Dans une conférence intitulée « Droit et magico-religieux aux Antilles françaises. Le quimboiseur, le gadèd zafè, le chamane… et le droit » présentée dans le cadre du colloque « Actes de la Recherche Ultra-Marine » (ARUM), le 14 et 15 novembre 2024 à Paris, au CESE, Valérie Doumeng, professeure de droit privé à l’Université des Antilles et membre du Centre de Recherche en Economie et en Droit sur le Développement Insulaire (CREDDI) analyse la relation entre le magico-religieux et l'interprétation par le droit, de cette pratique.
Le magico-religieux dans ses manifestations aux Antilles, fait social actuel et vivace, est confronté au droit, dans cette réflexion s’appuyant sur des études scientifiques (de sociologie, d’anthropologie, de psychologie et d’ethnopsychiatrie) et des faits divers relatés par les médias locaux. Des passages d’œuvres littéraires apportent de la poésie, du souffle et des émotions tout au long de cette exploration (Patrick Chamoiseau, Texaco ; Maryse Condé, Célanire cou-coupé ; Maryse Condé, Moi Tituba sorcière… ; Raphaël Confiant, Le meurtre du Samedi-Gloria ; Gisèle Pineau, La grande drive des esprits ; Ernest Pépin, L’homme-au-bâton ; Gisèle Pineau Mes quatre femmes ; Simone et André Schwarz-Bart, L’Ancêtre en Solitude ; Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent sur Télumée Miracle ; Simone Schwarz-Bart, Ti Jean l’horizon ; Joseph Zobel, La rue Cases-Nègres).
Aux Antilles françaises, le magico-religieux est, traditionnellement et principalement, du ressort du quimboiseur (kimbwazé) nommé spécifiquement, en Guadeloupe, gadèd zafè « celui qui regarde les affaires ». Celui de chamane, en raison de l’actuel attrait pour la sagesse et les croyances panamérindiennes, prend de l’ampleur. Ces « spécialistes de l’invisible » ou « techniciens du surnaturel » seront ici désignés par le terme générique de « tradipraticien ».
Le tradipraticien se prévaut de multiples pouvoirs et techniques : de guérison, de voyance et de divination. Par le biais de la médiumnité, il entre en communication, notamment, avec les âmes défuntes, les esprits, les entités…. Au-delà, il accomplit des rituels, afin d’obtenir des protections, défaire et « renvoyer » le mal, désensorceler. De façon plus nébuleuse, il pratique la « magie offensive » ou « persécution magique ».
Le magico-religieux, véhiculant l’inexplicable et l’inobservable, et le droit, fondé sur une logique scientifique rationnelle, semblent a priori issus de sphères diamétralement opposées. La réalité, envisagée dans cette étude, se révèle plus complexe. Le droit, avec sa logique et ses outils d’analyse, peut, dans certains cas, être en mesure d’appréhender, voire de sanctionner, certaines manifestations de la pratique magico-religieuse
Le magico-religieux et l’organisation sociale
Aux Antilles, de nombreuses personnes, potentiellement ou effectivement malades, se détournent des soins médicaux conventionnels, ne répondant pas à leurs attentes. Elles préfèrent avoir recours à des pratiques, notamment magico-religieuses, à visée thérapeutique. Les tradipraticiens thérapeutes peuvent se trouver pénalement sanctionnés pour exercice illégal de la médecine ou pour provocation soit à l'abandon de soins, soit à l'adoption de pratiques dangereuses présentées comme ayant une finalité thérapeutique.
A l’avenir, toutefois, la médecine intégrative pourrait permettre d’associer au processus de guérison certains tradipraticiens, relativement à leurs connaissances, notamment de la phytothérapie ou encore de rituels spécifiques.
Par ailleurs, avec l’apparition de l’antispécisme, les rapports entre les humains et les animaux non humains sont actuellement revisités. Plus précisément, les dispositions légales luttant contre la maltraitance animale ont été, ces dernières années, renforcées. Cette évolution, du droit et des mentalités, devrait se traduire par la disparition progressive des sacrifices ou rituels générant une maltraitance animale.
Le magico-religieux et la protection du client du tradipraticien
La personne venant consulter le tradipraticien cherche une protection et des solutions magiques pour résoudre des problèmes liés à des conflits relationnels, à une rupture amoureuse, à des problèmes de santé, financiers ou encore à un envoûtement, à la hantise d’une maison.
Certains tradipraticiens peuvent profiter du désarroi de personnes crédules afin de leur soutirer de fortes sommes d’argent. Certaines pratiques, visant à frapper l'imagination, peuvent être qualifiées de manœuvres et être sanctionnées sur le fondement ou de l’escroquerie ou du dol civil.
Le tradipraticien peut également user d’une influence, voire d’une emprise, sur son client. En droit pénal, il peut être condamné pour abus de l'état d'ignorance ou de faiblesse ou pour sujétion psychologique. Le contrat peut être annulé sur le fondement de la violence morale. Au contraire, tout un pan de l’activité magico-religieuse demeure actuellement globalement hors-champ, inatteignable par le droit
Une perception globale neutralisée par la vision matérialiste du droit
Aux Antilles, les conflits intra ou extra-familiaux peuvent se résoudre par une « attaque en sorcellerie » ou « attaque sorcière ». Le tiers visé est alors censé subir un dommage dans sa personne, sa vie privée ou son patrimoine.
Le droit s’inscrit dans une dimension matérialiste et empiriste. Dès lors, il est possible de prouver, d’un côté, la pratique magico-religieuse et, de l’autre, le dommage subi par le tiers. En revanche, le lien de causalité qui les unirait est tout à fait impossible à démontrer de façon rationnelle. Précisément, en droit pénal, les pratiques magico-religieuses, visant notamment à empoisonner à l’aide de substances fantaisistes non toxiques ou à causer la mort grâce à des incantations, ne sont généralement pas réprimées et relèvent des infractions « putatives ». En effet, le résultat ne peut absolument pas être atteint pour une raison soit factuelle, les moyens employés étant totalement inefficaces, soit juridique, un élément essentiel de l’infraction étant absent.
Le magico-religieux peut enfin être abordé sous le prisme du trouble mental
Les actions irrationnelles ou absurdes du tradipraticien, du consultant et du tiers, affirmant être envouté, peuvent être mises sur le compte de troubles mentaux. Ces personnes relèvent alors de la législation sanitaire, voire des soins psychiatriques. Un récent fait divers tragique illustre ce propos. En Guadeloupe, une femme a décapité ses deux jeunes enfants et fait l’objet de soins psychiatriques sur demande du représentant de l’Etat. Le journal France-Antilles (du 7 novembre 2024) a immédiatement fait le lien avec la possession et l’emprise maléfique.
Dans la société actuelle, le droit s’intéresse au magico-religieux uniquement pour en sanctionner les dérives. Il se trouve démuni pour l’appréhender dans son entièreté… La société anthropocentrée connait toutefois, actuellement, un point de bascule. L’évolution vers le biocentrisme devrait ouvrir à des compréhensions nouvelles potentiellement relayées par des concepts juridiques novateurs.
Ce texte est la synthèse d’une conférence donnée dans le cadre du colloque « Actes de la Recherche Ultra-Marine » (ARUM) qui a eu lieu le 14 et 15 novembre 2024 à Paris, au CESE. L’article complet fera l’objet d’une publication en 2025.
Valérie DOUMENG, Professeure de droit privé à l’Université des Antilles, pôle Guadeloupe et Membre du Centre de Recherche en Economie et en Droit sur le Développement Insulaire (CREDDI)