À la demande du groupe Les Républicains, le Sénat a organisé un débat sans vote sur l’avenir institutionnel, politique et économique de la Nouvelle-Calédonie, ce mardi. L’occasion pour le sénateur calédonien Pierre Frogier (LR) d’exposer sa proposition politique visant à éviter un 3ème référendum, dans un discours à charge à l’encontre de l’accord de Nouméa, « dépassé ».
Il était attendu. Pierre Frogier avait distillé quelques prémices de son idée de « négocier un désaccord » pour sortir de l’accord de Nouméa et éviter un troisième référendum, dont la tenue a d’ores et déjà été demandée par les indépendantistes. Ce mardi au Palais du Luxembourg, il a donc exposé les « grandes lignes » de cette proposition politique devant ses collègues parlementaires. Une proposition qui n’a pas manqué de faire réagir la dizaine d’orateurs, parmi lesquels le ministre des Outre-mer, Sébastien Lecornu. Voici la proposition du sénateur Pierre Frogier :
« Le cœur de cette proposition, c’est de donner toute sa place à la collectivité provinciale. La Collectivité de la Nouvelle-Calédonie sera composée de trois provinces dotées de la compétence de principe garantissant les différentes identités de la Nouvelle-Calédonie. Les communes seront des collectivités des provinces, certaines compétences pourront leur être déléguées. Chaque province sera dotée de son conseil coutumier kanak, composé des représentants des chefferies coutumières de son ressort. Mais surtout, chaque assemblée de province sera élue selon son propre régime électoral afin que nul ne soit exclu.
L’État continuera d’assurer toutes les compétences régaliennes (…) mais les provinces pourront partager certaines prérogatives de l’État en accord avec lui. Pour assurer la gouvernance de la collectivité Nouvelle-Calédonie, et pour éviter de tomber dans les travers et les lourdeurs de ce gouvernement collégial mis en place par l’accord de Nouméa, je propose la constitution d’un collège médiateur, composé du représentant de l’État, des représentants des assemblées de provinces. Son président représentera la Nouvelle-Calédonie en toutes circonstances.
Cette gouvernance, c’est un processus de coordination des provinces et de l’État en vue d’atteindre des objectifs discutés et définis collectivement. Mais c’est aussi un mode d’organisation qui impliquera des négociations permanentes sur un pied d’égalité entre les provinces. Il ne s’agira plus de dicter d’en haut des priorités, mais de réguler et d’arbitrer afin d’assurer le libre épanouissement des provinces. Il s’agira d’une répartition plus horizontale du pouvoir. Le savoir-vivre ensemble nécessitera des règles communes mais au lieu d’être imposées d’en haut, les mesures prises résulteront d’un processus d’élaboration collective guidé par la recherche de réponses aux défis communs conformément à des valeurs contenues dans une charte.
Cette charte définira un engagement de valeurs partagées, de droits et de libertés garanties par le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel (…). Cette solution institutionnelle sera bien sûr soumise à l’approbation des populations concernées ». Pierre Frogier assure : « Il ne s’agit pas de se séparer, de se tourner le dos mais de s’entendre sur nos divergences afin d’en limiter les effets ». « La Nouvelle-Calédonie est une terre aux identités multiples, où chacun doit développer ses atouts dans une relation saine, stable et pérenne », a-t-il également déclaré. Les provinces des îles Loyauté et du Nord, à majorité kanak, seraient ainsi dissociées du sud où se trouve Nouméa, poumon économique du caillou.
L’accord de Nouméa « dépassé »
Le sénateur calédonien, qui compte parmi les figures loyalistes de l’archipel, a défendu cette proposition en mettant en avant un accord de Nouméa, signé en 1998, « dépassé ». « L’accord de Nouméa est devenu un accord ancien, dont l’esprit est moribond (…) personne ne sait comment on s’en sort ». Soulignant un accord « inachevé, imparfait, incomplet » le sénateur, qui fut un des signataires, le décrit comme « un acte manqué (…), dénaturé dès 2007, avec gel du corps électoral aux élections provinciales qui a justifié par la suite toutes les revendications, toutes les surenchères des indépendantistes ».
Pierre Frogier, qui était aussi opposé à la tenue d’un 2ème référendum d’indépendance dès les résultats du premier, a fustigé l’organisation d’un 3ème, prévu par l’accord de Nouméa et déjà demandé par les indépendantistes : « Un exercice inutile puisqu’aucun des deux camps ne se soumettra aux convictions des autres » et « un exercice dangereux » mettant en place un « affrontement sans fin de convictions inconciliables ». « Nous qui étions partenaires, sommes redevenus des adversaires comme si nous n’avions pas travaillé ni géré ensemble, comme si nous n’avions pas porté une ambition commune ». Une ambition commune plombée par un « engrenage infernal qui anéanti toutes capacités de dialogue ».
« Référendum de rassemblement »
En face, le discours de Pierre Frogier n’a pas manqué de faire réagir. Et c’est son collègue Gérard Poadja, également sénateur calédonien, apparenté Union centriste, qui s’est montré le plus virulent. « Cet apartheid géographique nous conduirait à effacer 150 ans d’histoire commune : les kanak avec les kanak et les autres avec les autres », a-t-il déclaré. « Beaucoup de ceux qui aujourd’hui vivent en province Nord, d’où je suis originaire, sont radicalement opposés à cette perspective. Notre réalité, c’est un pays un et indivisible, dont l’Accord de Nouméa a exclu, dès l’origine, toute partition en fonction des résultats du référendum », a-t-il rappelé. « Le découper, c’est l’amputer, c’est le ghettoïser ».
Concernant la 3ème consultation, Gérard Poadja a proposé un « référendum de rassemblement ». Cela impliquerait d' « admettre, pour les indépendantistes, que l'indépendance n'est pas une baguette magique face aux inégalités, à l'échec scolaire et à la délinquance qui mine notre société », mais aussi « accepter pour les non-indépendantistes, de revisiter notre lien à la France ». « Je crois plus que jamais au destin commun du peuple calédonien. Un peuple calédonien lié par des sangs mêlés, une culture métissée et des mémoires entrelacées. Mais aussi, par une gouvernance partagée des institutions du pays, entre indépendantistes et non-indépendantistes » a-t-il également déclaré.
Pour Patrick Kanner, sénateur socialiste, « un tel projet aiguisera inévitablement l'acrimonie entre les deux camps ». « Comment peut-on raisonnablement penser que la solution soit le chacun chez soi ? La différenciation politique que le sénateur Frogier propose rime avec confédération (...) avec des fortunes économiques particulièrement déséquilibrées », a-t-il ajouté. « Nous ne pouvons y souscrire », a renchérit le président du groupe socialiste Jean-Pierre Sueur. « Nous souhaitons de tout cœur qu’il reste un lien (entre la France et la Nouvelle-Calédonie, ndlr) quoiqu’il arrive », poursuit-il.
« Pousser la provincialisation »
Le sénateur Bruno Retailleau, président du groupe LR, a vivement défendu la proposition de Pierre Frogier : « Jamais Pierre Frogier n’a réclamé une partition ! Nous avons toujours été contre la partition ! ». « Nous voulons pousser la provincialisation » a-t-il nuancé, mettant en exergue une sortie de l’accord de Nouméa « par le haut, en inventant un nouveau cadre, un nouveau compromis ». « Il a posé sur la table des propositions et j’attends que chacun fasse des propositions », a insisté Bruno Retailleau.
De son côté, Sébastien Lecornu a aussi salué la démarche de Pierre Frogier : « Bienheureux celles et ceux qui prennent des risques dans ce dossier. La critique est facile, l'art est difficile ». Sébastien Lecornu a assuré qu'il mettrait sur la table « toutes les propositions, bonnes ou mauvaises, dès lors qu'elles auront fait l'objet d'un travail ». La proposition de Pierre Frogier qui « fait réagir », a « des mérites » et pose plusieurs questions essentielles telles que « la répartition des pouvoirs entre les institutions calédoniennes », « la fiscalité », « la répartition des richesses », mais aussi celle de « l'organisation géographique de la nouvelle Calédonie, avec le sentiment que le sud, pourrait être un sud retranché », a-t-il ajouté.
A l'invitation du Premier ministre Jean Castex, plusieurs dirigeants calédoniens indépendantistes et non indépendantistes doivent se rendre à Paris du 25 mai au 3 juin « pour parler de l'avenir » et tenter d'éclairer les conséquences du oui ou du non à l'indépendance. Des discussions toutefois déjà plombées : les indépendantistes ont fait peser leur possible absence dans la balance, dénonçant un manque de préparation.
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