Il y a cent ans : René Maran, le prix Goncourt et le scandale

Il y a cent ans : René Maran, le prix Goncourt et le scandale

En décembre 1921, le Guyanais René Maran (1887-1960) recevait le prix Goncourt pour son roman « Batouala », publié aux éditions Albin Michel. Le premier écrivain noir à obtenir la prestigieuse récompense. Mais c'est moins cet événement que la préface de son livre qui fit scandale…

Ce 14 décembre 1921, chez Drouant, le célèbre restaurant où est remis le prix Goncourt, un cinquième tour de scrutin a lieu. Cela commence à faire beaucoup, pour certains jurés. Un auteur noir inconnu du grand public du nom de René Maran est en compétition avec un éditeur ayant pignon sur rue écrivant sous le pseudonyme de Jacques Chardonne. Les deux hommes obtiennent cinq voix chacun. Mais le président du jury, dont le vote est décisionnel, choisit le « Batouala » de Maran. Celui-ci, qui se trouve alors au fin fonds de l’Afrique équatoriale française, plus précisément dans l’actuel Tchad, devient le premier Noir à décrocher le prestigieux Goncourt.  

L’Afrique, René Maran connaît. Le Guyanais était déjà au Gabon à l’âge de trois ans avec ses parents, où son père débutait sa carrière d’administrateur colonial. Tel père, tel fils ? En tout cas le jeune René, après des études à Bordeaux, suit la voie paternelle. Sauf qu’il décrypte tout ce qu’il voit, au scalpel, et l’écrit. Sans ambages. L’histoire de « Batouala », ce vieux chef à la dérive au cœur de son ouvrage éponyme, est ainsi très documentée, et l’on y apprend énormément de choses sur les us et coutumes locales. Plus intéressante cependant est la préface d’une dizaine de pages, car c’est elle qui déclencha la polémique qui suivit la consécration du roman, le premier de René Maran.  

« Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier d’innocents, Rabindranath Tagore, le poète hindou, un jour, à Tokyo, a dit ce que tu étais ! Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi que tu veuilles, quoi que tu fasses, tu te meus dans le mensonge. À ta vue, les larmes de sourdre et la douleur de crier. Tu es la force qui prime le droit. Tu n’es pas un flambeau, mais un incendie. Tout ce à quoi tu touches, tu le consumes », écrit entre autres l’auteur guyanais.

« Car, la large vie coloniale, si l'on pouvait savoir de quelle quotidienne bassesse elle est faite, on en parlerait moins, on n'en parlerait plus. Elle avilit peu à peu », poursuit-il. « Ces excès et d'autres, ignobles, conduisent ceux qui y excellent à la veulerie la plus abjecte. Cette abjection ne peut qu'inquiéter de la part de ceux qui ont charge de représenter la France. Ce sont eux qui assument la responsabilité des maux dont souffrent, à l'heure actuelle, certaines parties du pays des noirs. C'est que, pour avancer en grade, il fallait qu'ils n'eussent ‘pas d'histoires’. Hantés de cette idée, ils ont abdiqué toute fierté, ils ont hésité, temporisé, menti et délayé leurs mensonges. Ils n'ont pas voulu voir. Ils n'ont rien voulu entendre. Ils n'ont pas eu le courage de parler. Et à leur anémie intellectuelle l'asthénie morale s'ajoutant, sans un remords, ils ont trompé leur pays ».

Bande annonce du documentaire « René Maran, le premier Goncourt noir », actuellement en compétition dans la catégorie Écrans parallèles au Festival International du Film d’Amazonie et des Caraïbes (FIFAC)

Evidemment, les réactions ne manquent pas à cette préface incendiaire. « Une œuvre de haine : Batouala ou la calomnie. En couronnant ce pamphlet, l’académie Goncourt a commis une mauvaise action », s’insurge La Dépêche coloniale. Quant au journal L’Opinion, il ironise perfidement : « Monsieur Maran est sans aucun doute un génie pour les nègres de l’Oubangui. Mais il n’est qu’un élève dans la patrie des Lettres ». Le Petit Parisien suggère que c’est « sa qualité de nègre », « qui a séduit les dix de l’Académie Goncourt, épris de couleur et d’étrangeté », affirmant par ailleurs que René Maran n’aurait même pas fait acte de candidature, un ami s’en occupant à sa place.

L’indignation gagne même la Chambre des députés. Un parlementaire communiste, Georges Barthélémy, interpelle le ministre des Colonies, et exige des sanctions contre le romancier qui « a répandu sa bile sur la grande famille coloniale française ». En 1928, le livre sera interdit en Outre-mer durant plusieurs années… L’ouvrage sera pourtant tiré à plus de 150.000 exemplaires, et traduit en seize langues. Et à l’occasion du centenaire de l’obtention du prix Goncourt par René Maran, son éditeur Albin Michel a réédité « Batouala », avec une préface de l’académicien Amin Maalouf.   

Le documentaire « René Maran, le premier Goncourt noir » est à voir dès ce jeudi 14 octobre sur le site du FIFAC ainsi que sur France 3 à 23h45.

PM