Dr. Gladys M. Francis, doyenne de l’université Howard : « Il y a une fièvre Kamala qui est indéniable mais aussi beaucoup de prudence »

Dr. Gladys M. Francis, doyenne de l’université Howard : « Il y a une fièvre Kamala qui est indéniable mais aussi beaucoup de prudence »

Cette semaine, les yeux du monde seront braqués sur le scrutin présidentiel des États-Unis qui se déroulera ce mardi. C’est dans un climat tendu, incertain et divisé que les campagnes des Partis démocrate et républicain se sont déroulées. À l’université Howard, où Kamala Harris a effectué son parcours universitaire, si l’effervescence est palpable du côté des étudiants, l’administration, elle, est plus prudente. Néanmoins, l’université fermera ses portes ce mardi pour que rien ne puisse empêcher les citoyens d’aller voter. Dans ce contexte qui s’annonce historique, quelle que soit l’issue de ce vote, une voix s’élève : celle du Docteur Gladys M. Francis. De par son parcours et son histoire, la Guadeloupéenne, professeure des universités et qui a occupé le rôle de doyenne de la faculté des sciences et des arts d’Howard, nous offre un éclairage unique sur ces enjeux électoraux.

« Si vous étiez sur le campus pour interviewer les étudiants de Howard, ils vous diraient qu’il y a une fièvre Kamala Harris indéniable. Beaucoup de personnes sur le campus encouragent les autres à aller voter. Cette semaine (la semaine passée, ndlr) nous sommes en télétravail. Mardi, l’université sera fermée. L’idée, c’est de faire en sorte qu’il n’y ait pas de difficulté pour aller voter et de créer un paramètre de sécurité pour notre communauté universitaire, vu que Kamala Harris a choisi d’être à Howard pour la soirée électorale. Maintenant, il y a aussi beaucoup de prudence face à cette effervescence. Howard reçoit énormément de fonds du gouvernement. Nous ne prenons donc pas parti ».

À l’aube de l’élection présidentielle, l’atmosphère est marquée par un sentiment mitigé à Howard. Ce campus, qui a formé de nombreuses figures de la communauté afro-américaine, observe avec attention l’engagement politique des étudiants, inspiré par la vice-présidente des États-Unis Kamala Harris, elle-même ancienne de l’université. Pourtant, les limites sont clairement posées, comme l’explique le Dr Gladys M. Francis. « Il y a aussi beaucoup de prudence. Tous les acteurs institutionnels nous rappellent qu’on ne peut pas prendre position publiquement au nom de l’université, parce que Howard reçoit des fonds du gouvernement ».

Derrière l’élection, d’ores et déjà qualifiée d’historique, un autre enjeu est soulevé, celui de la représentativité. « Savez-vous combien de Noirs ont un doctorat aux États-Unis ? », nous demande le Dr Gladys M. Francis. « Nous sommes 2 %. Combien parmi nous arrivent à des postes administratifs ? Nous sommes des exceptions. Kamala Harris est une exception. Dans nos vies d’afro-descendants, aux États-Unis, comme ailleurs, nous nous retrouvons dans un spectre des extrêmes. Soit nous sommes invisibles, soit nous sommes dans une hypervisibilité souvent péjorative. Dans ce contexte de la représentation de nos communautés, Kamala Harris, fait subversion car à travers elle, toutes ces petites filles peuvent se projeter positivement, elles peuvent voir que l’on peut être ce que l'on veut. C'est une femme de couleur à l'écran, qui peut débattre dans le respect, intelligemment. C’est important ». Dans ce combat pour la représentativité, le Dr Gladys M. Francis veut faire sa part. Une porte, un vecteur, voilà comment elle se pense pour les jeunes générations.

Des ponts entre les États-Unis et les Antilles

Ses racines guadeloupéennes constituent pour le Dr Gladys M. Francis une source inépuisable de motivation et d’engagement. « Je suis une enfant du pays. J’ai effectué toute ma scolarité en Guadeloupe. Quand j’ai obtenu mon bac, je ne suis pas partie dans l’Hexagone. Ça ne m’intéressait pas. Je suis partie à la Martinique pour poursuivre mes études ». Cet ancrage se traduit également par des initiatives concrètes qui lient ses deux mondes, notamment à travers des partenariats universitaires : « J'ai fait cela avec toutes les universités où j'ai travaillé. J'ai créé un partenariat avec la Guadeloupe, avec la Martinique, avec la Guyane également. Ce n’est pas par communautarisme, mais par conviction. Nous avons des espaces uniques et précieux, et je veux que les jeunes Antillais sachent qu’ils peuvent réussir sans avoir à quitter leur île ». 

Toujours dans cette quête d’aider au développement, la Guadeloupéenne organise régulièrement des récoltes de fonds. « Ces dernières années, j'ai récolté près de 9 millions de dollars pour justement créer des initiatives qui permettent une formation, qui permettent également à nos industries, au secteur public, au secteur privé, de comprendre comment ils peuvent eux aussi s'engager auprès des jeunes et des moins jeunes », indique-t-elle, précisant que ces fonds financent des projets de recherche, des bourses et des programmes académiques qui relient les États-Unis, les Caraïbes, l'Afrique et l'Europe. « Il n’y a pas de succès si on n’est pas dans un contexte de communauté. Quand je parle de succès, je parle de créer des ponts, de renforcer le collectif ». 

En trois ans, cinq millions de dollars ont été récoltés pour des missions éducatives et culturelles. Dans un autre registre, cette année, sous ses fonctions de doyenne, elle a organisé une mission, avec une quarantaine d’étudiants de Howard, pour une immersion autour de la biodiversité et de l’économie verte en Guadeloupe. « Ce n’est pas un hasard si j’ai choisi de ramener les étudiants ici. Nous avons des espaces qui sont des écosystèmes uniques dans le monde. Je le dis souvent : on est petits par la taille du territoire aux Antilles, mais on est vraiment des pépites, avec une richesse incroyable à offrir au monde ». 

En partenariat avec le Conseil départemental, le Conseil régional et l’Université des Antilles, elle œuvre pour donner aux jeunes les moyens de se former et de s’engager sur place. « Je veux leur montrer qu’ils peuvent être leaders ici, qu’il y a un avenir pour eux en Guadeloupe. Nous avons tellement de jeunes talentueux, et il est essentiel qu’ils puissent envisager un futur sur ce territoire ». Sur ce territoire, elle y retournera d’ailleurs dans quelques jours pour plusieurs conférences-débats notamment.

Une résilience façonnée par les épreuves

Cette force, cette résilience, cette conviction, se sont forgées dans des expériences de vie douloureuses et traumatisantes. À 20 ans déjà, l’arrivée aux États-Unis ne se fait pas sans mal. « J’arrive dans un chaos auquel personne n’a pu me préparer. J’avais perdu mes bagages, mon ordinateur avait été volé, et je me suis retrouvée dans un environnement où je n’étais pas la bienvenue », se souvient-elle. La jeune Guadeloupéenne doit rapidement s’adapter. « J’en avais perdu la voix. À ne plus savoir qui je suis, où je vais... Je me demandais en permanence ce que je faisais là. Ça a été vraiment un contexte de survie. Il m'a fallu du temps pour comprendre, pour gérer et naviguer dans cet espace raciste… À devoir comprendre ces nouvelles dynamiques ». 

En 2004, la situation atteint le paroxysme de la violence lorsque son propriétaire, accompagné de son colocataire, s’en prend à elle physiquement. «Mon propriétaire tente de m’étrangler en me lançant tout un tas d’injures racistes et sexistes. Je me retrouve par terre, et je me dis que c’est peut-être mon dernier jour. J’étais avec une amie au téléphone. J’ai plus tard su qu’il l’avait entendue, ce qui a dû le faire paniquer. Je me rappelle encore la police qui arrive… qui rit avec mon propriétaire… je réalise qu’ils doivent être amis… il n'y a jamais eu de rapport. Mon colocataire était étudiant dans la même université que moi. Je me rappelle être allée voir le doyen de l'époque pour lui dire : “Voilà ce qui m'est arrivé.” J'avais peur. Je réalise alors que je ne suis que Noire aux États-Unis. Cet administrateur qui me dit clairement : “ C’est étrange : ce jeune homme est dans un programme de doctorat… Il a 18 de moyenne. Je n’arrive pas à croire qu'un jeune homme dans une filière aussi compliquée puisse agir de cette manière.” Moi aussi, j'étais dans un programme de doctorat… Moi aussi, j’avais 18 de moyenne… » 

La jeune étudiante repartira en Guadeloupe, meurtrie et traumatisée. Il lui faudra plusieurs mois avant de réussir à se reconstruire. « J’ai réalisé que si je n’y retournais pas, j'allais peut-être avoir peur et fuir toute ma vie. Je suis retournée dans la même institution. Il me fallait affronter tout cela pour aller de l’avant. J’y obtiens mon doctorat. Cela a été un moment clé pour moi. C’est là que j'ai commencé à être très impliquée dans l'activisme, dans les groupes associatifs… Je pense que c’est à ce moment-là que j’ai retrouvé ma voix ». 

S’en suit depuis un parcours d’excellence, dans ses travaux portant sur les questions de justice sociale, de résistance, de trauma, de construction identitaire, de genre et de sexualité, mais aussi dans sa carrière professionnelle. « Quand je termine mon doctorat et que je dois débuter ma carrière professionnelle, j'avais des offres d’institutions « Ivy League » considérées comme les plus prestigieuses, pas seulement aux États-Unis, mais dans le monde. Je choisis cependant d’aller dans le vieux Sud, où le racisme est très présent. Pour moi, il était évident qu’il fallait aussi œuvrer dans ces espaces ».

Des années plus tard, une chose demeure : son identité guadeloupéenne qui lui a permis de traverser toutes ces épreuves. « Je ne pense pas que j'aurais pu naviguer tout ce que j'ai navigué si je n'étais pas issue de là où je suis issue. La Guadeloupe m'a formée. Quels que soient les espaces où je rentre, je suis avant tout guadeloupéenne ». Forte de cette identité, l’enfant du pays continue sa route. Après avoir publié une quarantaine d’articles et plusieurs livres, le Dr Gladys M. Francis se prépare à sortir un nouvel ouvrage en 2025.

Abby Said Adinani