Changement climatique, déclin de la biodiversité, déconnexion à la nature, montée des eaux, absence de transmission familiale… Ces menaces pèsent sur la survie des langues régionales d’Outre-mer. Selon l’Unesco, la moitié des langues parlées dans le monde aujourd’hui pourraient disparaître d’ici 2100 à cause de la crise climatique.
Par Marion Durand.
« Toutes les deux semaines, il y a une langue autochtone qui disparaît », alertait Ernesto Ottone Ramirez, sous-directeur général pour la culture de l’Unesco en 2019. Trois ans après, le constat est le même : ces langues sont en danger d’extinction. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, « sur les 6 700 langues encore présentes aujourd’hui, 2 300 sont en danger ou en voie de disparition ».
Les dialectes ultramarins ne sont pas épargnés. Selon l’Unesco, en Nouvelle-Calédonie, sur les 28 langues kanak, treize sont considérées comme menacées ou en danger et deux ont disparu à une époque récente. En Polynésie, la langue Hawaiienne ainsi que le Rapanui (île de Pâques) avaient presque disparu. Même si ces dialectes sont à nouveau fonctionnels, leur avenir reste incertain. Le pa’umotu, le marquisien et les langues des îles australes sont en danger, comme l’indique l’Organisation des Nations Unies.
C’est le cas aussi en Guyane, où les langues amérindiennes sont fragiles, certaines ne comptent plus beaucoup de locuteurs. Pour attirer l’attention sur la nécessité de préserver les langues autochtones dans le monde, l’Unesco a lancé en décembre 2022, sa Décennie internationale des langues autochtones. Nigel Crawhall, responsable de la division sur les savoirs autochtones décrit un « plan d’action mondial mené par les États membres mais aussi par les populations elles-mêmes. De nombreux projets sont portés par les peuples autochtones pour préserver et transmettre les langues, nous voulons leur apporter de la visibilité », précise-t-il.
« Nous n’avons jamais vécu une telle crise linguistique »
De nombreuses menaces pèsent sur les langues régionales. Parmi elles, le changement climatique. La moitié des langues parlées dans le monde aujourd’hui pourraient disparaître d’ici 2100 à cause de la crise climatique selon l’Unesco. « Ce n’est pas par hasard que les langues sont en train de disparaître, dans toute l’histoire de l’humanité nous n’avons jamais vécu une telle crise linguistique, elle est évidemment liée à la crise mondiale de la biodiversité et aux impacts néfastes du changement climatique », assure Nigel Crawhall.
Comment relier la disparition des langues à la perte de biodiversité ? « La langue est centrale car elle a un rôle de mémoire, de formation, d’instruction, mais elle permet aussi les relations entre les humains et les échanges entre les communautés, répond le spécialiste. Dans un système en bonne santé, la langue est facilement transmise des parents aux enfants car elle est utilisée chaque jour. S’il y a une déconnexion entre le territoire, les ressources et leur bonne gouvernance, la langue se perd car il n’y a pas de transmission. »
Si la biodiversité disparaît, c’est tout un vocabulaire qui part avec elle. Si un milieu est menacé, c’est un ensemble de savoirs qui n’est plus transmis. « Parmi les populations vivant de la pêche, si la communauté est impliquée dans la conservation de ce savoir-faire, la langue va se reproduire et évoluer. Mais s'il n’y a aucun intérêt de la part des communautés à poursuivre ces pratiques, le savoir se dégrade, la langue et la culture disparaissent », poursuit Nigel Crawhall.
En Nouvelle-Calédonie, à Mayotte ou en Polynésie, la parole est au centre de la société. Les savoirs se transmettre oralement. L’apprentissage repose sur des moments familiaux : aller dans la brousse avec les anciens, chasser avec son père, découvrir le tissage traditionnel avec sa grand-mère. Ces moments n’inculquent pas seulement des savoirs techniques, ils enseignent en même temps les coutumes, les rites, les contes et les mythes. Pour cela, la compréhension de l’autre, grâce à un langage commun, est cruciale.
La montée des eaux : des îles et les langues englouties
Les langues vernaculaires ont aussi, comme le rappelle Claire Moyse-Faurie, ancienne membre du laboratoire Lacito, un intérêt scientifique : « La reconnaissance de l’importance de la biodiversité, qui semble acquise pour la faune ou la flore, doit l’être aussi pour les langues. Sur le plan cognitif, la diversité des langues nous offre des représentations et des conceptions du monde infiniment riches et variées. » Il existe, dans chacun des dialectes, des spécificités : divers systèmes d’orientation dans le temps et dans l’espace, des procédés grammaticaux différents, un vocabulaire spécifique pour définir les couleurs, la faune, la flore…
La linguiste française spécialiste des langues océaniennes s’inquiète aussi d’une disparition prochaine de certains idiomes. « Une langue peut continuer à exister comme langue « morte », si suffisamment de données ont été recueillies, que ce soit sous forme de dictionnaires, de textes, de grammaires, d’enregistrements audio ou vidéo, etc ». Ce n’est malheureusement pas le cas pour la plupart des langues vernaculaires d’Outre-mer.
Une autre menace plane au-dessus de ces dialectes : la hausse du niveau des mers. En moyenne, le niveau de la mer s'élève aujourd’hui de près de 4 millimètres par an. La Martinique pourrait ainsi perdre 5 % de sa superficie d’ici 2100. Des zones entières de Guadeloupe, Saint-Martin, Saint-Barthélemy, Mayotte ou La Réunion pourraient devenir inhabitables dès 2040-2050. En Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, les scientifiques prédisent la disparition de nombreuses îles. Elles emporteront avec elles de nombreux dialectes et obligeront les populations à migrer. Un exemple est emblématique : celui du Vanuatu. Ce petit État insulaire du Pacifique Sud détient le record de la plus forte densité de langues de la planète : 110 langues pour près de 12 200 km². Il compte pourtant parmi les pays les plus menacés par l'élévation du niveau de la mer.
Les langues partent avec les anciens
Si les langues régionales d’Outre-mer sont menacées c’est aussi parce que le nombre de locuteur diminue. Au fil des générations, les langues s’éteignent avec les anciens. Les longues périodes de répression et d'assimilation imposées par la colonisation dans les territoires d’Outre-mer ont laissé des cicatrices. Les langues régionales ont historiquement souffert d’un manque de reconnaissance. Ainsi, au sein des familles, les parents préféraient enseigner le français : langue de l’école, du travail, de l’espace public au détriment de leur langue maternelle. « Les parents, en toute bonne foi, parlent en français aux enfants pour qu’ils comprennent bien et qu’il réussisse à l’école », pointe Fanny Waminya, institutrice à Lifou, une des îles loyautés de Nouvelle-Calédonie.
En 2016, la maîtresse de conférences en langues et littérature polynésiennes Mirose Paia écrivait : « Les Tahitiens ont eu tendance à projeter leurs enfants dans un avenir francophone au sein duquel les langues polynésiennes étaient d’autant moins transmises qu’elles apparaissaient comme préjudiciables à l’intégration sociale ». Aujourd’hui, « l'environnement immédiat utilise le français ou un mélange, les plus jeunes passent nécessairement par cette étape par manque de compétence ». Selon une étude de l'Institut de la statistique de la Polynésie française, sur environ 276 000 habitants, seulement 19% sont capables de lire, parler et écrire en langue polynésienne.
Langues autochtones : plus de place dans nos téléphones
Le chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) Philippe Boula de Mareüil rappelle qu’ « il y a encore un siècle, nos dialectes hexagonaux et ultramarins étaient majoritairement parlés par rapport au français. Mais la modernité, les guerres mondiales, les déplacements de population, l’exode rural… ont entraîné l’adoption de la langue dominante. »
Pour qu’une langue soit vivante, elle doit être pratiquée. Jeunes ou moins jeunes devraient pouvoir communiquer dans leur langue maternelle mais ce n’est pas toujours facile. Dans l’espace public, à l’école ou même sur les écrans, le français domine. Pour promouvoir un usage des langues régionales plus fréquent, la polynésienne Heiura Itae-Tetaa a lancé la plateforme E-Reo, une boîte à outils pour créer des applications digitales en langues autochtones.
« Aujourd’hui, on est beaucoup sur nos téléphones, notre objectif était de faire exister nos langues autochtones dans nos smartphones. On a créé une application météo en Drehu (l’une des langues de Nouvelle-Calédonie) ou une calculatrice en tahitien », détaille Heiura Itae-Tetaa. Elle rappelle que 90% des langues du monde ne sont pas digitalisées alors que les outils numériques, même s’il ne remplace pas la transmission orale, permettent de redynamiser l’apprentissage linguistique.
En matière de sauvegarde des langues, les discours sont parfois paradoxaux. D’un côté, on observe une réaction hostile face aux langues minoritaires, jugées comme menaçantes pour l’unité nationale. De l’autre, on s’alarme quand elles disparaissent. « C’est lorsqu’on réalise que le sort de ces langues autochtones est menacé que le mouvement peut s’inverser, observe le chercheur Philippe Boula de Mareüil. On se désole souvent trop tard qu’une langue est en train de mourir ».
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