Le blocage temporaire du réseau social TikTok par le gouvernement en Nouvelle-Calédonie lors des émeutes meurtrières de 2024 était "illégal", a jugé mardi le Conseil d'Etat, estimant toutefois qu'une telle mesure peut-être valide sous certaines conditions.
La plus haute juridiction administrative en France a expliqué que ce blocage portait "une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression, à la liberté de communication des idées et opinions et à la liberté d'accès à l'information", dans sa décision consultée par l'AFP.
Toutefois, les Sages ont considéré qu'en cas de "circonstances exceptionnelles", une telle interruption pouvait être légale à trois conditions: qu'elle soit indispensable pour faire face à des événements d'une particulière gravité, qu'aucun moyen technique ne permette de prendre immédiatement des mesures alternatives et qu'elle soit prise "pour une durée limitée nécessaire à la recherche et la mise en place de ces mesures alternatives", d'après un communiqué.
Or, la décision du Premier ministre de l'époque, Gabriel Attal, de suspendre l'accès à TikTok en Nouvelle-Calédonie entre le 15 et le 29 mai 2024 "ne respectait pas l'ensemble de ces conditions", notamment car elle était prise "pour une durée indéterminée" et n'était pas subordonnée "à l'impossibilité de mettre en œuvre des mesures alternatives", a estimé le Conseil d'Etat.
- "Victoire à la Pyrrhus" -
"C'est une victoire à la Pyrrhus car, même si elle est précieuse pour les libertés en des temps dégradés, elle entérine surtout le principe d'une suspension d'un réseau social en cas de circonstances exceptionnelles", a réagi auprès de l'AFP l'avocat Vincent Brengarth, qui représente les trois particuliers ayant saisi le Conseil d'Etat aux côtés des associations la Ligue des droits de l'Homme (LDH) et la Quadrature du Net.
"Le raisonnement du Conseil d'Etat est menaçant pour l'avenir", a abondé l'avocat Patrice Spinosi, conseil de la LDH. "Un gouvernement populiste pourra s'inspirer de cette décision en la détournant pour adopter des mesures restreignant les libertés de l'ensemble des citoyens en se bornant à invoquer des +circonstances exceptionnelles+", a-t-il mis en garde.
La notion de circonstances exceptionnelles est large et pourrait regrouper "une émeute, une crise sanitaire, une inondation", a énuméré Patrice Spinosi.
Ce dernier avait demandé aux juges d'annuler la suspension de TikTok en faisant valoir l'incompatibilité entre l'état d'urgence, déclaré le 15 mai, et les "circonstances exceptionnelles", une notion issue de la jurisprudence sur laquelle le Premier ministre avait fondé sa décision.
C'est la première fois que le Conseil d'Etat devait se prononcer sur la superposition de ces deux régimes d'exception, qui permettent à l'exécutif d'étendre ses pouvoirs dans certaines circonstances et de sortir du cadre imposé par le droit commun.
La rapporteure du Conseil d'Etat, dont les juges ont suivi les préconisations, avait estimé mi-mars qu'il n'existait pas d'incompatibilité à l'application conjointe de l'état d'urgence et des "circonstances exceptionnelles".
"Surveillance de l'arbitraire"
"Tous les régimes d'état d'urgence, sécuritaires ou sanitaires, ont été prévus par la loi et sont surveillés par le Parlement avec des commissions qui surveillent le déroulement en temps réel de ces régimes", a commenté Me Spinosi mercredi. "Si on autorise un gouvernement à se fonder sur une théorie jurisprudentielle pour restreindre des libertés bien au-delà de ce qui est habituel, on se prive des outils de surveillance de l'arbitraire", a-t-il poursuivi.
Le blocage de TikTok sur l'archipel du Pacifique était intervenu après le déclenchement de violences meurtrières en réaction au vote par l'Assemblée nationale d'une réforme très controversée du corps électoral calédonien.
Gabriel Attal l'avait justifié par la nécessité de limiter les contacts entre émeutiers, sur fond d'inquiétudes liées à de possibles ingérences de l'Azerbaïdjan.
Le Conseil d'Etat s'était d'abord prononcé dès mai après une requête en référé. Sans examiner le fond du dossier, il avait refusé d'annuler la décision, notamment "pour défaut d'urgence".
Avec AFP