« Les bateaux de l’espoir : Vichy, les réfugiés et la filière martiniquaise » d’Eric Jennings : Quand la Martinique se mue en voie de secours pour les indésirables du régime vichyste

« Les bateaux de l’espoir : Vichy, les réfugiés et la filière martiniquaise » d’Eric Jennings : Quand la Martinique se mue en voie de secours pour les indésirables du régime vichyste

©CNRS

Dans un ouvrage intitulé « Les bateaux de l’espoir : Vichy, les réfugiés et la filière martiniquaise » paru aux éditions CNRS, l’historien canadien, Eric Jennings, nous retrace les péripéties de milliers de réfugiés partis de Marseille pour la Martinique. L’île devenant alors une voie de secours permettant à ces indésirables du régime de Vichy d’échapper à l’embrasement de l’Europe. Un épisode méconnu qui met en relief les années noires de cette époque de l’histoire de France.

La Martinique, terre d’accueil pour les parias du régime vichyste ? C’est ce que semble accréditer l’ouvrage intitulé « Les bateaux de l’espoir » avec en sous-titre : « Vichy, les réfugiés et la filière martiniquaise » de l’historien canadien, Eric Jennings, spécialiste de la seconde guerre mondiale et de l’histoire coloniale française. Un ouvrage qui a nécessité 20 années de recherche à l’auteur qui s’est rendu sur tous les lieux et étapes de cette histoire (France, Allemagne, République Tchèque, Royaume-Uni, Amérique du Nord, Antilles…).

Après « Vichy sous les Tropiques » paru chez Grasset qui traitait de l’importance des années noires dans l’histoire du colonialisme, de la décolonisation et de l’idéologie de Vichy outre-mer qui marqua le durcissement des pratiques coloniales et l’épuration de la culture républicaine aux Antilles. Après « La France libre fut africaine » (Perrin, 2014) qui expliquait de façon très documentée le rôle fondamental joué par l’Afrique et les Africains lors de la seconde guerre mondiale, Eric Jennings, aujourd’hui professeur d’histoire à l’université de Toronto (Canada), s’attaque à un épisode méconnu et peu glorieux de l’histoire de France : l’exode de milliers de réfugiés vers la Martinique, explorant sans fard les causes et les conséquences de cette histoire exceptionnelle.

Duplicité et hypocrisie

Nous sommes à la fin de l’année 1941, après la débâcle de mai-juin 1940. Dans un élan humanitaire, mais non dénué d’arrière-pensées politiques qui visent à se débarrasser d’une population gênante – et osons le dire – indésirable, le gouvernement de Vichy décide d’envoyer des milliers de femmes, hommes et enfants à la Martinique à bord de cargos depuis Marseille. Ils seront au total 5 000 à bénéficier – si on peut dire – de cette mesure qui s’apparente à une expulsion déguisée. Parmi eux, des juifs, des républicains espagnols ou des socialistes antinazis. Certains venus d’Allemagne pour fuir le régime nazi.

Quand le surréalisme rencontre la négritude

Quelques-uns de ces « indésirables » se trouvent être des gens célèbres tels la romancière Anne Seghers, le révolutionnaire Victor Serge, l’anthropologue Claude Levi-Strauss, le poète surréaliste André Breton ou encore le peintre cubain Wilfredo Laam. Ces deux derniers profiteront de leur séjour à la Martinique pour rencontrer quelques intellectuels martiniquais, dont Aimé Césaire, le chantre de la négritude. Entre confrontation du surréalisme et de la négritude, ces échanges d’intellectuels finiront par créer des liens d’amitié. Aimé Césaire, André Breton et Wilfredo Laam continueront à entretenir ces liens d’amitié bien après leurs rencontres martiniquaises.

Pour enrichissants qu’ils soient ces échanges resteront cependant exceptionnels car la plupart des exilés sont victimes de ré-internement dans les camps de Balata et de Lazaret par les autorités coloniales inquiètes de cet afflux de migrants. Échanges d‘autant plus improbables avec les autochtones que les préjugés ont la vie dure et que le racisme à l’égard des Noirs n’est jamais bien loin, même lorsqu’on est réfugié. Il faut de surcroît tenir compte de la brièveté du séjour car la Martinique n’est qu’une étape dans le parcours de ces réfugiés qui cherchent pour la plupart à gagner l’Amérique du Nord et du Sud (États-Unis, Canada, Mexique, Argentine, Chili, Brésil…), ou encore Cuba, alors sous protectorat américain.

Le rôle des autorités américaines sur la fin de cette route de secours

Cependant, cette volonté des exilés de rejoindre l’Amérique n’est pas sans créer des remous. En effet, les autorités américaines voient d’un mauvais œil cette arrivée massive de migrants, dont certains aux noms à consonance allemande, craignant l’immixtion d’une éventuelle cinquième colonne parmi cet afflux de réfugiés. Des craintes qui auront comme conséquence la fin de cette route de secours. On n’est pas loin des immigrés d’aujourd’hui considérés par certains comme l’avant-garde d’une future invasion. Comme quoi, à défaut de se répéter, l’histoire bégaie.

C’est ainsi que l’irruption de la géopolitique et les conséquences qui en découlent mettront fin à l’exode de réfugiés vers la Martinique. Une voie de secours qui, même avec des règles ambiguës et ambivalentes, aurait pu permettre d’éviter l’envoi de milliers d’autres indésirables vers les camps de la mort en Europe de l’Est.

Cette histoire de la filière martiniquaise a déjà été évoquée et a fait l’objet de représentations cinématographiques notamment dans « Casablanca » ou le « Port de l’angoisse » avec dans le rôle principal Humphrey Bogart, toutefois Eric Jennings, par sa qualité d’érudition et son art de conteur, permet au lecteur de vivre avec luxe détails cette aventure exceptionnelle et d’entrer dans cette histoire édifiante et inimaginable de par sa complexité et son côté extraordinaire.

E.B.