EXPERTISE.La production de viande saine aux Antilles reste envisageable en dépit de la chlordécone

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EXPERTISE.La production de viande saine aux Antilles reste envisageable en dépit de la chlordécone

Dans le cadre du colloque scientifique international «Chlordécone, connaître pour agir » qui se tient actuellement en Guadeloupe et en Martinique, quatre experts :Pablo Andres (Maître de conférences, AgroParisTech, UMR BETA), Valérie Angeon (Directrice de recherche, INRAE, UR Ecodéveloppement), Samuel Bates (Professeur des universités des Antilles, LC2S; Université d'Angers, Granem) et Colombine Lesage ( Chercheure associée, INRAE, UE PEYI) présentent leurs travaux sur « la sécurisation des productions animales terrestres en zones contaminées ». Alors qu'une récente étude de l'ANSES a récemment dévoilé les pratiques efficaces pour réduire l'exposition alimentaire au chlordécone, ces chercheurs ont analysé les procédés de connaissances et de décontamination dans la production de viande bovine locale dans des zones contaminées. Les résultats de cette étude ont été aussi développés lors de la conférence des Actes de la Recherche ultramarine (ARUM) du 11 au 13 octobre dernier. Outremers 360 vous propose leur expertise ci-dessous.

 

La récurrence des crises alimentaires et sanitaires invite à adopter une approche intégrée de la santé des écosystèmes, des animaux et des hommes (One Health, Espinosa et Treich, 2020). Cette approche est particulièrement pertinente dans le cadre des Antilles françaises confrontées durablement à la pollution persistante au chlordécone (CLD). Dans ce contexte, la capacité des systèmes de production existants à fournir une offre alimentaire saine devient un défi majeur. 

Une menace pèse sur la population résidente en raison de la contamination qui induit une raréfaction des ressources alimentaires saines produites localement. C'est entre autres le cas de la filière « viande locale ». Au-delà du risque de contamination lié à la consommation de produits en circuit informel, l'enjeu est de s'assurer que les produits issus de circuits formels ne présentent pas de taux de contamination supérieur à la limite maximale de résidu (LMR) qui est le niveau de concentration de résidus de pesticides autorisés légalement. 

Notre recherche a été financée par l'Agence Nationale de la Recherche à travers le projet INSSICCA. Il évalue la faisabilité d'une production de viande saine dans les élevages aux Antilles françaises en dépit d'une toxicité des bassins de production, en s'appuyant sur l'analyse des conditions de viabilité des exploitations dans le contexte de pollution des sols. 

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La problématique de la production de ressources saines dans les filières d'élevage se distingue de celles des autres ressources terrestres (végétales) en raison de la possible décontamination des animaux avant leur commercialisation. Néanmoins, ce processus de décontamination demeure contraint. 

1) Il n'existe pour l'heure aucun moyen technique de connaître de manière instantanée le niveau de contamination d'un animal vivant. Ainsi, tout éleveur (en particulier les engraisseurs) doit établir son itinéraire technique de production en situation d'information incomplète. En effet, il ne connaît pas nécessairement le niveau (plus ou moins varié) de contamination des parcelles sur lesquelles chaque animal pâture. Quand bien même il aurait cette information, il ne sait rien du niveau précis de contamination des animaux à leur date d'entrée sur son exploitation (qu'ils y soient nés ou qu'ils aient été achetés auprès d'un naisseur). Enfin, la bioaccumulation de la CLD est sujette à une variabilité inter-espèce et intra- espèce plus ou moins significative. 

2) Le seul moyen de révéler la contamination d'un animal est de le tester à son abattage, ce qui s'opère lors de contrôles réglementaires aléatoires. Si l'éleveur ne passe pas le filtre de l'abattoir, il se retrouve dans l'impossibilité de récupérer la séquence de coûts cumulés lors de l'engraissement de l'animal. Cette situation constitue non seulement une perte sèche instantanée, mais également, un mauvais signal porté sur l'ensemble de son système d'élevage (mono ou poly-élevage). 

3) Les animaux à consommer se décontaminent par arrêt d'exposition à la molécule CLD en mettant fin au pâturage libre en terres contaminées au profit de la stabulation ou du pâturage mixte, avec supplémentation de fourrage sain et/ou de compléments alimentaires. Ceci laisse a priori une chance de décontaminer à temps un animal avant abattage. Cependant, a posteriori, le processus de décontamination se révèle être coûteux pour l'éleveur. Par conséquent, il peut naître un arbitrage périlleux entre perdre de la trésorerie pour assurer une commercialisation de la viande produite et gagner plus de trésorerie au prix du risque d'une production de viande impropre à la consommation et/ou non commercialisée. 

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Les solutions de décontamination déduites des sciences du vivant (Lastel, 2015; Fourcot, 2020) sont à confronter aux exigences économiques (choisies ou subies) par les éleveurs. C'est une condition sine qua non pour l'acceptabilité de l'évolution des pratiques d'élevage et pour une offre pérenne de viande dans le contexte de toxicité des Antilles. La prise de conscience sociétale et les exigences associées ainsi que les évolutions réglementaires s'imposent en effet aux chefs d'exploitations agricoles et modifient les conditions de production dans les territoires antillais. Dès lors, il s'agit de saisir simultanément les conséquences économiques et biotechniques de modifications de la LMR pour les éleveurs. 

Méthode 

Notre modélisation cherche à déterminer l'ensemble des modalités de production (choix d'espèce, d'animal, de pratiques d'élevage) qui assurent à un éleveur de vivre économiquement dans le respect des normes sanitaires, sachant une information incomplète sur le niveau de contamination des sols de l'exploitation et des animaux in vivo. Cet ensemble définit un portefeuille de pratiques d'élevage garantissant à un éleveur local le respect de la double contrainte suivante : 

  1. Respecter les seuils maximaux de LMR (module de viabilité sanitaire);
  2. Garantir un seuil minimal de trésorerie générée à l'issue d'un cycle d'activité d'élevage (module de viabilité économique).

A partir d'espèces usuellement exploitées sur les territoires antillais (bovins, ovins, caprins et porcins) et malgré une méconnaissance sur le niveau de toxicité des sols à l'échelle des parcelles, les principes de viabilité mathématique (Aubin, 1991; Aubin et al., 2011) présentent l'avantage de saisir la diversité des configurations possibles de choix initiaux (espèce, animal, pratique) et d'action en cours d'engraissement réalisables par l'éleveur. 

L'impossibilité de garantir la double viabilité sanitaire et économique d'un éleveur pour une espèce donnée, annihile sa contribution à l'offre potentielle de production saine. Dans le cas contraire, une possibilité de réduire la rareté des ressources alimentaires saines est identifiée. 

Le module de viabilité sanitaire identifie s'il est possible ou non de produire un animal d'une espèce donnée passant le filtre de l'abattoir et donc atteignant au moment de sa 

commercialisation un taux de contamination en deçà du seuil de LMR. C'est une condition nécessaire mais non suffisante de viabilité. Les outputs du module sanitaire servent d'inputs au module économique, afin de savoir si les stratégies d'engraissement viables sur le plan sanitaire respectent la contrainte de viabilité économique. Cette dernière contrainte implique que l'éleveur atteigne un niveau de revenu satisfaisant (revenu cumulé positif) pour vivre de son métier à l'issue de chaque cycle d'activité. 

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Résultats 

Nos résultats sont de trois ordres : 

-Nous déterminons le temps et le coût de la décontamination par espèce et par pratique ;

-Nous analysons s'il est possible de respecter à la fois la contrainte sanitaire et le calendrier actuel de gestion technico-économique des animaux ; 

-Nous calculons le coût d'adaptation des agriculteurs à des évolutions plus restrictives de LMR pour anticiper l'effectivité d'injonctions sociétales de type “zéro CLD”. 

Les résultats permettent d'examiner la compatibilité du respect des contraintes et des calendriers biotechniques et économiques. Par ailleurs, ils spécifient le choix des espèces, ainsi que les stratégies d'élevage, qui peuvent rendre cette compatibilité possible. 

En l'occurrence, nous décrivons la manière dont l'éleveur peut sécuriser une mise en marché de viande saine (choix de (j) l'âge limite de début d'engraissement des animaux par espèce, (j) l'âge d'abattage, (ii) la date optimale de début du processus de décontamination), tout en obtenant une valorisation économique suffisante. Nous caractérisons les pratiques à privilégier (pâturage, stabulation, mixte), les espèces à considérer et la gamme de coûts associés. En cela, les règles de décision édictées sont éclairantes pour l'action publique. 

Plus précisément, nous démontrons qu'en information incomplète sur la traçabilité de la contamination des sols et des animaux in vivo

-Garantir la viabilité sanitaire de l'espèce porcine est compromis depuis l'ancienne LMR100; 

- Garantir la viabilité sanitaire de l'espèce ovine est compromis en cas de durcissement vers un niveau "LMR0+" ; 

-Garantir la viabilité sanitaire pour l'espèce caprine et bovine reste techniquement possible peu importe la réglementation sur la LMR ; 

Sachant que la viabilité sanitaire est une condition nécessaire mais non suffisante de viabilité économique, nous démontrons que : 

-Garantir la viabilité économique des espèces ovines, caprines et bovines reste envisageable dans l'actuel LMR20 ; 

-Garantir la viabilité économique pour un éleveur d'ovins ou de caprins est une faculté perdue en cas de durcissement vers une "LMR0+”; 

-Garantir la viabilité économique est une faculté robuste au changement de LMR uniquement pour l'espèce bovine. 

Implications sociétales 

Nos résultats ouvrent un espoir pour les éleveurs : 

- La possibilité de garantir une viabilité de production de viande en l'état actuel de réglementation, en dépit de l'information incomplète sur les taux de contamination, est un levier d'action pour répondre aux craintes des éleveurs. 

- Pour ce faire, la levée de l'incertitude chez chaque éleveur de porcins est une priorité d'autant plus si l'exploitation se situe dans une zone à forte contamination des sols. -

-Cette levée d'incertitude en cas de "zéro CLD" n'est pas forcément suffisante pour la viabilité des éleveurs de caprins et d'ovins. La survalorisation marchande de la qualité doit être significative à défaut de dispositif d'accompagnement non marchand. 

Nos résultats ne doivent en aucun cas être interprétés comme une incitation à ne spécialiser les éleveurs qu'en bovin, puisque les conditions marchandes du calcul de la viabilité économique en seraient changées. Nos résultats attirent plutôt l'attention sur le calendrier du couple (montée en puissance des contrôles et durcissement de LMR) à mettre en adéquation avec la nécessité de dispositifs d'accompagnement des éleveurs. C'est de la qualité de l'adéquation que dépendra le maintien d'une diversité de l'offre de production saine de ressources alimentaires locales et un renforcement de la sécurité alimentaire des Antilles. 

Pablo ANDRES-DOMENECH, Maître de conférences, AgroParisTech, UMR BETA

Valérie ANGEON, Directrice de recherche, INRAE, UR Ecodéveloppement

Samuel BATES, Professeur des universités des Antilles, LC2S; Université d'Angers, Granem

Colombine LESAGE, Chercheure associée, INRAE, UE PEYI
 

Référence indicative 

Andrés-Domenech P., Angeon V., Bates S., Lesage C. (2022): Soil Pollution, Animal Contamination and Safe Food Production: The Case of Chlordecone Pollution in the French West Indies, working paper.