EXPERTISE. Les enjeux géopolitiques des Outre-Mer, mythe ou réalité ? Par André Yché

EXPERTISE. Les enjeux géopolitiques des Outre-Mer, mythe ou réalité ? Par André Yché

André Yché, président du Conseil de surveillance de CDC Habitat, propose dans cette expertise un décorticage historique de la géopolitique ultramarine, des rivalités avec le Royaume-Uni au XVIII° siècle aux enjeux du XXI° siècle, entre Indopacifique, minerai et aérospatial. « Il reste à repenser, non plus en termes de puissance, mais plutôt d’influence, le potentiel apport des Outre-Mer au rayonnement national. Le cadre majeur dans lequel il s’exerce aujourd’hui est celui de la francophonie », explique-t-il.

La géopolitique est une bien belle discipline, dont le champ, mal défini, peut recouvrir de multiples aspects et justifier ainsi des choix peu convaincants en termes de motivation et peu probants s’agissant de leurs résultats. Absence d’intérêt économique avéré, investissements dépourvus de contrepartie, faisabilité incertaine et horizon indéfini : heureusement, il s’agit de géopolitique et donc d’une rationalité supérieure, indiscernable par le commun des mortels et donc indiscutable par le citoyen « lambda ».

Qu’en est-il véritablement ? Il s’agit fondamentalement d’intérêts à moyen et long terme : économiques, diplomatiques, militaires ; mais surtout, la décision géopolitique est indissociable d’une politique de puissance, c’est-à-dire d’affirmation en tant qu’acteur majeur destinée à s’inscrire dans la durée, dans un espace partagé entre rivaux, concurrents, adversaires, ennemis. Politique de puissance : politique d’abord, c’est-à-dire vision, volonté, objectifs ; puissance, c’est-à-dire capacité d’influer sur l’environnement et de se prémunir des influences extérieures ; inscription dans la durée, c’est-à-dire anticipation et projets de long terme. Tout est dit.

La géopolitique, bien qu’ancrée dans la réalité des rapports de force, n’échappe pas, à ce titre, à l’impact des représentations psychologiques, intellectuelles, et donc historiques. Tout changement de situation est porteur d’un signal qui modifie la perception des opportunités que se figurent d’autres acteurs : en langage mathématique, il ne s’agit pas vraiment d’une fonction d’utilité, mais de ses dérivées.

Un point essentiel, pour conclure : la géopolitique inspire naturellement des stratégies indirectes, dans lesquelles l’action offensive s’applique en un point de vulnérabilité de l’adversaire, pour obtenir un effet ailleurs : ainsi l’Angleterre a-t-elle souvent fixé la France sur le continent européen en finançant des alliés de circonstances (Le Hanovre, le royaume des Deux-Siciles, le duché de Savoie) grâce à la « cavalerie de Saint George » pour prendre le dessus dans les Outre-Mer. Par conséquent, la géopolitique correspond à l’approche inhérente aux puissances maritimes : une défaite au large de Quiberon produit des effets en Nouvelle-France et aux Indes ; une victoire en baie de Chesapeake et une défaite aux Saintes accélèrent l’indépendance américaine ; des revers à Aboukir et Trafalgar conduisent à une victoire à Austerlitz !

De telle sorte que le destin des Outre-Mer se joue souvent sur le continent européen, et réciproquement : les dépenses des guerres d’Amérique accélèrent la Révolution française !

Voilà le tableau impressionniste de la géopolitique, sur lequel il s’agit de situer nos Outre-Mer.

La plupart de nos territoires ultra-marins, du moins en dehors de la zone Pacifique (Polynésie et Nouvelle-Calédonie) sont des vestiges du Premier Empire colonial français, préservés lors du Traité de Paris de 1763 sanctionnant les revers de la guerre de Sept Ans contre l’Angleterre et conservés à l’issue de la Guerre d’Indépendance américaine et des guerres napoléoniennes.

Ainsi, le contexte géopolitique de la formation des Outre-Mer est celui d’une rivalité entre la France et le Royaume-Uni, incluant des affrontements majeurs au XVIII° siècle et une concurrence vive, mais pacifiée, au cours du XIX° siècle, s’agissant notamment de nos implantations en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie.

Il est utile de rappeler que le traité de Paris, incluant notre éviction du Canada et de l’Inde, confirmait le rattachement des Antilles exportatrices de rhum et de sucre de canne, de telle sorte que l’opinion britannique, fort désappointée, s’avéra finalement plus critique vis-à-vis des résultats de la négociation que les Français, plutôt indifférents, à l’image de Voltaire et de sa célèbre déclaration sur la perte de « quelques arpents de neige » au Canada.

L’importance géopolitique des Outre-Mer, aux XVIII° et XIX° siècles, est donc liée à l’affrontement global entre deux puissances maritimes et coloniales, mettant en jeu des intérêts économiques, mais aussi une forte rivalité en termes de commerce maritime et de prestige national.

Ce faisceau de critères se retrouve pour expliquer le rôle des Antilles dans la rivalité franco-américaine, à la suite du traité de Paris de 1783 par lequel le Royaume-Uni reconnaissait l’indépendance américaine.

Alors que l’influence du Royaume-Uni se rétablit grâce au parti fédéraliste de John Adams et de John Jay, Jefferson et les républicains pro-français ne parviennent pas à éviter la « quasi guerre » qui oppose les marines française et américaine entre 1798 et 1800, dans laquelle le commerce maritime ultramarin, à partir des Antilles, joue un grand rôle dans les affrontements de corsaires et de vaisseaux de guerre qui coûteront plusieurs centaines de navires de commerce aux belligérants.

La situation se tend à nouveau avec la guerre de Sécession lorsque les intérêts commerciaux de la France incitent Napoléon III, en dépit d’une neutralité officielle, à manifester sa sympathie en faveur du camp sudiste : les flibustiers antillais se font une spécialité de briser le blocus des nordistes, à l’image de Rhett Butler (« Gone with the wind »), et la tension s’accroît du fait de l’intervention française au Mexique, à l’encontre de la doctrine Monroe formulée dès 1823.

Ainsi, c’est le projet de l’Empereur français de constituer, à partir du Mexique, un « bloc francophile » en Amérique latine aux frontières d’une Confédération amie, voire alliée, qui confère provisoirement aux Antilles une valeur géopolitique, qui disparaît dès lors que cette ambition, avec la capitulation du Sud et la chute du gouvernement de Maximilien, capturé et fusillé par Benito Juarez (soutenu par les américains), n’est plus d’actualité.

Preuve en est fournie lorsqu’en 1919, afin de rembourser rapidement les dettes de guerre contractées vis-à-vis des Etats-Unis au cours de la Première Guerre Mondiale, le gouvernement français envisage sérieusement de vendre purement et simplement les Antilles au grand voisin américain, projet qui suscite l’enthousiasme de la presse d’Outre-Atlantique et l’indignation des Antillais. En contradiction manifeste avec la doctrine Wilson du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », dont le caractère illusoire se trouve ainsi mis en évidence, le projet, bien qu’avancé, est finalement abandonné.

Dans l’Océan Indien, en Guyane, comme dans le Pacifique, la rivalité franco-britannique, notamment à Madagascar, explique la présence française, face à la volonté de Londres de transformer l’Océan Indien en « méditerranée anglaise » pour assurer la liaison du Caire au Cap, en concurrence avec la pénétration française en Afrique de Dakar à Djibouti, de telle sorte que c’est à Fachoda que la colonne Marchand rencontrera l’expédition de Lord Kitchener, engagés, les uns et les autres, dans la réalisation d’ambitions nationales difficilement conciliables. Delcassé, succédant à Gabriel Hanotaux, mettra un terme au risque d’affrontement, en considération de la menace allemande sur le continent européen et de la nécessité d’œuvrer à l’Entente Cordiale. Une fois de plus, les intérêts continentaux de la France auront prévalu : faire face à la Triplice en construisant la Triple Alliance représentant, pour le coup, un enjeu géopolitique vital ; la rivalité coloniale, et donc l’enjeu géopolitique des Outre-Mer, commençait déjà à s’estomper.

Lorsqu’en 1942, l’Empire du Soleil Levant entreprit sa percée vers le Sud-Est du Pacifique, menaçant dangereusement Darwin et la Côte Nord-Est de l’Australie, la Nouvelle-Calédonie acquiert, provisoirement, une importance géopolitique nouvelle. De même, lorsqu’avec la Révolution des Œillets, le Portugal se retira de ses colonies africaines, laissant s’installer des régimes marxistes en Angola et au Mozambique, Mayotte retrouva de l’intérêt en vue du contrôle du canal du Mozambique séparant la grande île malgache du continent. Mais depuis lors, l’URSS s’est désintégrée et le marxisme ne séduit guère les pays africains, confrontés à des réalités bien plus concrètes. Quant à la flotte japonaise, elle rassemble désormais des centaines de chalutiers-usines, qui souhaiteraient pouvoir radouber dans le port en eau profonde de Papeete, naguère utilisé et équipé par les constructions navales militaires pour les besoins du centre d’essais du Pacifique, mais leur reconversion a été manquée du fait de l’insuffisance de l’offre logistique locale.

Ainsi, quels sont aujourd’hui les véritables enjeux géopolitiques des Outre-Mer ?

La possession d’un immense domaine maritime de plus de 10 millions de km², le deuxième du monde après celui des Etats-Unis qui dépasse 12 millions de km² ? Mais qu’en faire, sachant que son exploitation se réduit à la pêche, dans les quelques zones riches en ressources halieutiques ? Les nodules polymétalliques font figure de « serpent de mer » et l’exploration pétrolière sous-marine est prohibée dans les zones propices et accessibles, par exemple au large de la Guyane.

Colbert disait : « Une marine de guerre sans les autres composantes de la puissance maritime, marine de commerce, réseau portuaire, logistique commerciale et financière, n’est qu’un objet de luxe ».

Il serait tentant de transposer la formule en observant qu’un vaste domaine maritime, sans les autres composantes de la puissance maritime, n’est lui-même qu’un objet de luxe. Aujourd’hui, force est de constater que le format de ces composantes, qu’elles soient de nature industrielle, commerciale ou militaire, paraît quelque peu sous-dimensionné.

Quels sont donc les enjeux géopolitiques des Outre-Mer ? Le tourisme, la biodiversité n’entrent pas dans cette catégorie, puisqu’ils relèvent d’un champ spécifiquement commercial ou de celui des « biens communs » de l’humanité. Il reste le nickel, minerai stratégique s’il en est par la diversité et le caractère des usages, dont la Nouvelle-Calédonie est le troisième producteur mondial, après l’Indonésie et les Philippines, à égalité avec la Russie avec 200.000 tonnes extraites par an, soit le double de la production de la Chine et dix fois celle des Etats-Unis. Seulement, il s’agit précisément du territoire le plus tenté par l’indépendance.

Le centre spatial de Kourou profite d’un atout de localisation de valeur inestimable, s’agissant de placer des satellites sur orbite géostationnaire, sa faible latitude permettant une économie sensible de puissance de tir, et donc de charge non valorisable. Mais la concurrence américaine tourne la difficulté en optant pour les lanceurs réutilisables et la clientèle russe risque fort de disparaître, là encore pour des raisons géopolitiques éminentes.

Demeure, dans l’Océan Indien notamment, l’hypothèse d’une confrontation majeure entre la Chine et les Etats-Unis, autour de l’enjeu de l’approvisionnement en hydrocarbures de la Chine à partir du Moyen Orient. Au-delà de la V° flotte qui surveille le détroit d’Ormuz et ses abords et de la base aéronavale de Diego Garcia, il est possible qu’alors, La Réunion, mais surtout le port en eau profonde de l’Île Maurice retrouvent un intérêt logistique, voire opérationnel, sensiblement accru. Mais d’autres possibilités de déploiement américain existent, notamment sur la côte de Malabar et de Goa.

Ainsi donc, l’atout géopolitique que représentent les Outre-Mer ne doit pas être surestimé à court / moyen termes, car il repose essentiellement sur la mise en œuvre d’une politique de puissance, dans un contexte de forte concurrence, voire de confrontation. Or, la politique extérieure d’une puissance moyenne, comme la France, doit nécessairement s’appuyer sur des relais, au premier rang desquels le levier européen ; mais à ce stade, l’idée même, ainsi que les moyens institutionnels et politiques d’une politique de puissance font cruellement défaut à la construction européenne qui n’inclut pas la dimension, politique et stratégique, d’une « Europe-puissance ».

Il reste donc à repenser, non plus en termes de puissance, mais plutôt d’influence, le potentiel apport des Outre-Mer au rayonnement national. Le cadre majeur dans lequel il s’exerce aujourd’hui est celui de la francophonie.

Peut-être le rôle des territoires ultra-marins en tant que plateformes régionales de projection de la francophonie, qui déborde aujourd’hui largement le strict périmètre des nations francophones, mériterait-il d’être réévalué.

Ce succès, encore méconnu, tient en partie au grand atout que conserve notre pays dans la mémoire des peuples, et notamment de leurs élites : notre Histoire, notre culture, notre langue, souvent ignorées, oubliées, mutilées par les français eux-mêmes. C’est du regard de nos frères étrangers, de leur attachement à ce que nous étions et à ce dont nous avons hérité que pourrait venir, en la matière, le sursaut salvateur. Nos Outre-Mer peuvent devenir d’excellents ambassadeurs à cet égard.

André Yché

Président du Conseil de surveillance de CDC Habitat