Alors que le gouvernement calédonien a conditionné la réouverture de ses frontières à la couverture vaccinale, Charles Froger, Maître de conférences en droit public à l’Université de la Nouvelle-Calédonie, s’intéresse à la marge de manœuvre juridique dont dispose la Nouvelle-Calédonie dans le cadre de la vaccination contre la covid-19.
Voici près d’un an et demi que la Nouvelle-Calédonie est l’un des rares pays au monde en situation « zéro-covid », c’est-à-dire sans circulation de la covid-19 sur le territoire. Ce résultat a été obtenu par l’action conjointe de la Nouvelle-Calédonie et de l’État, en se fondant sur le nouveau régime d’état d’urgence sanitaire (loi n°2020-290 du 23 mars 2020 ; art. L. 3131-12 et s. du Code la santé publique - CSP) puis l’actuel régime de sortie de crise (loi n° 2021-689 du 31 mai 2021) applicable jusqu’au 30 septembre 2021. Outre deux périodes de confinement en mars 2020 et mars 2021, les outils privilégiés de cette politique de santé sont la fermeture des frontières aérienne et maritime, actée jusqu’au 30 octobre 2021, couplée à l’exigence d’un motif impérieux pour sortir et surtout entrer sur le Caillou, ainsi que les placements systématiques en quarantaine des voyageurs entrants dans des hôtels réquisitionnés. Le territoire est donc mis sous « cloche sanitaire », en réduisant à la portion congrue les échanges socio-économiques nationaux et internationaux.
L’apparition des vaccins contre la covid-19 en fin d’année 2020 a toutefois rebattu les cartes. En ce qu’elle permet, à terme, d’obtenir une immunité collective, la vaccination est l’un des nouveaux outils de la stratégie sanitaire calédonienne, pour passer d’une situation « zéro-covid » à une situation « covid-maîtrisé » (A. Saïdi, « La Nouvelle-Calédonie : une stratégie zéro covid à l’épreuve du temps », Fondation Jean Jaurès, 9 avril 2021, https://jean-jaures.org/nos-productions/la-nouvelle-caledonie-une-strategie-zero-covid-a-l-epreuve-du-temps). Il s’agirait d’assouplir les restrictions d’accès au territoire pour relancer l’économie calédonienne, réduire le coût des quarantaines supportées par les finances publiques (l’État ayant prévu une aide exceptionnelle à la Nouvelle-Calédonie de 82 millions d’euros dans le projet de loi rectificative de finances pour 2021 au titre de la gestion de la crise sanitaire) et également limiter les atteintes à la liberté d’aller et venir et à la liberté individuelle. De telles évolutions ne sont évidemment pas partagées par l’ensemble de la population. Non seulement une partie demeure rétive au vaccin, mais une autre estime, malgré la vaccination, qu’une telle réouverture est trop précoce et risquée au regard de l’incertitude de la situation sanitaire mondiale, notamment en raison du développement des variants. S’ajoute un élément conjoncturel : l’organisation du troisième et dernier référendum d’auto-détermination fixé au 12 décembre 2021, dont le bon déroulement est essentiel au regard des enjeux et des tensions qu’il suscite.
Partant, le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie s’est engagé dans une politique volontariste de vaccination grâce à des doses de vaccins (exclusivement ARNm de marque Pfizer) envoyés gratuitement et régulièrement par l’État au titre de la solidarité nationale. Cette politique n’est pour le moment qu’incitative et n’impose à personne d’être vacciné. Au regard des évolutions de l’épidémie et d’une possible réouverture des frontières, le Gouvernement calédonien réfléchit néanmoins à des adaptations, dont une possible vaccination obligatoire, à l’image de la discussion en métropole pour les soignants. On voudrait ici revenir sur la marge de manœuvre juridique dont dispose la Nouvelle-Calédonie dans le cadre de la vaccination contre la covid-19.
1. La politique vaccinale, compétence exclusive de la Nouvelle-Calédonie
Titulaire de la compétence sanitaire depuis son premier statut d’autonomie datant de 1957 (art. 40, décret du 22 juillet 1957), la Nouvelle-Calédonie a toujours pu mener une politique vaccinale autonome. Par exemple, dès 1958, sont rendus obligatoires les vaccins contre la variole et la typhoïde (art. 111 de l’arrêté n° 261 du 21 avril 1958). Le statut actuel du territoire, issu de la loi organique de 1999, maintient cette compétence sanitaire au niveau du pays (art. 22, loi organique 19 mars 1999). On notera que l’Etat ne peut intervenir dans la détermination de cette politique vaccinale. Il demeure certes compétent pour assurer « les garanties des libertés publiques » (art. 21, loi organique du 19 mars 1999), lesquelles intéressent la politique vaccinale, mais ce fondement n’a jamais justifié une extension à la Nouvelle-Calédonie des dispositions législatives ou réglementaires relatives à la vaccination. La finalité de la vaccination est avant tout sanitaire ; la Nouvelle-Calédonie est donc seule maître de ses choix politiques en la matière.
Habituellement, il appartient au Congrès de la Nouvelle-Calédonie de déterminer la politique vaccinale. La loi organique ne mentionnant pas la santé dans les domaines relevant des lois du pays, le Congrès agit donc par voie de délibérations réglementaires, pour fixer « les conditions d'immunisation et énonce[r] les recommandations nécessaires » (Délibération n° 64/CP du 19 avril 2017). Actuellement, il existe une liste de onze vaccins obligatoires, administrés dès l’enfance, « sauf contre-indication médicale reconnue, à des âges déterminés et en fonction du milieu de vie, de l’état de santé ou des risques que font encourir certaines activité » (Délibération n° 64/CP précitée).
Usant de sa compétence en matière sanitaire en 2008, le Congrès a toutefois adopté une délibération habilitant le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie à prendre des mesures générales propres à garantir la santé publique en cas « de menaces sanitaires graves » (art. 19, délibération n° 421 du 26 novembre 2008). En période de crise sanitaire, la politique vaccinale peut donc être directement déterminée par la Gouvernement.
2. Une stratégie vaccinale incitative contre la covid-19
C’est sur ce fondement que la stratégie vaccinale contre la Covid-19 a été fixée par le Gouvernement calédonien à partir de la mi-janvier 2021 (arrêté n° 2021-89/GNC du 19 janvier 2021). La vaccination contre la covid-19 est gratuite, non obligatoire, sécurisée et se déroule dans des centres désignés par le Gouvernement. Dès le début, les priorités vaccinales, différentes de celles arrêtées en métropole, ont visé un public relativement large, le pays ayant toujours bénéficié de doses de vaccin suffisantes. Après la fin du deuxième confinement, ayant eu lieu du 8 mars au 28 mars 2021, le rythme vaccinal a même connu un ralentissement, conduisant à la perte de doses devenues inutilisables. Les priorités vaccinales ont, comme en métropole, progressivement été abandonnées et la vaccination est désormais ouverte à toutes personnes de plus de douze ans.
Pour rouvrir complètement les frontières, l’enjeu est aujourd’hui d’atteindre l’immunité collective, c’est-à-dire selon l’Institut Pasteur « un pourcentage d’une population donnée qui est immunisée/protégée contre une infection à partir duquel un sujet infecté introduit dans cette population va transmettre le pathogène à moins d’une personne en moyenne, amenant de fait l’épidémie à l’extinction, car le pathogène rencontre trop de sujets protégés » (https://www.pasteur.fr/fr/espace-presse/documents-presse/qu-est-ce-que-immunite-collective). Pour la covid-19, en tenant compte des variants, ce taux est aujourd’hui fixé à 80%. A ce jour, les statistiques issues du fichier regroupant les données vaccinales, dénommé VaccovidNC » (arrêté modifié n° 2021-87/GNC du 19 janvier 2021) et géré par la Direction des affaires sanitaires et sociales du Gouvernement calédonien (DASS-NC), montrent que cette immunité n’est pas encore atteinte, loin s’en faut. Sur les 271 400 habitants du Caillou, 62 000 personnes ont reçu une première injection, et 56 000 le rappel (https://gouv.nc/vaccination). Autrement dit, 20% de la population calédonienne est partiellement vaccinée et 22% l’est totalement (contre 50% ayant reçu la première injection et 36% la seconde en métropole).
A partir du mois de mai 2021, afin d’inciter un peu plus encore à la vaccination et de tenir compte de son essor en métropole et dans les autres outre-mer, le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie a aménagé le dispositif de quarantaine, au regard des connaissances scientifiques existant sur l’immunisation. Si l’état d’urgence sanitaire et son régime de sortie ont certes limité – de manière discutable (1) – la compétence sanitaire du pays, l’Etat seul compétent pour prendre les mesures visant « les garanties des libertés publiques », c’est-à-dire les quarantaines, les isolements, ou le confinement général (CC, décision n°2020-869 QPC du 4 décembre 2020, M. Pierre-Chanel T. et autres), ces régimes d’exception n’ont pas pour autant totalement vidé la compétence sanitaire de la Nouvelle-Calédonie, notamment en matière vaccinale.
L’articulation des compétences s’organise de la manière suivante. La mesure individuelle de quarantaine est décidée par arrêté du haut-commissaire de la République française sur proposition de la DASS-NC et au vu du protocole élaboré par celle-ci (art. L. 3131-15 et L. 3131-17 CSP, art. 24 et 26 décret n° 2021-699 du 1er juin 2020, et arrêté n° 2020-6076/HC/GNC du 5 mai 2020). La DASS-NC a décidé de passer la durée de la quarantaine de quatorze à sept jours pour les voyageurs ayant reçu soit deux doses de vaccins à ARMm (Moderna ou Pfizer), soit une seule et prouvant d’une infection préalable et de leur rétablissement, soit une dose de vaccin Astrazeneca complétée par une dose de vaccin à ARNm (Moderna ou Pfizer). La preuve de leur immunisation permettant de lever la quarantaine est toujours conditionnée à une sérologie et, au bout des sept jours, à un test PCR négatif (arrêté modifié n°2021-5492/GNC-Pr du 12 mai 2021 et arrêté 2021-73-28/GNC-Pr du 16 juin 2021). Enfin, en vue de faciliter la circulation des voyageurs, un passeport sanitaire calédonien (Passesanté-NC), créé sur le modèle national et européen, sera disponible en juillet 2021. Celui-ci permettra d’attester de son statut vaccinal, d’un résultat biologique de dépistage, ou encore de son rétablissement de la covid-19 (arrêté n° 2021-795/GNC du 15 juin 2021).
Parce qu’elles limitent la liberté individuelle des voyageurs, ces quarantaines donnent lieu à des saisines croissantes du juge des libertés et de la détention, suivies le cas échant d’un appel devant le Premier Président de la Cour d’appel de Nouméa (art. L. 3131-17 et art. R. 3131-19 à R. 3131-25 CSP), afin que soit ordonnée leur levée en cas de non-conformité au protocole sanitaire (par ex. CA Nouméa, 14 juin 2021, Mme X., n° RG 21/00039). Leur légitimité est d’autant plus contestée que la vaccination progresse. Le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie réfléchit donc aux nouvelles orientations possibles de sa stratégie sanitaire en vue d’une réouverture des frontières à la fin de l’année 2021, tout en limitant les risques de propagation du virus. A côté d’une politique incitative, se dessine une politique plus contraignante, visant à rendre la vaccination partiellement obligatoire.
3. Vers une obligation vaccinale contre la covid-19 ?
La vaccination obligatoire est une question récurrente et clivante depuis le déploiement de la stratégie vaccinale en Nouvelle-Calédonie. Le débat se limite, pour le moment, à une vaccination contre la Covid-19 imposée aux personnels en contact avec les voyageurs entrants (aéroport, ports, unité hospitalière covid-19 et hôtels de quarantaine). Soulevée une première fois à l’occasion du reconfinement de la population calédonienne en mars 2021, la question a été tranchée par le Gouvernement calédonien début mai 2021. Alors que la délibération du 26 novembre 2008 relative à la gestion « des menaces sanitaires graves » l’autorise à prendre des mesures de « vaccination obligatoire des populations à risque » durant la crise (art. 20), il a judicieusement préféré s’en remettre au Congrès, afin qu’un débat puisse avoir lieu au sein de cette assemblée délibérante.
En l’état, le projet de délibération n’imposerait pas directement la vaccination mais le résultat conduirait indirectement à une obligation (NC 1ère, « Covid-19 : le gouvernement avance sur la vaccination des personnels en contact avec les passagers », 5 mai 2021 https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/covid-19-le-gouvernement-avance-sur-la-vaccination-des-personnels-en-contact-avec-les-passagers-1000651.html). Il ordonnerait en effet aux entreprises et aux administrations, sous peine de sanctions financières, de s’assurer que les postes à risques, c’est à dire exposés aux voyageurs entrants, sont occupés par des personnes vaccinées contre la Covid-19. Si le texte est muet sur les conséquences d’un refus de vaccination de la part d’un de ces personnels, il est possible de considérer, qu’après tentative de reclassement restée veine, un licenciement soit justifié. Par analogie, la Cour de cassation l’a déjà admis pour un personnel de santé refusant de se soumettre à la vaccination obligatoire contre l’hépatite B en métropole (C. cass., soc., 11 juillet 2012, n° 10-27.888).
Au regard de l’opposition d’une partie de la population à la vaccination, il ne fait aucun doute que cette délibération sera immédiatement contestée en référé devant le juge administratif, à savoir le Tribunal administratif de la Nouvelle Calédonie d’abord et le Conseil d’État in fine. Une telle obligation vaccinale, même indirecte, porterait atteinte à plusieurs libertés fondamentales, comme la liberté de conscience ou encore le droit au respect de la vie privée sur laquelle se fonde la libre disposition de son corps. Néanmoins, la vaccination obligatoire reste juridiquement possible dès lors qu’elle poursuit un objectif de santé publique et individuelle. La jurisprudence du Conseil d’État rappelle que sa légalité repose notamment sur l’existence d’un bilan bénéfices/risques favorable à la vaccination (CE, 6 mai 2019, Ligue nationale pour la liberté des vaccinations, n°419242). Comme le Conseil d’État, le juge constitutionnel estime qu’« au regard de l'état des connaissances scientifiques », il est « loisible au législateur de définir une politique de vaccination afin de protéger la santé individuelle et collective » (Conseil constitutionnel, QPC du 20 mars 2015, Époux L., n° 2015-458.). De son côté, la Cour européenne des droits de l’Homme laisse également une importante marge de manœuvre aux États pour décider de rendre obligatoire ou non une vaccination. En matière de vaccins juvéniles, elle estime qu’un État peut exiger la vaccination « de la part de ceux pour qui la vaccination représente un risque lointain pour la santé, d’accepter cette mesure de protection universellement appliquée, dans le cadre d’une obligation légale et au nom de la solidarité sociale, pour le bien du petit nombre d’enfants vulnérables qui ne peuvent pas bénéficier de la vaccination » (Cour EDH, 8 avril 2021, Vavricka c/ République Tchèque, n°47621/13).
En l’état des connaissances scientifiques dont elles disposent, les autorités publiques doivent donc mettre en balance, d’une part, les risques présentés par le vaccin, et d’autre part, l’efficacité vaccinale tant pour la protection de la personne vaccinée que pour la collectivité, en tenant compte de la dangerosité et de la contagiosité du virus. Le point de discussion porterait certainement sur l’étendue de l’efficacité de la vaccination contre la Covid-19, variable selon les vaccins en cause. C’est en relevant la prudence quant à l’absence de contagiosité des personnes vaccinées et l’incertitude scientifique sur l’immunité conférée que le Conseil d’État a validé le refus du Premier ministre d’exempter les personnes vaccinées de la mesure de confinement général dont faisant l’objet la métropole en mars 2021 (CE, 1er avril 2021, M. A., n°450956). Cependant, peu de temps auparavant, le même Conseil d’État, malgré ces incertitudes sur la vaccination, avait estimé disproportionnée l’interdiction totale de sortie de personnes âgées placées en EPHAD, en relevant que « les premiers effets de la vaccination peuvent être constatés avec une diminution du nombre de cas signalés chez les plus de 75 ans et les résidents en EHPAD » (CE, 3 mars 2021, n° 449759). Dès lors que la protection individuelle et collective apportée par le vaccin est également scientifiquement étayée, les incertitudes entourant la vaccination ne paraissent donc pas, à elles seules, suffisantes pour écarter une obligation vaccinale. Ici, le fait de limiter la vaccination aux personnels en contact avec les voyageurs entrants, visant à endiguer la diffusion sur le territoire, spécialement en cas de réouverture des frontières, est un argument qui pourrait justifier une obligation vaccinale circonscrite.
Se pose enfin la question, après la fin de la pandémie, du maintien voire d’une extension de cette obligation vaccinale. La Nouvelle-Calédonie pourrait ainsi décider d’imposer à tout voyageur entrant l’obligation d’être vacciné contre la Covid-19, à l’instar de ce qui existe depuis 1967 pour la vaccination contre la fièvre jaune en Guyane (art. R. 3115-63 CSP). La légalité de cette décision, qui ne se limiterait plus à un public à risque de transmission, sera évidemment déterminée par de nombreux facteurs : le recul scientifique sur les bénéfices/risques des vaccins, les vaccins choisis, la récurrence du virus, l’anticipation possible de ses mutations, etc. Plus les données scientifiques seront établies dans le temps, plus les autorités politiques disposeront d’une marge conséquente d’action juridique.
Le vaccin contre la Covid-19 a été attendu avec impatience et espoir durant la première année de la crise sanitaire. En Nouvelle-Calédonie comme ailleurs, il suscite interrogation et discussion, peut-être plus encore dans un territoire partiellement épargné par la pandémie. Il est la clé de la sortie de crise et de la réouverture des frontières pour certains ; un risque et une atteinte aux libertés individuelles pour d’autres. Juridiquement, la Nouvelle-Calédonie a une marge d’autonomie importante. Politiquement, il appartiendra à ses institutions d’opérer les nouveaux arbitrages entre libertés et santé publique.
Charles Froger, maître de conférences en droit public à l’Université de la Nouvelle-Calédonie et membre de l'AJDOM.
(1) C. Froger, « Compétence santé dans les outre-mer – le cas de la Nouvelle-Calédonie », Séminaire de LAJDOM, Santé et outre-mer : état des lieux en période de crise sanitaire, 29 juin 2021 : http://lajdom.fr/index.php/seminaire-sante-et-outre-mer/