En 1841, à La Réunion, un jeune esclave de douze ans à peine découvre un procédé de fécondation artificielle du vanillier, qui va permettre sa production à grande échelle sur le territoire. Cet enfant n’a alors qu’un prénom, Edmond, et est la propriété de son maître. En cette Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, Outremers 360 revient sur son histoire.
Fils des esclaves Mélisse et Pamphile, qui travaillent sur un domaine de Sainte-Suzanne, au nord de la Réunion, le petit Edmond vient au monde en 1829, sans que la date exacte de sa naissance soit répertoriée. Sa mère meurt lors de l’accouchement, et sa maîtresse décide de confier le bébé aux soins de son frère, un grand propriétaire terrien, Ferréol Bellier Beaumont. Ce dernier élève et se prend d’affection pour l’enfant, et, passionné de botanique, il lui enseigne cette science et les techniques de culture des plantes. Ferréol Bellier Beaumont est notamment très fier de l’une de ses acquisitions, une bouture de vanillier, introduite sur l’île Bourbon en 1819, alors rare et recherchée par les collectionneurs.
La découverte
Pour espérer une gousse de cette plante, il faut à l’époque compter sur une fécondation par l’intervention d’un insecte ou d’un oiseau pollinisateur, qui percent comme il le faut, miracle de la nature, la délicate membrane qui sépare les organes mâle et femelle. Un jour de l’année 1841, Bellier Beaumont remarque une gousse à son vanillier. Son jeune esclave lui annonce que c’est lui qui a fécondé la fleur, manuellement, à l’aide d’une épingle, mais son maître demeure incrédule. Pourtant, quelques jours plus tard, il découvre une autre gousse, et Edmond réaffirme que c’est grâce à son procédé. Pour le prouver, il réalise cette opération devant un Ferréol Bellier Beaumont stupéfait.
Ce dernier va consigner cette découverte dans la revue Le Moniteur des colonies, et, honnêtement, ne cache pas à ses interlocuteurs que c’est grâce à son protégé Edmond. L’enfant est alors appelé dans de nombreuses plantations de l’île pour expliquer et montrer sa technique de fécondation artificielle. Ayant du mal à croire qu’un petit esclave noir ait pu réaliser cette avancée scientifique, les propriétaires veulent voir par eux-mêmes, et ils doivent reconnaître ce fait incontestable : c’est bien ce garçon de 12 ans qui a inventé le procédé.
La nouvelle technique de fécondation va révolutionner la production de la vanille à La Réunion. Après quelques améliorations du procédé, les exportations s’envolent, de quelques centaines de kilos en 1853 à plus de trois tonnes en 1858. En 1867, la vanille de l’île obtient le Grand Prix de l’Exposition universelle à Paris (et de même en 1900). Les producteurs réalisent des fortunes considérables. A la fin du XIXe siècle, La Réunion devient pour un temps le premier producteur de vanille au monde.
La désillusion
Et Edmond dans tout ça ? En septembre 1848, le jeune esclave est affranchi et a alors 19 ans. On lui attribue le patronyme Albius. En dépit du décollage des exportations de vanille, il ne profite aucunement des retombées économiques de son invention. Pire, certains grands propriétaires lui en contestent même la paternité. Son ancien maître Ferréol Bellier Beaumont le défend, et demande au gouvernement, soutenu dans sa démarche par des contacts hauts placés, à ce qu’on lui octroie une récompense financière pour sa découverte. Sans succès.
Quittant le domaine de Bellier Beaumont, sans argent, Edmond Albius va trouver un emploi d’aide-cuisinier. Cruelle désillusion pour celui qui a percé le secret de la fécondation artificielle du vanillier. Et c’est la chute. En 1852, il est condamné à cinq ans de travaux forcés pour une tentative de vol de bijoux. Un juge de paix de Sainte-Suzanne, Mr. Méziaires-Lepervanche, tente de l’aider : « Ce malheureux a des titres à cette recommandation et à la reconnaissance du pays », écrit-il aux autorités. « C’est donc à lui seul que la colonie est redevable de cette nouvelle branche d’horticulture destinée à prendre une grande extension ». Mais rien n’y fait.
Edmond Albius est libéré en avril 1855 pour bonne conduite. Il rejoint sa commune natale où il va s’occuper de quelques arpents de terre et se louer comme journalier agricole. Il vivote ainsi durant les 25 dernières années de sa vie, avant de décéder dans la misère le 9 août 1880, à l’âge de 51 ans. « Hic vanillam Albius fecundavit » (traduction du latin : « Ici Albius a fécondé la vanille »). Il a fallu attendre plus de 100 ans après sa mort pour que la municipalité de Sainte-Suzanne appose une plaque à son nom. Et jusqu’au 10 mai 2004 pour qu’on l’honore d’une statue...
PM