Face aux enjeux d'accès au numérique et de souveraineté technologique, Maryse Project pourrait-il faire la différence dans les années à venir grâce aux jeunes filles ultramarines ? C’est en tout cas l’ambition de Sophie Lubin, présidente et fondatrice du Think and Do Tank, pensé pour des actions en faveur des Outre-mer autour du numérique et de l’inclusion des jeunes, et plus particulièrement des jeunes femmes. En février 2025, le projet, composé d'un collectif de plus de 90 personnes, a rejoint le Compendium de l'UNESCO, confirmant sa dimension internationale. Le sujet est d’importance : il s’agit pour la Guadeloupéenne de transmettre aux jeunes ultramarins les clés leur permettant d’œuvrer à l’avenir, tout en évitant une fracture générationnelle entre les Outre-mer et les filières de demain.
Pour Sophie Lubin, tout commence pendant la crise Covid. En plein confinement, la technophile enchaîne les hackathons en ligne, ces marathons d’innovation où des équipes se réunissent pour imaginer, concevoir et parfois prototyper des solutions innovantes à un problème concret. Au fil du temps, un constat : parmi tous les profils internationaux rassemblés, aucun n’est ultramarin. « J’ai participé à cinq hackathons internationaux d’affilée », se souvient-elle. « Ce n’est qu’au cinquième que j’ai croisé une Antillaise. J’ai eu un moment de sidération. Je me suis dit : ce n’est pas normal. Ce n’est pas possible qu’on soit absent des lieux où se construisent les solutions de demain. Si on ne participe pas à la création du monde, on va le subir. On va se faire dicter des choix par des technologies pensées ailleurs, par des logiques qui ne nous incluent pas. »

Une conviction naît alors : il faut agir. Le projet Maryse Project voit le jour. « Maryse Project, comme Maryse Condé ? », demandons-nous, surpris qu’une écrivaine inspire un projet tourné vers les filières STEM (Science, Technology, Engineering et Mathematics). « Tout à fait », répliquera Sophie Lubin du tac au tac. « On nous dit souvent à l’école : soit tu as un profil littéraire, soit scientifique… La vérité, c’est que ce n’est pas antinomique. L’écrivain va proposer aussi sa vision du monde à travers les histoires, et ce qui est marquant avec Maryse Condé, c’est qu’elle ne nous enfermait pas dans une identité unique. Elle nous ouvrait. Elle m’a aidée à comprendre que nos racines sont multiples, et que ce n’est pas une faiblesse, mais une force. »
Maryse Project est donc un projet d’ouverture facilitant les connexions entre les jeunes des outre-mer et la tech, et permettre, notamment, aux jeunes filles de s’approprier leur futur.
Donner à voir et à faire
Derrière cette narration, des actions très concrètes sur le terrain. Dès 2021, Sophie Lubin et son équipe organisent la première édition Outre-mer Girls Tech Day (OMGTD) en Guadeloupe d’abord, puis en Martinique. L’idée est d’offrir aux jeunes, en insistant sur la parité pour que les jeunes filles participent, un espace où pouvoir s’inspirer, expérimenter et se projeter. « On commence par leur présenter des rôles modèles des femmes ultramarines dans les sciences, la tech, l’ingénierie. Puis on les met dans des ateliers de programmation, de robotique, de design numérique. Et on termine avec des exercices de créativité : le fameux design thinking, où on les force à rêver. Car on s’est rendu compte de cela : nos jeunes n’arrivent plus à rêver. Ils n’ont plus de projection. Ils sont bloqués. » Les actions menées sur le terrain sont faites principalement via les réseaux scolaires pour impliquer le plus d’adolescents, face au constat des précédentes éditions où la participation était moindre. « Souvent, les parents ne poussent pas leurs enfants à participer, car ils ne voient pas le lien entre le numérique et la vie réelle, or il y a un réel enjeu. »
Durant ces sessions où la réflexion est poussée dans ses retranchements, les scénarios proposés aux élèves sont improbables. Entre une attaque de moustiques mutants et l’apparition d’un dôme transparent qui ne laisse plus rien entrer ou sortir, les jeunes sont amenés à imaginer les solutions de secours. « Cela peut paraître anecdotique, mais derrière ces scénarios, il y a une chose essentielle : autoriser l’imaginaire. Faire comprendre qu’on peut penser autrement. Et puis le dôme, on l’a vécu avec la crise Covid… ».

Au fil des éditions, ce sont plus de 1 500 jeunes qui ont été impliqués dans ces différentes opérations. Les projets sont concrets et le réseau autour mobilisé. Professeurs, ingénieures, retraités, étudiants : ils sont aujourd’hui plus de 90 à graviter autour du Maryse Project. Les partenaires locaux jouent un rôle-clé dans le déploiement de ces actions sur les territoires. « Nous nous heurtons à des obstacles très concrets : la mobilité, d’abord. En Guadeloupe ou en Martinique, il ne suffit pas de prendre un métro. Il faut organiser des navettes, louer des bus. Quand on fait un hackathon jusqu’à minuit, on ne peut pas laisser les jeunes rentrer seuls. Il faut tout anticiper. » Les opérations, qui sont menées bénévolement, continuent néanmoins à gagner en popularité chaque année.
Former les décideurs de demain
Au-delà de la sensibilisation autour des filières STEM (Science, Technology, Engineering et Mathematics), ce que porte Sophie Lubin, c’est un projet pour réintégrer les jeunes ultramarins autour des questions qui façonnent le monde. C’est dans cet esprit que se préparent les 7ème et 8ème éditions d’Outre-mer Girls Tech Day (OMGTD) le 11 décembre prochain. Cette année, la Guyane pourrait également rejoindre l’aventure.
L’une des autres initiatives ambitieuses dans le cadre du déploiement de cette stratégie, c’est l’organisation de hackathons, visant à mobiliser les jeunes sur des problématiques liées à leur quotidien et à leur territoire. L’un des plus significatifs a eu lieu en février 2025 en Guadeloupe, en partenariat avec l’association étudiante Wi-Bash. L’événement, entièrement organisé par ces jeunes de 14 à 25 ans, portait sur des sujets comme l’illettrisme, la délinquance, l’éducation ou encore l’égalité femmes-hommes. Il visait à leur faire proposer des solutions concrètes en une journée marathon de 7 h à minuit, et à s’approprier les enjeux de développement local.
Toujours dans cette logique d’inspiration et de transmission, Maryse Project a également participé, ce même mois, à la Journée ‘Ingénieure au féminin’, en Guadeloupe et en Martinique, en mobilisant son réseau de marraines pour intervenir dans les établissements scolaires.
Au-delà de ces temps forts, le collectif organise régulièrement des interventions dans les écoles, participe à des assises sur la féminisation du numérique, et collabore avec des partenaires afin de diversifier les formats d’action et d’enrichir les contenus pédagogiques proposés aux jeunes.
La reconnaissance internationale est survenue en début d’année avec l’inscription de Maryse Project au Compendium de l’UNESCO. Il s’agit d’un répertoire international de projets et d’initiatives innovantes qui œuvrent en faveur de l’éducation, de la science, de la culture et de l’égalité, conçu comme un outil de valorisation et de partage des bonnes pratiques à travers le monde. C’est donc une nouvelle étape que vient de franchir le collectif en faveur de l’inclusion des femmes dans les sciences. « Aujourd’hui, nous sommes bénévoles, mais si tout se passe bien, j’aimerais pouvoir proposer ce que l’on fait pendant une année scolaire au lieu d'une journée: prendre des collégiens, les accompagner sur le long terme, travailler sur leur confiance, leur orientation, leur réseau… »
À terme, Sophie Lubin rêve d’une école supérieure d’informatique “Tech for good” en Guadeloupe : une structure où les jeunes pourraient créer des solutions locales, adaptées aux réalités ultramarines. « On a des enjeux spécifiques : les cyclones, l’eau, les déplacements. On a besoin de chercheurs, d’ingénieurs, de codeuses qui pensent avec et pour le territoire. Préparer une génération, c’est long mais pour qu’ils soient décideurs et pas seulement invités, c’est maintenant que cela commence. »
Abby Saïd Adinani