INTERVIEW. Serge Tcherkézoff : « L’idée d’une spécificité de troisième genre en Polynésie est une invention occidentale »

Cette photo, datant du milieu des années 1980, montre un Fa’afafine (à droite) qui aide une jeune femme à garder ses enfants (Crédits : Serge Tcherkézoff)

INTERVIEW. Serge Tcherkézoff : « L’idée d’une spécificité de troisième genre en Polynésie est une invention occidentale »

Dans le livre « Vous avez dit troisième sexe ? », l’anthropologue et écrivain Serge Tcherkézoff déconstruit les stéréotypes autour des transgenres en Polynésie. Les Mahu et raerae de Tahiti et leurs homologues des archipels du Pacifique ont fait l’objet de nombreux écrits, souvent erronés et fantasmés, dès les premiers voyages européens à partir du XVIIIe siècle.

Dans le cadre de la journée mondiale contre l’homophobie, la transphobie et la biphobie, ce mercredi 17 mai, nous donnons la parole à l’écrivain Serge Tcherkézoff, membre fondateur et ancien directeur du Centre de recherche et de documentation sur l’Océanie (CREDO). Il a publié une dizaine d’ouvrages, qui rassemblent les résultats d’enquêtes de terrain, à propos des inventions occidentales en Polynésie, notamment autour de l’homosexualité. 

Dans votre livre, vous parlez de « mythe occidental de l’homosexualité ». Quel est-il ?

En utilisant le terme de « mythe occidental », je reprends volontairement le sous-titre d’un de mes précédents ouvrages sur la sexualité polynésienne où je déconstruis les affabulations autour de la vahine. Dans ce livre, j’analyse les idées reçues et les explications que l’on retrouve dans la littérature occidentale à propos des Mahu de Polynésie, des Fa’afafine des îles Samoa ou des Fakafefine aux Tonga. Je m’attèle à déconstruire les fantasmes que l’on a sur ces hommes-féminins, nés garçons revendiquant une non-conformité et voulant vivre en fille. Dans tous les écrits, on parle de forme culturelle locale qui s’intègre dans un ensemble universel qu’est l’homosexualité. Mais c’est complètement faux. Les intéressés, quand ils ont l’occasion de s’exprimer, disent que ça n’a rien à voir avec l’homosexualité. Même si tous soutiennent le combat des minorités sexuelles, ils refusent que leur identité sociale soit réduite à ce que l’Occident appelle « l’orientation sexuelle ».

Les mythes autour du raerae polynésien ont-ils été construits par les écrits des « visiteurs européens », comme vous les appelez dans votre livre ?

Dans la culture polynésienne, il n’y a pas de mythe fondateur de l’existence des Mahu ou des raerae. L’idée qu’il y aurait, dans cette partie du monde que représente la Polynésie, une spécificité de troisième genre est une invention occidentale, liée à cette prétendue liberté sexuelle. Dans les écrits occidentaux, s’est construite l’idée que l’homosexualité y est plus acceptée car il y aurait une forme de tolérance plus importante et que les comportements y sont moins stigmatisés. Mais le cas des Mahu en Polynésie ou des Fa’afafine à Samoa est un phénomène universel : il s’agit de personnes, à un moment de leur enfance, qui considèrent qu’il y a une erreur sur leur catégorie de genre. La manière de dire « je ne suis pas né dans le bon corps » ou « je suis transgenre » n’est pas la même en Polynésie, en Thaïlande ou dans tous les pays du monde.

Deux Fa'afafine, ou Mahu, pour la série “Paradise camp” de l'artiste japonaise Yuki Kihara, s'inspirant des tableaux de Paul Gauguin et des mythes occidentaux 

Il n’existe donc pas de spécificité de genre en Polynésie ?

Les visiteurs et les journalistes se sont interrogés sur le fait qu’on voyait beaucoup de transgenres à Tahiti, ils en ont déduit qu’il y avait une particularité dans la société polynésienne. Mais cela s’explique davantage par une visibilité plus importante à partir des années 80. Le développement urbain a permis aux transgenres de quitter leur village où ils étaient constamment sous le regard de leur famille pour se fondre dans le nouvel anonymat de la ville. Ils y ont découvert la vie en groupe, aux côtés de ceux qui partagent les mêmes trajectoires qu’eux. Pour survivre, certains ont ouvert des boutiques de couture, travaillés en hôtellerie et d’autres se sont tournés vers la prostitution. C’est à cette époque que se développent les spectacles, appréciés par les touristes, qui mettent en scène les transgenres. C’est donc ce phénomène urbain qui a rendu la communauté plus visible et non pas quelques traits culturels particuliers.

Comment les œuvres de Paul Gauguin ont participé à la construction de cet imaginaire ?

Un seul tableau peint par Gauguin en 1902 lorsqu’il résidait aux Marquises a été au centre de cette construction. En l’absence d’indication laissée par le peintre, les spécialistes ont parfois titré « Marquisien à la cape rouge » ou le « Sorcier d’Hiva Oa ». L’aspect dit « efféminé » du visage a fait dire à certains que le personnage représentait un Mahu. Dans les manuels scolaires contemporains, ce même tableau est utilisé pour illustrer le Mahu polynésien. Mais dire que ce tableau représente une figure de transgenre, d’homosexuel ou d’androgyne est une invention des critiques d’art occidentaux car Gauguin n’a jamais dit ou écrit un mot pour confirmer cette hypothèse.

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Les Mahu parlent d’une « volonté de dieu » pour expliquer leur transidentité. Les homophobes invoquent eux aussi Dieu pour dire que l’homosexualité est contre-nature. N’est-ce pas contradictoire ?

Il n’existe pratiquement aucun Polynésien n’allant pas à l’église, quelle que soit celle à laquelle ils appartiennent. Mais je ne crois pas que ce soit contradictoire. Chacun invoque une puissance qui va bien au-delà de sa propre volonté et sa propre existence pour justifier ce qu’il est ou ce qu’il veut faire. Les transgenres en Polynésie expliquent que Dieu l'a voulu, ce n’est pas une décision qu’ils ont prise un jour ou que leur famille leur a imposé. Il a aussi un discours connu des bien-pensants chrétiens qui disent que dans la Bible il n’y a qu’Adam et Eve. Les uns disent que Dieu a fait ce qu’ils sont aujourd’hui, les autres en appellent à des dogmes bibliques pour justifier ce qu’ils pensent.

L’anthropologue Serge Tcherkézoff est membre fondateur et a été le directeur du CREDO, le Centre de recherche et de documentation sur l’Océanie (Crédits : Serge Tcherkézoff)

Propos recueillis par Marion Durand