ACTU360. Réarmer l’Europe c'est inclure les Outre-mer : une évidence stratégique ou pas ? par Joël Destom

ACTU360. Réarmer l’Europe c'est inclure les Outre-mer : une évidence stratégique ou pas ? par Joël Destom

Après avoir présenté une stratégie globale en 2016, une boussole stratégique en 2022, une stratégie industrielle de défense en 2023 et un programme industriel en 2024, la Commission européenne a pendant le mois de mars 2025 proposé un plan pour le réarmement de l’Europe et publié un livre blanc sur la défense intitulé "Readiness 2030".  Le mot d'ordre est clair "dépenser plus, dépenser mieux, dépenser ensemble" ... et les citoyens européens ultramarins chercheront à lire entre les lignes. Décryptage de Joël Destom, Conseiller économique et social européen.

En quelques années, le ton a changé à Bruxelles. De la prudente ambition à l’ère des boussoles stratégiques, nous sommes désormais dans celle du réarmement. Avec la publication du Livre blanc de la défense européenne et le plan de financement "Rearm EU", la Commission européenne assume une parole claire : l’Union européenne (UE) doit se doter des moyens de sa sécurité.

Alors que le titre du Livre devait évoquer le "futur de la défense européenne", il répond finalement a une logique de programmation avec une échéance pour "être prêt en 2030". Le document de 22 pages, plus court et direct que la boussole stratégique de 2022 identifie huit déficits capacitaires majeurs (défense anti-aérienne, artillerie, munitions, drones, guerre électronique, mobilité militaire, infrastructures critiques, moyens de ravitaillement) et met l’accent sur l’enjeu industriel.

Si l’Union européenne assume que la sécurité n’est pas qu’un coût mais une condition de souveraineté, le mot "Outre-mer" semble manquer au moment où toute forme d’angélisme semble prendre fin. 

L'expression "continentale" d'une vision stratégique

La multiplication des tensions géopolitiques interroge les capacités de l'UE à se défendre. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 360 milliards d’euros de dépenses militaires en 2024 pour l’UE, très loin des 970 milliards de dollars pour les Etats-Unis. Pour envisager le réarmement, le renforcement d'une base industrielle, les investissements dans l’innovation et la souveraineté, le programme "Rearm EU" présenté par la Commission et repris dans ce Livre touche au nerf de la guerre. Plusieurs mesures sont proposées pour le "financement" :

1. Activer la clause dérogatoire budgétaire prévue dans le Pacte de stabilité et de croissance, permettant aux États membres de s’endetter au-delà des limites habituelles si cette dette finance la défense. Cette mesure bénéficierait principalement aux pays à faible endettement comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, disposant de marges budgétaires importantes. Les pays plus endettés comme la France ou l'Italie en profiteraient moins car même si certaines dépenses militaires ne sont plus comptabilisées dans les critères de déficit, la dette réelle et les intérêts demeurent.

2. Lever 150 milliards d’euros sur les marchés via des obligations européennes, puis prêter cet argent aux États membres pour des investissements militaires d’intérêt commun. Cette initiative profiterait aux États très endettés qui bénéficieraient de taux d’intérêt plus faibles que s’ils empruntaient seuls.

3. Promouvoir le financement privé dans le secteur de la défense.

4. Utiliser les fonds de cohésion européens pour soutenir l’industrie de défense. Cela dépendra fortement de la volonté politique des États membres puisque ces fonds sont affectés à des régions défavorisées, où il n’existe pas toujours d’industrie de défense. C'est précisément le cas des régions ultramarines et il n'est pas inutile de chasser une question qui pourrait trotter dans certains esprit : dans quel espace géographique cette vision stratégique est-elle élaborée ? 

Les "Outre-mer", absents du texte mais essentiels à la stratégie

Il est fort probable que la multiplicité des contraintes associées à la préparation de tels documents ne facilitent pas l'insertion d'une ou de plusieurs référence aux territoires ultramarins. Pourtant, qu’ils soient espagnols, danois, français, néerlandais ou portugais, ils sont à la fois des avant-postes stratégiques, des zones de vulnérabilité, des carrefours d’influence et des leviers de souveraineté. Les laisser à la marge du projet de défense européen serait une erreur d’analyse, de méthode et de vision.

Ils garantissent une présence européenne sur tous les fuseaux horaires (Pacifique, Atlantique, océan Indien, Amérique latine), ils hébergent des infrastructures sensibles : base spatiale, ports, aéroports, centres de commandement et de surveillance. Ils sont directement exposés aux stratégies d’influence de puissances comme la Chine ou la Russie. Ils pourraient devenir des hubs industriels, des sites de production délocalisée ou des points d’appui logistique.

Présente sur plusieurs océans, l’Union européenne possède la deuxième zone économique exclusive (ZEE) du monde. La France à elle seule représente 93 % des frontières maritimes de l’Union. Les Outre-mer sont sur des lignes de faille géopolitiques : La Guyane est une plateforme spatiale et l'interface avec l’Amérique du Sud ; La Réunion et Mayotte sont dans le canal du Mozambique et l’océan Indien ; La Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie sont au cœur de l’Indo-Pacifique ; Les Antilles sont au carrefour de la Caraïbe et de l'atlantique.

Dans un contexte de montée des tensions internationales, ces zones deviennent des terrains de compétition directe. La Chine, la Russie ainsi que d'autres puissances investissent dans les infrastructures, dans l’influence et dans la construction des narratifs. Alors, il ne faudrait pas passer sous silence une réalité essentielle : les régions ultrapériphériques (RUP) et les pays territoires d'outre-mer (PTOM) font de l'Union européenne "la seule puissance géopolitique présente sur tous les fuseaux horaires". 

RUP et PTOM : quelles places dans la défense européenne ?

Si l'une des ambitions du "réarmement" est de ressouder l'UE autour d’un projet commun de protection et de souveraineté, celui doit impérativement être continental, insulaire et ultramarin. Les enjeux sont tout à la fois, militaires et démocratiques. Ne pas intégrer les Outre-mer dans la planification stratégique, ce serait laisser nos flancs exposés et oublier que ces territoires ne doivent pas être réduits à des bases avancées ou à des plateformes logistiques. Ce sont des territoires porteurs d’aspirations politiques, économiques et culturelles propres. 

Il est certain que l'armée française dispose d'éléments très précis telle que l'évaluation fine des risques (piraterie, trafics, cyber-attaques, pressions économiques étrangères, etc.). Il y a fort à parier que plusieurs autorités imaginent l'adaptation des programmes de financement à venir aux réalités ultramarines, en créant des volets spécifiques dans les plans de soutien aux industries de défense. En Guyane, par exemple, les compétences spatiales ou aérospatiales pourraient nourrir des synergies industrielles stratégiques. En revanche, le citoyen européen ultramarin pourrait se demander s'il existe une réelle volonté de créer un dialogue structuré entre l’UE, les états membres, les élus et les forces vives de ces territoires afin de dépasser une "logique descendante". 

Il pourrait se poser de nombreuses questions avec des incidences très concrètes : Pourquoi nos territoires seraient seulement les yeux, les oreilles et les boucliers de l’Europe sur toutes les latitudes? Pourquoi ne pas y installer des unités de maintenance pour drones, des plateformes d’essai pour intelligence artificielle militaire ou systèmes autonomes marins? Pourquoi ne pas intégrer leurs écosystèmes aux programmes de recherche européens, notamment dans les domaines du spatial, du quantique ou de la cybersécurité?

Le plan "Rearm EU" semble être pensé pour respecter l'autonomie des Etats membres qui conservent la main sur leur politique de défense. Alors la vision de la France peut devenir déterminante pour l'Europe. Les Outre-mer ne sont pas des zones périphériques et les inclure pleinement dans l'architecture de défense, c’est : renforcer la cohésion territoriale européenne ; rééquilibrer les investissements publics dans des zones souvent défavorisées ; sécuriser des corridors logistiques critiques ; anticiper les conflits futurs qui ne viendront peut-être pas de l’Est… 

Réarmer l'Europe, c’est inclure les Outre-mer. Les Régions Ultrapériphériques (RUP). Pour la France, il s'agit de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique, de Mayotte, de La Réunion et de Saint-Martin. Réarmer l'Europe, c’est inclure les Outre-mer. Les Pays et Territoires d’Outre-Mer (PTOM). Pour la France, il s'agit de la Nouvelle-Calédonie, de la Polynésie française, de Saint-Pierre-et-Miquelon, des Terres australes et antarctiques françaises, de Wallis-et-Futuna, et de Saint-Barthélemy.

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