Gina Prince-Bythewood, la considèrent comme une source d’inspiration et un modèle.
La caméra pour guérir les blessures du passé
Tout au long de sa carrière, Euzhan Palcy n’a eu de cesse de respecter la vérité historique dans les films : « Le cinéma a un pouvoir immense, et il est de notre devoir de ne pas falsifier la vérité, même en prenant des libertés artistiques pour véhiculer un message. Il est possible de s’écarter de la réalité pour mieux la faire comprendre, mais cela ne doit jamais altérer la vérité fondamentale. Chaque film historique est un engagement, une responsabilité. Il est impératif que la vérité historique soit respectée pour ne pas transmettre une version biaisée du passé. Ce n’est pas seulement un devoir d’éthique, c’est aussi un devoir envers les générations futures. Lorsque l’on raconte l’histoire de l’esclavage, par exemple, il ne faut pas minimiser la souffrance vécue, mais il est tout aussi essentiel de mettre en lumière la résistance, la dignité et les luttes pour la liberté. Pour Ni chaînes ni maîtres, le chef d’œuvre de Simon Moutaïrou, le cinéaste béninois a tourné à l'île Maurice, une île qui, porte un lourd héritage historique sur l’esclavage, ce qui résonne profondément dans tous les Outre-mer. »

Le cinéma d’Euzhan Palcy s’inscrit dans un engagement fort, et son impact ne faiblit pas : « Le cinéma est un outil puissant pour exprimer mes idées, mon engagement. Je ne fais pas de films « règlements de compte ». « My camera is my miraculous weapon. » ajoute-t-elle en référence au recueil Les Armes miraculeuses de Césaire : « Pour moi, l’arme miraculeuse, c’est la connaissance. Ma caméra est là pour informer, pour transmettre. Car si l’on ne montre pas la vérité aux jeunes générations, elles risquent de reproduire les erreurs du passé ». Pour la cinéaste, chaque projet est une lutte pour faire entendre des voix souvent étouffées : « C’est cette mission qui me motive encore aujourd’hui. Les jeunes cinéastes doivent savoir qu’ils portent en eux une responsabilité : celle de raconter l’histoire avec sincérité et sans compromis. Les films sont des témoignages qui restent, des témoignages sur des événements qui marquent les sociétés, et qui doivent être transmis avec toute la rigueur qu’ils méritent. Il reste tant d’histoires à raconter, et tant de défis à relever pour faire entendre ces voix, à la fois sur le plan de la production et du respect de la vérité historique. C’est pourquoi je continue à me battre, à transmettre et à raconter ces récits essentiels en utilisant tous les genres ».

Elle définit sa mission en une phrase qui résonne comme un mantra : « With my camera, I don’t shoot, I heal. Je joue sur le double sens du mot shoot et shooting, qui signifie à la fois tirer et filmer. Je ne veux pas blesser, je veux guérir, réparer, panser les plaies laissées par l’histoire. C’est pour cela que je fais du cinéma. »
Un projet de film sur Toussaint Louverture
Aujourd’hui, entre ses projets personnels et ceux qu’on lui propose, elle doit faire des choix, toujours guidée par ses valeurs et son ancrage profond dans l’universel : « Lorsque j’étais encore adolescente, je voulais réaliser trois films : adapter à l’écran le roman de Joseph Zobel Rue Cases-Nègres, réaliser un film sur l’Afrique du Sud et réaliser un film historique sur Toussaint Louverture. J’en ai fait deux, il me reste Toussaint– et je le ferai. »

Mais plusieurs obstacles se dressent sur le chemin de cette réalisation historique. Au-delà des enjeux financiers, elle est consciente que ce sujet reste encore aujourd’hui polémique en France : « Parler de Toussaint Louverture c’est aborder le sujet du retour de l’esclavage par Napoléon. Même lorsque certains producteurs se montrent intéressés, d’autres blocages, plus politiques, apparaissent. Pourtant, on ne peut pas cacher la vérité historique. La grandeur d’une nation se mesure à sa capacité d’assumer toutes les pages de son histoire, les glorieuses comme les plus sombres. L’esclavage a été un crime monstrueux et il est essentiel d’en parler. Mais en France, le sujet reste tabou. Ce genre de récits dérange, et c’est précisément pour cela qu’ils doivent exister. Ce n’est en aucun cas une insulte à la France — au contraire. Comprendre Toussaint Louverture, c’est aussi saisir son amour pour une certaine France, comme le disait Aimé Césaire. »
Transmettre aux jeunes générations
Lors d’une récente rétrospective sur son œuvre au Centre Pompidou, elle constate avec émotion que son cinéma continue de toucher un large public, bien au-delà des époques et des générations. Elle a observé une audience variée, des jeunes venus avec leurs parents. Ce qui aurait pu sembler un défi – savoir si la nouvelle génération se reconnaîtrait encore dans ses œuvres – s’est révélé une belle surprise : ses films suscitent toujours un fort intérêt. Lors d’échanges avec des jeunes en formation audiovisuelle en Martinique, elle a partagé son parcours, les obstacles qu’elle a surmontés et les combats qu’elle continue de mener.

Consciente de sa position inspirante et de son rôle de modèle, Euzhan Palcy souligne l’importance de la persévérance et de la transmission : « Ma carrière est faite de pauses et de détours. Entre deux films, je consacre du temps aux jeunes : je les aide à réécrire leurs scénarios, j’interviens dans les écoles. Lors des Oscars en 2022, j’ai même emmené deux jeunes étudiantes avec moi, car je voulais leur montrer que tout est possible. J’ai réalisé dix films dans ma carrière, et je sais pourquoi j’ai choisi ce métier. Mon conseil aux jeunes ? Se regarder dans le miroir et se poser la question : suis-je prêt(e) à souffrir, à me battre pour ce métier ? Car personne ne vous fera de cadeau. Aujourd’hui, la technologie rend la création plus accessible : filmez avec votre téléphone, interrogez vos parents, vos grands-parents sur leur vécu. Ils disparaîtront un jour, emportant avec eux leurs souvenirs et leurs vérités. Battez-vous, soyez sincères, racontez vos histoires avec authenticité. Dans ce métier, il faut insister, frapper aux portes, et si elles se ferment, entrer par la fenêtre. Quand les gens voient votre passion, ils finissent par vous suivre. »
EG
