Un article universitaire, reprenant les résultats de l’enquête Toxique de mars 2021, a été publié le 15 septembre dans la revue spécialisée Science & Global Security. Une publication qui valide les résultats de l’enquête révélant notamment la sous-estimation de l’impact radiologique des retombées radioactives des essais nucléaires atmosphériques en Polynésie, de 1966 à 1974.
Mars 2021. Le journaliste du média d’investigation Disclose Tomas Statius et le chercheur de l’Université de Princeton Sébastien Philippe publient l’enquête Toxique, assortie d’une plateforme internet présentant la modélisation des retombées radioactives des essais atmosphériques menés par la France de 1966 à 1974 en Polynésie française. L’enquête révèle notamment les erreurs des résultats fournis par le Commissariat à l’énergie nucléaire (CEA) de 2006, et pointe une sous-estimation d’un facteur de 2 à 10 des doses qu’ont pu recevoir la population polynésienne suite aux retombées radioactives des essais nucléaires Français.
Surtout, l’enquête révèle que l’essais Centaure de 1974, « à l’issue duquel un nuage radioactif se déplace directement vers les îles du vent, dont Tahiti, et les îles sous le vent, a impacté plus de 100 000 personnes, soit la quasi-totalité de la population à cette époque » rappelle Sébastien Philippe. La publication de l’enquête a l’effet d’une déflagration en Polynésie, poussant Paris à organiser une « table ronde sur les conséquences des essais nucléaires » et le président de la république Emmanuel Macron à promettre, lors de son discours de Papeete du 28 juillet 2021, de faire toute la vérité sur cette période encore trouble de l’histoire contemporaine de la Collectivité d’Outre-mer.
En parallèle, Sébastien Philippe, reprend les grands résultats de l’enquête journalistique dans un article universitaire qui depuis, a suivi le processus académique classique d’évaluation lui permettant d’être reconnu et validé par la communauté scientifique et universitaire internationale. À ses côtés dans cette entreprise, Sonya Schoenberger, « qui est à l’Université de Yale et à l’Université de Stanford et qui s’est occupée de la partie légale parce que l’article est écrit d’un point de vue « preuves scientifiques » dans le cadre légal de la compensation des victimes des essais nucléaires », et Nabil Ahmed, professeur en Norvège et spécialiste de l’étude des crimes environnementaux, et qui avait obtenus une série de documents déclassifiés « directement de Bruno Barrillot » peu avant sa mort.
En janvier 2022, l’article « a été soumis à un journal et ça a pris des mois pour passer à travers tout ce processus d’évaluation par des pairs ». Il a ensuite été accepté le 11 juillet pour être publié le 15 septembre dans les colonnes du Science & Global Security, une revue internationale d'études scientifiques et techniques évaluées par des pairs pour soutenir la sécurité internationale, le contrôle des armements, le désarmement et la politique de non-prolifération. Cet article « est important car c’est là où on explique comment on a réévalué les doses, comment on a fait les modélisations des trajectoires des nuages … » poursuit Sébastien Philippe.
L’article est dans un premier temps mis en ligne, « au même moment que le livre, la plateforme et l’enquête journalistique », dans sa version « auteur », « c’est-à-dire une version qui n’a pas été encore validé par tout le processus standard académique, par des universitaires dont on ne connaît pas l’identité, qui vont relire, réagir, critiquer les résultats, envoyer des commentaires aux auteurs auxquels on doit répondre, et à l’issue de tout ce processus, l’article est publié. Ça devient un résultat scientifique et académique classique » ajoute l’universitaire, décrivant un procédé universitaire et scientifique rigoureux qui « nous a poussé sur certains points à tout revérifier et à améliorer les choses. La critique scientifique permet d’apporter certains éclairages et on modifie l’article en fonction pour faire en sorte qu’il soit encore meilleur ».
Pour Sébastien Philippe et Tomas Statius, son co-auteur de l’enquête Toxique, cette publication confère donc un caractère scientifique irréfutable à leurs différents résultats tout en répondant aux tentatives de décrédibilisation du CEA ou du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN). « Les calculs de l’enquête Toxique sont faux ! » avait notamment lancé François Bugaut, délégué à la sûreté nucléaire de la Défense, lors d’un déplacement en Polynésie en décembre 2021, mais sans en apporter aucune preuve. « J’espère pouvoir avoir une discussion sereine potentiellement avec le CIVEN et de présenter ce travail. Et s’ils souhaitent répondre, qu’ils répondent sur une base scientifique solide et non pas ce qui a été fait jusqu’à aujourd’hui. C’est une des choses qui m’a le plus choqué en tant que scientifique » commente aujourd’hui Sébastien Philippe.
Pour les victimes, et les associations qui militent en leur faveur, les résultats de l’enquête mettent à mal l’un des critères d’indemnisation : celui fixant un seuil d’exposition d’1 millisievert (mSv) par an ouvrant droit à indemnisation. « Le CIVEN se base sur les calculs réalisés par le CEA en 2006 », or « ce qu’on montre dans cet article, et qui a été repris dans l’enquête Toxique, c’est que, ce que le CEA appelait les doses maximales reçues par les populations ont été sous-estimées sur un facteur de 2 à 10 ». « En prenant toute l’étude de calcul de dose par le CEA, on a trouvé des erreurs, dont certaines sont assez importantes pour que les doses qu’auraient pu recevoir le public soient supérieures à 1 mSv pour toute l’île de Tahiti », ajoute Sébastien Philippe.
De là à remettre en question tout le processus d’indemnisation, il y a encore du chemin et notamment « une barrière en droit français ». « L’article est écrit en anglais dans un journal anglais, donc il faut d’abord en faire la traduction, c’est une première étape », explique encore Sébastien Philippe. « Mais pour moi c’est important parce qu’on a pu apporter une pierre supplémentaire à ce débat scientifique » et « montrer encore une fois que toute une partie de la population a été impactée par les essais (aériens, ndlr) de 1966 à 1974 ». Pour la suite, Sébastien Philippe entend continuer à travailler sur les retombées des essais en Polynésie : « Cet article montre que plus de 90% de la population pendant les essais aériens ont pu recevoir une dose supérieure à 1 mSv et en réalité c’est un peu plus, de l’ordre de 95% » … À suivre.
L'article Radiation Exposures and Compensation of Victims of French Atmospheric Nuclear Tests in Polynesia disponible ici.