EXPERTISE. Nouvelle-Calédonie : La stratégie industrielle est préférable à la logique financière à court terme, par Laurent Châtenay

EXPERTISE. Nouvelle-Calédonie : La stratégie industrielle est préférable à la logique financière à court terme, par Laurent Châtenay

Alors que le sort de l’usine de Vale NC, tiraillé entre deux repreneurs dont les profils soulèvent les antagonismes, doit se jouer avant la fin de la semaine, Laurent Châtenay, spécialiste des matières premières qui a notamment bâti sa carrière chez Inco en Nouvelle-Calédonie, défend dans cette expertise une « stratégie industrielle » plutôt qu’une « logique financière à court terme ». 

« Dans ses futurs choix industriels, la Nouvelle-Calédonie devrait sérieusement prendre en considération la complexité de la chimie du Nickel, ainsi que la volatilité excessive de ce marché », écrit-il, en portant ouvertement son choix sur l’offre SOFINOR, qui défend un « modèle est une véritable avancée pour tous les pays détenteurs de matières premières qui souffrent du pillage de leurs ressources naturelles par un grand nombre de prédateurs multinationaux ». 

Le rapport des calédoniens avec l’industrie du nickel est à la fois historique, passionnel et viscéral.  Beaucoup s’expriment et ont des avis sur la question, mais peu finalement possèdent une réelle culture du nickel et de son industrie… si compliquée.

Le nickel n’est pas un métal banal, ni simple à maîtriser car sa chimie minérale est très complexe. Elle requiert quasiment d’avoir un procédé spécifique, adapté à chaque gisement, à chaque mine. Les variations de teneur et de qualité chimique du minerai dans une même mine, appellent les industriels à faire des prouesses pour maintenir une qualité et une quantité de production stable. D’où toute la complexité pour mettre au point un procédé d’extraction technologiquement fiable et économiquement viable. Preuve en est les difficultés rencontrées par les usines calédoniennes, toujours pas à pleine capacité de production, ceci après plus de deux décennies de mise en service. Contrairement à grand nombre d’idées reçues, l’industrie du nickel a historiquement beaucoup de mal à gagner de l’argent.

C’est la raison pour laquelle pendant de nombreuses années elle a été considérée par l’ensemble des acteurs de l’industrie des métaux de base, comme une pilule empoisonnée, très compliquée à maîtriser sur le plan technologique et très difficile à valoriser sur le plan économique. Cela explique aussi pourquoi l’industrie du nickel est longtemps restée confidentielle, animée par une poignée de petits acteurs (Inco, Falconbridge, Eramet…), dont la capitalisation boursière était très, très éloignée des mastodontes de l’industrie de la métallurgie (BHP, Anglo American, Rio Tinto, Vale…).

Un événement historique et symbolique majeur a pourtant contribué à une modification structurelle profonde de l’industrie mondiale des métaux et en particulier celle du nickel : la chute du mur de Berlin en 1989. Cette chute a contribué à l’explosion du bloc URSS et à l’accaparement des outils de production minière par un certain nombre d’oligarques qui ont procédé à des ventes massives de stocks pour faire rentrer du cash, mais qui ont par la même contribué à la chute du prix des matières premières et du nickel en particulier.

C’est ainsi, que vers la fin des années 90 et le début des années 2000, le prix de la tonne de nickel est passé sous les 4000 $. Cette chute des prix a provoqué le retardement des investissements dans de nouvelles capacités de production. Près d’une décennie fut alors perdue et l’industrie du nickel s’est retrouvée démunie face à l’ouverture de la Chine et ses besoins colossaux en acier inoxydable. En découla un profond déséquilibre de la balance mondiale entre l’offre et la demande de nickel, et de 4000 $ en 2001, le prix du nickel est passé à 50 000 $ la tonne en 2007 (voir graphique des prix du nickel ci-dessous).

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D’un métal terne, jadis appelé le métal du diable, le nickel grâce à son usage dans la fabrication de l’acier inoxydable et au développement économique sans précédent de la Chine, est devenu l’un des métaux les plus « sexy » de la planète. Il suscita alors la convoitise d’un grand nombre de mercenaires de la finance qui ont fait main basse sur les principaux joyaux de cette industrie (notamment Inco et Falconbridge) et qui ont contribué à un changement progressif de la culture de l’industrie du nickel. Ce fut alors l’avènement du nomadisme financier au détriment de la culture industrielle et l’arrivée des XTrata, Glencore et Trafigura, hier alléchés par le développement de la Chine et aujourd’hui, par la perspective du développement de la batterie électrique.

Toutefois, force est de constater les difficultés rencontrées par ce type de sociétés, imprégnées d’une culture financière et d’une vision de rentabilité à court terme, pour mettre au point leurs procédés industriels. Encore une fois, les deux dernières usines calédoniennes en sont la cruelle illustration. Le nickel est une affaire de spécialistes, une affaire où seuls de véritables industriels ont réussi à tirer leur épingle du jeu à long terme.

Aussi, dois-je avouer avoir été choqué par une interview du professeur Chalmin qui faisait récemment l’apologie de Trafigura, qui accueille par ailleurs tous les ans… 40 de ses étudiants de la prestigieuse université de Paris-Dauphine. Ce dernier vantait les mérites de l’ingéniosité de l’ingénierie financière développée pour la reprise du projet de Goro. Je trouve déplacé qu’un éminent spécialiste des matières premières comme lui, fasse l’apologie d’une ingénierie financière, aussi brillante fût-elle, mais excessivement risquée notamment pour les employés de Vale, plutôt que celle d’un modèle industriel novateur tel que celui qui a été développé par la SOFINOR.

Ce modèle est unique, au sens où il a contribué à changer le rapport de force historique entre les pays détenteurs de matières premières, souvent victimes de la fameuse malédiction (1), et les sociétés multinationales. En valorisant l’actif minier au même titre que le savoir-faire industriel, cela a permis aux intérêts calédoniens défendus par la SOFINOR, de rester majoritaire dans l’usine du nord et dans son usine offshore en Corée, sans avoir au départ un apport financier équivalent à sa prise de participation au capital des deux sociétés.

Il est par ailleurs important de préciser que l’usine de Corée n’a reçu aucun soutien financier extérieur, contrairement aux trois usines calédoniennes qui ont reçu un soutien de l’État équivalent à plus de 2 milliards d’euros en dix ans (2) et sans le concours duquel elles seraient probablement fermées aujourd’hui.

Ce modèle est une véritable avancée pour tous les pays détenteurs de matières premières qui souffrent du pillage de leurs ressources naturelles par un grand nombre de prédateurs multinationaux. Il intéresse d’ailleurs de plus en plus de pays, au rang desquels les Philippines et l’Indonésie.

Dans ses futurs choix industriels, la Nouvelle-Calédonie devrait sérieusement prendre en considération la complexité de la chimie du Nickel, ainsi que la volatilité excessive de ce marché. Elle devrait se souvenir de l’histoire complexe de cette industrie, de ses différents aléas et soubresauts, du boom du nickel jusqu’aux crises qui lui ont succédées, de ses évolutions technologiques, de ses contraintes environnementales et sanitaires qui ont conduit à la disparition de marchés entiers (3), de ses cycles et de leurs impacts sur notre économie et sur la rentabilité de nos sociétés. Elle devrait se remémorer l’histoire récente qui a vu le projet du Nord changer de partenaire à trois reprises, de Falconbridge l’industriel, à XTrata, puis Glencore ; des sociétés de trading.

Est-il préférable qu’elle lie le futur de son industrie nickel à la vision à court terme par nature, car spéculative, de ces sociétés plutôt qu’à l’expertise, au savoir-faire technologique et à la culture d’une société industrielle habituée à résoudre des problèmes industriels ? Une société industrielle n’est-elle pas mieux armée pour accompagner la Nouvelle-Calédonie dans tous les changements technologiques à venir, les évolutions de marché qu’elles induisent et qui sont susceptibles d’impacter toute l’industrie et notre économie nickel ? Est-il par ailleurs raisonnable que face à toutes ces incertitudes, à toutes ces difficultés, et compte-tenu de son manque de productivité et de compétitivité chronique, elle envisage que ses institutions portent une participation majoritaire, voire significative dans ces projets ? Peut-elle sérieusement en faire porter le risque à l’ensemble de ses contribuables ?  La Nouvelle-Calédonie est-elle enfin capable de tirer les leçons de son histoire industrielle pour prendre les bonnes décisions face aux choix cruciaux qui se présentent à elle ? N’est-il pas temps d’envisager la gestion de nos ressources minérales de façon globale aux bénéfices de nos outils de production, mais aussi et surtout dans l’intérêt de notre pays à long terme ?

Laurent Châtenay

Spécialiste des matières premières, ancien trader de pétrole brut, Laurent Châtenay au cours de sa carrière chez Inco en Nouvelle-Calédonie et au Canada, a traversé les années critiques qui ont profondément transformé la physionomie de l’industrie mondiale du nickel. Ancien membre du conseil d’administration de la SLN, profondément imprégné de culture industrielle, il nous livre aujourd’hui ses réflexions sur l’industrie calédonienne et l’importance de ses choix industriels à venir.

Annotations :

  1. La malédiction des matières premières est un phénomène économique qui relie l’exploitation de ressources naturelles au déclin de l’industrie manufacturière locale.
  2. Voir le rapport de la Chambre Territoriale des Comptes sur le Nickel.
  3. Pour des raisons sanitaires, l’usage du nickel dans les pièces de monnaie a été abandonné alors que cela constituait à l’époque l’un des principaux débouchés de l’industrie.