Il y a 50 ans, la première résistante d’Outre-mer disparaissait. Avec elle c’était aussi la première femme guyanaise élue sénatrice puis députée qui mourrait. 50 ans après sa disparition elle reste encore la seule femme à avoir siégé aux trois assemblées de la République (Sénat, Assemblée Nationale, Conseil Économique, Sociale et Environnementale). Il y a 50 ans, celle qui avec son époux a été la première à déchiffrer les langages sifflés et tambourinés en Afrique de l’Ouest nous quittait. Le 20 Novembre 1972, celle qui fut également élue à Asnières sur Seine et qui consacra son mandat à mettre en application ses valeurs partagées avec son mari (insertion par le sport, développement des accompagnements sociaux pour les plus fragiles…) rendait son dernier souffle, entourée par les siens. Qui est-elle ? Un hommage de Guillaume Villemot.
Qui suis-je ?
Si c’était un jeu télévisé je continuerai en ajoutant que j’étais l’amie de Jacques Chaban-Delmas, de René Pleven ou des Pompidou, que j’étais proche de René Maran (Prix Goncourt en 1921) et que j’ai même été la belle-mère de Léopold Sédar-Senghor.
J’ai été décorée par Charles de Gaulle, que j’appelais affectueusement « mon petit général », pour mon engagement dans la France Libre à la fois comme soutien inconditionnel de « mon Lix » et comme infirmière à l’hôpital de Brazzaville mais aussi comme la mère d’enfants qui se sont aussi engagés dans la lutte contre le nazisme. Ma fille Ginette à mes côtes comme infirmière à l’hôpital et mon fils Charles comme pilote dans la RAF.
Durant mes mandats et mes engagements j’ai combattu sur différents fronts pour, conserver intact la mémoire de l’action menée par mon Félix durant toute sa vie, je me suis battue pour l’égalité des femmes et plus particulièrement des femmes noires. Par ce que je n’étais pas que la femme de Félix, j’ai toujours conservé mon nom de jeune fille accolée à celui de femme mariée, ce qui était rare à l’époque. J’ai lutté avec d’autres pour que les enfants nés d’un parent issu des anciens territoires de l’empire aient les mêmes droits que les enfants de l’hexagone.
J’ai fait de la culture et de l’accès à la culture une croisade tant dans l’hexagone que dans les territoires ultra-marins. Dés 1948 lors de ma campagne sénatoriale en Guadeloupe je déclarais : « l’accession du plus grand nombre possible de femmes et d’hommes à l’instruction est une nécessité absolue. Tout le monde sera invité au festin du savoir, il sera donné à tout être humain de venir puiser au réservoir de la science au frontispice duquel chacun pourra lire
cette inscription : libre accès, puisez ! »
Vous ne m’avez toujours pas reconnue ? Rassurez-vous, vous n’êtes pas seuls dans ce cas.
Quand je suis décédée, mes amis ont essayé de faire que mon vœu de reposer aux côtés de l’Amour de ma vie puisse se réaliser… mais sans succès et depuis 1949, lui repose dans la froideur du Panthéon, de moins en moins visité car son nom s’efface de nos mémoires collectives et de nos livres d’Histoire, et moi qui désespère de le rejoindre dans mon triste caveau de Pantin.
Cependant depuis quelques temps l’espoir me revient et de nouvelles fées se penchent sur ma mémoire qui semblent penser que moi aussi je pourrai rejoindre mon Félix au Panthéon et ainsi y retrouver des amis chers comme Joséphine Baker ou André Malraux.
Ces fées pensent que ma mémoire aussi se doit d’être honorée et réveillée. Ils sont artistes, journalistes, écrivains, passeurs de mémoire, témoins de leur temps, enseignants et bien sur ma famille*, ils sont comme moi nés en Outre-mer ou dans l’hexagone mais surtout ils ont comme moi chevillé au cœur et à l’âme les valeurs cardinales de notre République : Liberté, Égalité, Fraternité.
Je crois qu’il est temps que je vous dise qui je suis, je m’appelle Eugénie Tell-Éboué, née le 28 décembre 1891 à Cayenne, je suis la fille du premier directeur noir du bagne de Guyane, Herménégilde Tell et la femme du premier gouverneur noir de la France, Félix Éboué, qui, gouverneur du Tchad, sera le premier à rallier le général de Gaulle et la France Libre et qui fera suivre derrière lui de nombreux autres territoires. Grâce à cet engagement de « mon Félix » le général de Gaulle sera moins seul à Londres et pourra peser comme représentant légitime de la France devant les Anglais d’abord puis les
Américains et leurs alliés par la suite.
Mon nom est aujourd’hui bien effacé sauf sur quelques centimètres carrés de plaques bleues de rues à Paris ou Asnières sur Seine, et sur la façade d’un collège dans « ma petite patrie » de Guyane qui porte mon nom à Saint Laurent du Maroni et dont l’équipe pédagogique emmenée par sa directrice accompagne avec bienveillance mon souhait de rejoindre Félix.
Je ne comprends pas pourquoi cet oubli dans cette France que j’ai tant aimé et que j’ai essayé de servir jusqu’à l’épuisement, épuisement qui tuera mon pauvre Félix en Mai 1944. Je ne comprends pas pourquoi aux États-Unis des universitaires mettent en avant mes actions et saluent mon rôle dans l’émancipation des femmes et ici rien ou presque rien.
Dans le monde où vous vivez et où les individus se dressent de plus en plus les uns contre les autres, je souhaite que mon message soit un message de concorde, pour faire ensemble, pour partager des valeurs communes.
Laissez-moi vous déranger encore quelques instants pour vous faire partager ces mots que je prononçais le 19 Mars 1965 au conseil municipal d’Asnières sur Seine : « Laissez votre doyenne, qui en 1940, a vu naître et grandir sous le signe de la France Libre l’union fraternelle de tous les Français rassemblés sous le même drapeau, pour une même patrie, vous dire qu’avec l’union tout est possible. On construit dans la Concorde, on détruit dans la discorde… ».
Je ne cherche aucune gloire, je ne cherche aucune vantardise, ni revanche, je veux juste retrouver ma place. Ma place dans l’Histoire et surtout ma place aux côtés de Félix au Panthéon. Je veux partager notre éternité puisque que nous avons déjà tout partagé de notre vivant, la Guyane, l’amour et la découverte de l’Afrique, la valorisation des cultures africaines, notre engagement dans la France Libre, notre condamnation à mort par le régime de Vichy pour notre engagement aux côtés du Général, notre vision pour l’après colonisation et tellement d’autres choses encore comme l’amour de nos enfants et l’importance de la famille.
Alors j’espère Monsieur le Président que vous saurez entendre mon appel d’outre-tombe et d‘outre-mer pour que la mémoire d’une pauvre guyanaise ne reste pas enfouie dans les couloirs de l’amnésie et que comme Félix l’avait déclaré à Brazzaville en Février 1943 à mon tour je puisse crier « Confiance ! La France aura le dernier mot ».
Guillaume Villemot pour Eugénie Éboué
- Mémona Affejee Hintermann, Alexandre Jardin, Catherine Makon- Makon et l’équipe pédagogique du collège Eugénie Tell-Éboué à Saint-Laurent du Maroni, de Jean-Claude Degras, Annick Leroy, Luc Laventure, Alain Malraux, Christian Guémy (C215), Joël Destom…