EXPERTISE. Sébastien Mathouraparsad : « Une allocation « consommée » au moyen d’une carte de débit panier peyi-pouvoir d’achat (3P) » pour les foyers modestes

EXPERTISE. Sébastien Mathouraparsad : « Une allocation « consommée » au moyen d’une carte de débit panier peyi-pouvoir d’achat (3P) » pour les foyers modestes

S’appuyant sur la situation économique et sociale en Guadeloupe, Sébastien Mathouraparsad, Maître de conférence en économie à l’Université des Antilles, propose la mise en place d’un « dispositif 3P » qui « réduirait la pauvreté monétaire et soutiendrait la production locale ». « Le principe est de récupérer les recettes de TVA et verser tout ou partie du produit, aux ménages modestes, sous condition de revenu. Cela réduirait le nombre de personnes pauvres et garantirait des débouchés pour la production locale, permettant ainsi de créer de l’emploi », exlique-t-il.

34%. C’est la proportion de personnes « pauvres » en Guadeloupe, la part de ceux vivant avec moins de 1010 euros par mois en 2017, contre 14% en métropole. Il s’agit essentiellement de chômeurs, de familles monoparentales et de jeunes ménages. Ces catégories de ménages sont aussi les premières victimes de la vie chère. Le pouvoir d’achat d’un individu est la traduction du rapport entre revenu et prix. Ce sont les deux facteurs consubstantiels de la vie chère. Si les prix sont trop élevés ou les revenus trop faibles, le pouvoir d’achat est plus faible et la vie est plus chère. D’une part, le faible niveau des revenus des ménages modestes s’explique par des revenus principalement composés de prestations sociales. D’autre part, les économies d’outre-mer cumulent tout un ensemble de difficultés structurelles qui se traduit par des prix plus élevés. 

Pour soutenir la compétitivité des entreprises locales et encourager la concurrence, la législation dispose d’un arsenal de dispositifs, parmi lesquels on compte l’octroi de mer. Cette taxe aura permis à plusieurs entreprises locales d’exister, de survivre et de créer des emplois. 

Depuis son existence, le produit de l’OM a toujours été destiné à financer le fonctionnement des collectivités locales. 

Pourtant, comme Janus, le dieu romain des choix, du passage et des portes, elle a deux visages. Côté pile, elle soutient l’activité locale (entreprises et collectivités locales). Côté face, elle est régulièrement tenue pour responsable de la vie chère. Car en bout de chaîne, ce sont les consommateurs locaux qui la payent, qui la supportent. Or, c’est un coût pour des contribuables qui comptent aussi parmi les plus pauvres d’Europe.

La substitution à l’importation, une stratégie tenue mais source d’emplois

L’histoire économique des territoires d’outre-mer est marquée par une évolution les ayant conduits d’une économie agricole à une économie de service. Toutefois, il n’en demeure pas moins que la production des économies d’outre-mer a fait montre d’un certain dynamisme. Il faut dire que ces territoires ont bénéficié de plusieurs stratégies pour soutenir l’activité productive. En raison du caractère « ultrapériphérique » des territoires tels que l’éloignement, l’insularité, l’étroitesse des marchés, les entreprises locales supportent des coûts de production plus importants que les entreprises de métropole. Dans le milieu du 20ème siècle, la politique fiscale autour de l’octroi de mer (OM) s’est résolument inscrite dans une stratégie de substitution aux importations. 

Il est à noter que sur la période récente 2000-2007 (tableau 2), la production du secteur industriel a été particulièrement importante dans les quatre régions. Cette dynamique se retrouve également dans l’évolution de l’emploi qui témoigne d’une tendance à la croissance alors que l’industrie en France métropolitaine a été marquée par un contexte de stagnation.

L’octroi de mer joue un rôle fondamental dans le budget des collectivités

Davantage qu’en métropole (Figure 1), la fiscalité indirecte constitue la principale source de recettes de fonctionnement. L’OM représente quasiment un quart des recettes des collectivités et plus de la moitié en Guyane et à Mayotte. Dans ces deux derniers territoires, la TVA n’est pas appliquée, ce qui les rend singulièrement dépendants de l’OM.

Des exonérations d’octroi de mer sont un manque à gagner pour les collectivités

Le produit de la taxe aurait pu être encore plus important car elle est essentiellement une taxe sur les « importations » des DOM. Les produits locaux bénéficient en effet d’un différentiel de taxation (un même bien peut être taxé davantage selon son origine locale ou importée) et d’autres exonérations. 

Les charges de personnel pèsent lourdement sur le budget des collectivités 

L’analyse des charges des communes des DROM, menée par les élus Patient et Cazeneuve (2019), montre qu’elles font face à des surcoûts dans les dépenses d’entretien, de fourniture ou d’équipement en raison de l'ultrapériphéricité des territoires. En outre, les dépenses de personnel des communes d’outre-mer sont significativement plus élevées que la moyenne (Tableau 4). Elles ont un taux d’administration, c’est-à-dire le nombre d’employés dans les collectivités pour 1000 habitants, supérieur de 10 points par rapport à la métropole. Et elles appliquent, selon la législation en vigueur, des surrémunérations aux salaires des agents. 

Dans 47 communes des DROM, la masse salariale représente plus de 70 % des dépenses de fonctionnement. 

La vie chère caractérisée par des écarts de prix élevés

En considérant le seuil de bas revenus national (1010 euros), la part de ménages pauvres est estimée en Guadeloupe à 34%. Il s’agit majoritairement de chômeurs et inactifs, mais la pauvreté touche également les retraités et les actifs occupés. 

19% de la population guadeloupéenne vit avec moins de 790 euros. Et il s’agit de dizaines de milliers de personnes par territoire. 

Les chiffres montrent que globalement le montant moyen de taxe payée par personne était en Guadeloupe de 669 euros en 2017.

Si l’on rapproche le coût moyen de l’OM payé par personne des seuils de bas revenus mensuel, force est de constater que la taxe a un poids conséquent sur le budget des ménages à faibles revenus. 

Faire supporter l’impôt moyen d’OM de 670 euros sur les épaules d’un ménage qui vit mensuellement avec moins de 790 euros par mois, c’est comme leur demander de sacrifier quasiment un mois de vie pour soutenir le dispositif. Pire si l’on considère les ménages guadeloupéens extrêmement pauvres, c’est-à-dire ceux vivant avec moins de 530 euros par mois. C’est pourtant ce qui leur est demandé. 

Le dispositif panier peyi-pouvoir d’achat (3p), « an bol dictam » pour les ménages modestes

Puisque ce sont les ménages qui assurent le soutien de l’activité locale, on pourrait verser une compensation aux ménages les plus modestes. C’est ce que l’on nomme ici le dispositif Panier Péyi-Pouvoir d’achat (3P). Ceci permettrait de leur exonérer le coût de la « protection » de l’activité locale. Ces ménages, qui disposent en effet de moins de revenus, supportent relativement plus cette stratégie. 

Toutefois, il y a un inconvénient majeur à un tel scénario : reverser 19% d’OM aux ménages modestes, c’est 19% de recettes de fonctionnement en moins pour les collectivités locales. 

Redistribuer la TVA aux ménages modestes sortirait des milliers de personnes de la pauvreté 

On se rappelle que la TVA constitue le troisième poste de recette fiscale en termes de grands impôts. Sur les cinq régions d’outre-mer, deux ne sont pas assujetties à la TVA : Guyane et Mayotte. Par ailleurs, la TVA ne sert pas directement le territoire, mais est reversée à l’Etat. On se rappelle également que les transferts sociaux versés aux ménages modestes sont moindres qu’en métropole malgré le rattrapage, et que les collectivités locales éprouvent de plus en plus de mal à financer le RSA. Aussi, l’idée étudiée ici est de soutenir les revenus des ménages modestes en leur reversant une part du produit de la TVA (Tableau 7).  

La TVA est actuellement de la compétence de l’Etat. Pour percevoir le produit, l’on pourrait supprimer temporairement la TVA comme en Guyane et Mayotte, puis augmenter l’octroi de mer des taux de TVA. Le montant total des taxes laisserait le prix de vente inchangé. Cependant, les collectivités disposeraient ainsi du produit de la TVA. On pourrait également opérer un changement statutaire ou institutionnel des régions qui permettrait aux régions d’obtenir davantage de compétences en matière fiscale. 

La part de TVA reversée reste à définir. Il pourrait s’agir d’une part spécifique, égale aux taux de pauvreté des territoires par exemple. Il pourrait aussi s’agir d’une part plus arbitraire de 25% des recettes de TVA, de 50%, de 75%...  

Puisque la dépense est nulle pour les collectivités locales, supposons un scénario altruiste où le produit de la TVA est entièrement reversé aux ménages les plus pauvres (de même que la totalité de la TVA est impayée à Mayotte et en Guyane). 

Pour l’année 2017, cela représenterait un versement de 2950 euros aux 19% de la population guadeloupéenne qui vivent avec moins de 790 euros par mois. 

Selon nos calculs (Tableau 8), si 100% de TVA  avaient été reversés en 2006 aux différentes 
catégories de ménages modestes, 8 022 personnes  seraient sorties de la pauvreté. Si tout ce revenu se  destinait à de la production locale, cela  représenterait un effet direct sur  le PIB d'environ +2,5%

Une allocation « consommée » au moyen d’une carte de débit 3p

Verser des revenus aux plus modestes permet de réduire le nombre de pauvres. Mais attention à ce que les agents ne souffrent pas « d’illusion monétaire » en percevant un revenu supplémentaire, c’est-à-dire penser que seuls leurs revenus augmentent. 

L’expérience tirée du BQP et l’exemple observé dans la ville brésilienne de Maricá nous amènent à imaginer la mise en œuvre d’une carte de débit qui permettrait d’acheter un certain nombre de produits parmi une liste préétablie. 

En premier lieu, cette liste pourrait cibler les produits et services consommés par les ménages modestes. 

En deuxième lieu, cette liste pourrait contenir (en majorité) des biens et services locaux (fruits et légumes, biens agroalimentaires, services de transports, services culturels, formation…). En réservant ce revenu compensatoire à la production locale, cela réduirait l’effet de « fuite du circuit » observé quand le revenu est utilisé pour consommer des produits importés, auquel cas les revenus profiteraient à l’extérieur.

Enfin, en s’inspirant du BQP, il faudrait négocier une règle avec les acteurs afin d’éviter une variation des prix défavorable pour le consommateur. 

Les objectifs de cet ensemble d'initiatives 3P (financé par la TVA, versé aux plus modestes et donnant accès en majorité à des biens et services locaux) permettraient d’une part de lutter contre les inégalités sociales et la pauvreté monétaire (c’est le versant « pouvoir d’achat » du dispositif 3P), et d’autre part de favoriser le développement de la production locale et créer des emplois (c’est le versant « panier péyi »).

Sébastien Mathouraparsad

Maître de conférence en économie, Université des Antilles

Chercheur au CREDDI, 

Chercheur associé PEP – Partnership for Economic Policy

Vice-président du réseau ATOM