[DOSSIER] Essais nucléaires en Polynésie : L’histoire collective face aux mémoires individuelles (4/5)

Enseignement du fait nucléaire dans un collège de l'atoll de Hao, ancienne base arièrre du CEP pendant les essais nucléaires en Polynésie ©Collège CETAD de Hao

[DOSSIER] Essais nucléaires en Polynésie : L’histoire collective face aux mémoires individuelles (4/5)

Près de vingt-huit ans se sont écoulés depuis le dernier tir souterrain en Polynésie mais le fait nucléaire s’inscrit tout de même dans l’histoire récente du Pacifique. Comment transmettre cette période marquante aux générations futures alors que le sujet empoisonne toujours les esprits ? Les autorités misent sur une bibliothèque numérique et prévoient la création d’un Centre de mémoire, dont l’ouverture se fait attendre.

Un dossier réalisé par Marion Durand.

Si le sujet des essais nucléaires est aussi sensible que complexe, l’écriture de ce pan de l’Histoire l’est tout autant. Cette histoire polynésienne, française voire mondiale, convoque une multitude de mémoires individuelles car les acteurs impliqués de près ou de loin dans ces trente années d’expérimentations nucléaires sont nombreux. Polynésiens, élus politiques, travailleurs sur les différentes bases ou sur les sites de tirs, riverains, familles, agents du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), militaires, scientifiques, etc. 

Dans la société polynésienne d’aujourd’hui, tous n’ont pas vécu les essais nucléaires de la même manière, tous n’en ont pas les mêmes souvenirs. Il faut malgré tout « reconstituer ce qu’il s’est passé, pour le connaître sans faire des raccourcis ou d’erreurs de compréhension », juge Yolande Vernaudon délégué au suivi des conséquences des essais nucléaires. « On veut apporter de la matière factuelle pour que les Polynésiens se saisissent de ce passé, en ayant toutes les informations à disposition. » C’est dans cette optique que la Délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN) porte le projet de création d’une bibliothèque numérique.

Une mémoire collective impossible

Le 1er septembre, la DSCEN a lancé une grande collecte de documents auprès de la population. Photos, vidéos, correspondances, CD, tous les documents apportés feront l’objet d’analyses avant d’être disponible en ligne. Les participations se comptent, pour le moment, « sur les doigts d’une main », avoue Yolande Vernaudon. « La période du CEP a eu un impact sur tout le monde en Polynésie, elle a constitué un choc sociétal très profond et très brutal. Mais ceux qui ont vécu l’avant et l’après CEP en gardent des souvenirs différents. C’est absurde de vouloir créer une mémoire collective ».

Cette bibliothèque numérique, dont l’ouverture est prévue début 2024, permettra de retracer l’histoire de la période des expérimentations nucléaires en Polynésie : « L’histoire, c’est celle qu’on écrit de manière académique, en s’appuyant sur des documents, tout en vérifiant les archives citées par les historiens ». Des fiches informatives (auteur, date, contexte), accompagneront les documents pour que le lecteur puisse « faire la distinction entre opinion et faits scientifiques ».

Pū Mahara, un centre de mémoire

Cette future bibliothèque constituera surtout le cœur d’un projet de (très) longue date : celui du centre de mémoire et d’histoire des expérimentations nucléaires, Pū Mahara. « L’orientation, les évènements, le public cible de ce centre ne sont pas encore complètement définis mais nous savons que la documentation restera la même. »

L'ancien bâtiment du commandement de la Marine à Papeete, cédé au Pays pour le projet de Centre de mémoires

Les prémices de ce projet de centre mémoriel remontent à 2005. Il répond à l’époque à une demande exprimée lors de la Commission d’enquête sur les conséquences des essais nucléaires. Après des années sans avancées, le projet redémarre finalement en 2016 suite à la visite du président socialiste François Hollande en Polynésie. Deux ans plus tard, les orientations générales du projet sont validées et le lieu est choisi : ce sera le site du Comar, l’ancien bâtiment de commandement de la Marine, cédé par l’État au Pays en 2018. 

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Le lieu ne fait pas consensus selon Yolande Vernaudon, mais pas question de reprendre les discussions alors qu’un site a été choisi après « cinq années de négociations ». Les responsables du projet s’orientent à présent vers « un processus de consultation institutionnel pour soumettre le projet, vers début 2024 ». Il faudra ensuite patienter, « au minium trois ans », avant que le centre soit ouvert au public.

Enseigner le fait nucléaire à l’école

Comment transmettre l’histoire des essais nucléaires à ceux qui n’ont pas vécu la période du CEP ? Cette problématique a longtemps questionné les enseignants. « Toute une génération naît à partir des années quatre-vingt-dix, qui se retrouvaient en âge d’être scolarisé à la fin du CEP, n’ont pas réellement entendu parler de cette période à l’école », constate la déléguée au suivi des conséquences des essais nucléaires. « Ce n’est pas exceptionnel, l’histoire contemporaine ne fait pas partie des programmes. » 

Ces élèves, aujourd’hui devenus jeunes adultes, connaissent mal l’histoire du fait nucléaire et peinent à « situer ces évènements dans le temps et dans l’espace géographique », précise le ministère de l’Éducation de la Polynésie. « Il est nécessaire, pour le corps enseignant polynésien, d’étoffer les connaissances des élèves sur un sujet qui est désormais indissociable de l’histoire de la Polynésie française. »

Inspecteurs, conseillers pédagogiques et professeurs ont travaillé ensemble à l’élaboration d’un programme d’enseignement interdisciplinaire pour enseigner le fait nucléaire de la classe de CM2 à la Terminale. « On a cherché à l’intégrer dans toutes les disciplines, pas seulement en histoire-géographie. On peut parler du fait nucléaire par le biais des arts, en français, dans les cours de sciences ou en sport », décrit Tevaite Gutierrez, professeur d’histoire-géographie au lycée Paul Gauguin, à Papeete.

Depuis 2021, le groupe de travail forme les enseignants des archipels polynésiens pour les aider à aborder le sujet, considéré comme une « question socialement vive ». Ces « QSV » sont chargées d’émotions, souvent politiquement sensibles, intellectuellement complexes et dont les enjeux sont importants pour le présent et l’avenir commun.

Questionner sa propre histoire

Selon Tevaite Gutierez, « pour comprendre la société polynésienne d’aujourd’hui il faut savoir ce qu’il s’est passé. Nous, les enseignants, on n’est pas là pour diviser ou pour dire si on est pour ou contre, mais simplement pour expliquer les faits aux élèves. »

Si les mémoires individuelles sont diverses chez ceux qui ont vécu la période du CEP, les élèves ont eux aussi une connaissance différente du fait nucléaire. « On le voit en classe, beaucoup d’élèves sont indifférents face au sujet, d’autres très au fait. Selon l’âge, ils ont aussi des avis et des opinions qui divergent. »

Au-delà de l’enseignement historique, les élèves apprennent aussi à accepter les points de vue différents de leurs camardes. « Le propre de l’école c’est de former les citoyens de demain à se faire leur propre opinion. C’est aussi important qu’ils comprennent pourquoi leurs voisins n’ont pas toujours le même avis qu’eux ».

Mais avant même de pouvoir l’enseigner, les professeurs doivent se questionner sur leur rapport personnel au fait nucléaire. « Lorsqu’on a créé ce groupe de travail, nous nous sommes interrogés sur ce que ça voulait dire pour nous. On a des marqueurs communs, on se souvient par exemple de la photo du champignon Centaure accrochée chez nos grands-parents ou de ce qu’on entendait à la télé. Mais on a aussi un rapport plus individuel à cette période ».

Un pardon tant attendu

Pour l’association 193, qui défend les victimes des essais nucléaires, la transmission repose sur « la connaissance de ce qu’il s’est passé mais aussi des conséquences de ce que les populations vivent aujourd’hui ». Pour le Frère Maxime Chan, président du Bureau exécutif de l’association, « l’écriture de l’histoire et la réconciliation passent évidemment par une réparation suffisante ». « L’État doit demander pardon à la société polynésienne de ne pas avoir réussi à la préserver de la pollution et des effets néfastes des tirs. » 

Une demande de pardon qui était une attente des associations lors de la visite d'Emmanuel Macron en juillet 2021. S'il a reconnu que « la Nation a une dette à l’égard de la Polynésie française », le chef de l'État n'a pas accédé à cette demande des associations. 

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