Le mardi 18 juillet 2023, 48 heures avant un remaniement attendu, Elisabeth Borne a réuni un Comité interministériel des Outre-mer (CIOM) à Matignon. Les objectifs annoncés, donner des réponses concrètes visant à améliorer le quotidien des ultramarins et rappeler une méthode: la consultation des acteurs locaux pour des solutions adaptées à chaque territoire. Joël Destom, membre du Groupe des organisations de la société civile du Comité économique et social européen, s'intéresse à une mesure retenue pour dynamiser l'insertion économique régionale : Le marquage "RUP" en substitution du marquage "CE" pour faciliter les importations régionales de matériaux de construction.
Faisant fi des réserves émises, dès la compilation des milliers de demandes et propositions faites par les élus, la Première Ministre a semblé assumer le caractère hétéroclite des 72 mesures présentées. Elle a d'ailleurs formé le souhait de réunir un CIOM chaque année "pour faire vivre la promesse républicaine dans nos territoires".
Le CIOM a dressé le bilan de la mobilisation des fonds publics, plus de 120 milliards d’euros au profit des Outre-mer depuis 2017 (santé, infrastructure, jeunesse, emploi, formation, protection sociale, sécurité, services publics). En même temps, il a reconnu les impacts de la pandémie de Covid-19 sur l'efficacité des politiques publiques, avec une certaine altération de la confiance dans l'action publique.
L'éventail de mesures illustre les défis cruciaux que Philippe Vigier, nouveau ministre délégué des Outre-mer, doit immédiatement relever avec l'appui de Gérald Darmanin.
Transformer les économies ultramarines pour créer de l’emploi et lutter contre la vie chère
En 2019, la Trajectoire 5.0 pour l’application des politiques publiques, conçue à partir des Assises des Outre-mer organisées fin 2017 début 2018, prévoyait 5 objectifs : zéro carbone; zéro déchet; zéro polluant agricole; zéro exclusion, zéro vulnérabilité.
Après la paralysie Covid19 de 2020, après le variant Delta de 2021 amenant les nombreuses pertes humaines et l'instauration d'un climat de défiance durable dans les territoires d'outre-mer, le CIOM de 2023 définit 5 nouveaux objectifs principaux :
- Construire l’avenir avec des équipements et infrastructures adaptés aux nouveaux défis;
- Garantir un environnement normatif adapté aux spécificités des Outre-mer;
- Mieux accompagner les enfants, les jeunes et les étudiants à grandir, créer, se former, se cultiver et enrichir en compétence les Outre-mer;
- Améliorer la vie quotidienne dans les Outre-mer;
- Transformer les économies ultramarines pour créer de l’emploi et lutter contre la vie chère.
Sur chacun des sous-objectifs,18 au total, les visions de part et d'autre des océans sont susceptibles de se compléter, de s'opposer … de s'affronter. Pour la transformation des économies ultramarines, le développement des 4 items fera l'objet d'attentions particulières car la création d’emploi et la lutte contre la vie chère sont au cœur des foyers d'embrasement depuis des décennies :
- Moderniser la fiscalité (réforme de la fiscalité, soutien à l'activité industrielle et possibilité de créer des zones franches portuaires, évaluation de la défiscalisation);
- Investir pour libérer l’initiative et stimuler la concurrence (renforcement des contrôles, régulation des prix du carburant, création de fonds d'investissement, programme de montée en compétence des chefs d'entreprise);
- Renforcer la souveraineté alimentaire (plans de souveraineté territoriaux, protection adaptée des cultures, renouvellement des flottes de pêche);
- Dynamiser l’insertion économique régionale …
Dynamiser l’insertion économique régionale pour faciliter la transformation des économies ultramarines, c'est envisager que les acteurs de terrain s'approprient tous les bénéfices de positions géostratégiques exceptionnelles. Concrètement, de quoi est-il question?
- Négocier des accords aériens sous la forme d'arrangements administratifs avec plusieurs pays de la Caraïbe;
- Définir une stratégie pour développer les échanges commerciaux des territoires de l'océan Atlantique et de l'océan Indien;
- Soutenir les adhésions de la Guyane, de la Martinique, de la Guadeloupe à la Caribbean Community (CARICOM). L'émergence d'une véritable diplomatie territoriale est un serpent de mer qui illustre les enjeux du rayonnement international de ces collectivités infra-étatiques;
- Revenir au capital de la Banque de développement des Caraïbes après un départ en 2000. Plus qu'une présence au sein d'une instance multilatérale de la zone Amérique-Caraïbe, c'est la recherche d'un impact sur les opportunités de développement économique régionales;
- Adopter un marquage "RUP" en substitution du marquage "CE". L'élaboration d'une plateforme d'équivalence des normes illustre la complexité du passage de l'intention aux actions pour qu'une annonce de réforme se traduisent en réalité concrète dans la vie des concitoyens ultramarins.
Faciliter les importations régionales de matériaux de construction grâce à un marquage "RUP" en substitution de marquage "CE"
De quoi parlons-nous?
La règlementation européenne fixe les règles sur la commercialisation et le marquage CE des produits de construction. C'est l'engagement visible autorisant la libre circulation sur le territoire de l'Union européenne. Ce n'est, ni une marque de certification, ni une indication de l'origine géographique du produit. C'est la traduction de la conformité d'un produit à un ensemble de normes dont le Règlement sur les produits de construction (RPC).
Le RPC, en vigueur depuis juillet 2013, a imposé que tout produit de construction conforme à une norme harmonisée ou à une Evaluation Technique Européenne (ETE), ait une Déclaration des Performances (DOP) et soit marqué CE avant d'être mis sur le marché. Le marquage CE est donc apposé sous la responsabilité du fabricant, du distributeur ou de l'importateur. Pour chaque famille de produits, et en fonction de l'usage prévu, la Commission européenne définit, avec publication au Journal Officiel, le système d'évaluation et de vérification de la constance des performances à respecter.
Le 30 mars 2022, la Commission européenne a adopté une proposition de révision du RPC. Les objectifs annoncés étaient d’améliorer le fonctionnement du marché intérieur des produits de construction, de relever les défis de mise en œuvre qui subsistent au niveau des Etats, de simplifier le cadre juridique et de soutenir la transition écologique et numérique dans le secteur. Depuis, le Parlement européen et le Conseil européen examinent la proposition. La commission du marché intérieur et de la protection des consommateurs (IMCO) a adopté son rapport le 23 mai 2023 et le Conseil européen a adopté sa position le 30 juin 2023. Les négociations tripartites entre le Parlement européen, le Conseil européen et la Commission européenne ont débutées en juillet 2023.
Dans les faits, la proposition de règlement établissant des conditions harmonisées de commercialisation pour les produits de construction, modifie le règlement (UE) 2019/1020 et abrège le règlement (UE) 305/2011. Elle intègre la possibilité d'une dérogation au marquage CE pour les régions ultrapériphériques (RUP) en stipulant que :
- Les produits de construction mis sur le marché dans les RUP sont souvent importés des pays voisins, non soumis aux exigences européennes, et les y soumettre serait disproportionnellement coûteux;
- Les produits de construction fabriqués dans les RUP circulent peu dans les autres États membres;
- Les États membres devraient avoir la possibilité d'exempter, de ces exigences européennes, les produits de construction mis sur le marché ou installés directement dans les RUP.
Dès lors, faciliter les importations régionales de matériaux de construction grâce à un marquage "RUP" en substitution de marquage "CE" demande d'anticiper l'adoption de la proposition qui pourrait intervenir en 2024, en fonction des priorités de la présidence belge.
Mettre en œuvre les propositions et mesurer leurs impacts sur les économies et populations ultramarines
Après l'entrée en vigueur du texte, la France pourra exempter les produits et articles de construction couverts par l'application du RPC, mis sur le marché ou directement installés dans les RUP. Elle devra notifier, à la Commission européenne et aux autres États membres, les dérogations en veillant à ce que lesdits produits et matériaux ne portent pas le marquage CE. Ils ne seront pas réputés être mis sur le marché ou directement installés dans l'Union au sens du RPC.
Le marquage RUP pourra être apposé sur la base d'une équivalence de normes entre l'Union européenne et le pays d'origine du produit ou sur la base d'une équivalence en matière de qualité d'usage et de sécurité d'emploi du produit.
Des commissions locales, probablement créées par décret, seront chargées d'autoriser le marquage dérogatoire RUP. Elles établiront un tableau d'équivalence des normes CE pour une liste de famille de matériaux de construction importés dans l'environnement original des RUP.
Qu'est-ce que cette dérogation changera pour les écosystèmes régionaux?
Le marquage n'est pas un label de qualité. L'exemple des masques faciaux médicaux, désormais fréquemment utilisés, illustre bien cette réalité. C'est un label de conformité.
Aujourd'hui, le marquage CE figure sur la majorité des produits non alimentaires. Une vingtaine de règlements ou directives couvrent de vastes catégories de produits.
Dès lors, il est possible d'imaginer que les services déconcentrés de l'Etat contribueront à l'identification d'autres produits pour lesquels un marquage RUP est jugé préférable. La France pourraient alors engager des plaidoyers auprès de l'Union européenne en étant vigilante sur le véhicule législatif.
L’apposition d'un marquage RUP, confèrera donc aux produits le droit de libre circulation dans les bassins géographiques concernés. Est-ce une opportunité pour l'ouverture à de nouveaux marchés, pour une concurrence plus équitable, pour une attractivité renforcée et la compétitivité des entreprises locales? Est-ce le prélude à un approvisionnement concurrentiel dans la zone? Est-ce la fin des importations préjudiciables au portefeuille du consommateur? Est-ce une garantie supérieure de sécurité pour les ultramarins?
Le marquage CE est un passeport visible, inscrit dans le quotidien. L'acronyme RUP sera-t-il défendu pour éviter toute confusion avec une quelconque "Reconnaissance d'Utilité Publique"? Le symbole graphique RUP de "Région Ultra Périphérique" sera-t-il de nature à valoriser les productions locales? Le marquage RUP sera-t-il associé à une assimilation de principes fondamentaux sur la place des Outre-mer dans l’Europe?
A suivre …
La question se pose ici, comme pour les 71 autres mesures : Quelles seront les indicateurs de performances économiques et de progrès social associés à cette feuille de route?
En simplifiant à l'extrême, le CIOM 2023 a livré deux typologies de mesures :
Celles qui concernent directement "le développement économique" avec deux objectifs : créer de l'emploi et lutter contre la vie chère (la meilleure orientation de la défiscalisation, l'aide aux entreprise, la réforme de l'octroi de mer), etc.
Celles qui portent sur "la facilitation et la vie quotidienne" avec l'accès au logement, l'aide à la rénovation des logements, les places de crèches supplémentaires, le bilinguisme à l'école, l'instauration d'un petit-déjeuner au primaire, la gratuité des manuels scolaires, l'augmentation de la bourse étudiante, la création de logements étudiants, une meilleure prise en charge de soins de santé notamment en cancérologie, etc.
Difficile de figer les priorités, tant l'exécution est dépendante d'un facteur temps variable d'une mesure à l'autre. Il ne faut pas ignorer qu'elle peut également dépendre de: l'appropriation des fiches actions au sein des directions concernées, la préparation des véhicules législatifs, les négociations avec les parlementaires ultramarins (plutôt dans l'opposition) afin d'obtenir des majorités consensuelles, l'exercice de contractualisation collectivités / Etat, …
Pour autant, c'est une véritable course contre la montre qui est désormais engagée. Au CIOM 2024, l'équipe gouvernementale devra donner les preuves de sa capacité à co-construire les politiques publiques avec les collectivités ultramarines. Quelles indicateurs de performances économiques et de progrès social seront présentés en 2024?
Emmanuel Macron lui-même déclarait aux Assises des Outre-mer de juin 2018 : "Je crois que toute politique qui est conçue, pensée, vécue comme mettant nos concitoyens ultramarins en situation de minorité ou d'irresponsabilité est vouée à l'échec. Je considère donc que la responsabilité partagée doit être la clé de notre succès".
A l'issue d'une semaine pendant laquelle les avis se sont multipliés sur la vision globale associée à l’éventail de mesures ou encore sur le timing choisi par Elisabeth Borne réunissant le CIOM pendant un remaniement, c'est bien à Philippe Vigier qu'il appartient d'incarner la capacité de l'Etat à répondre à trois questions, de plus en plus pressantes : Comment créer de la valeur dans chaque territoire? Comment reconnaître les identités et les spécificités propres? Comment se projeter dans un avenir commun?
Joël Destom, Membre du Comité économique et social européen