Interview – Christophe Sand, Archéologue : « Il y a en Nouvelle-Calédonie trois approches philosophiquement différentes du passé »

Interview – Christophe Sand, Archéologue : « Il y a en Nouvelle-Calédonie trois approches philosophiquement différentes du passé »

Christophe Sand est archéologue pour le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. Sollicité par le Consortium de Coopération pour la recherche, l’enseignement supérieur et l’innovation en Nouvelle-Calédonie (Cresica), il animait, fin octobre, un séminaire sur la problématique suivante : Quel récit historique calédonien face à la confrontation d’approches divergentes sur la notion du passé ? Unequestion difficile. « Tout ce qui touche au passé de la Nouvelle-Calédonie est émotionnel et conflictuel mais le pays a aujourd’hui besoin de discuter sur des questions qui fâchent. » Une interview  de Sylvie Nadin pour notre partenaire Actu.Nc

Durant le séminaire vous avez parlé de différentes visions du passé. Comment peut-on avoir des visions différentes d’un passé pourtant commun ?

L’approche de monsieur tout le monde est de penser que le passé est quelque chose d’évident, de figé,
avec des dates, des événements. En fait, quand on essaye de comprendre ce que les gens perçoivent du
passé, on se rend compte que ce n’est pas du tout cela. Suivant votre éducation, votre culture, l’imaginaire collectif dans lequel vous avez grandi, vous n’allez pas percevoir le passé de la même manière. Il y a une différence fondamentale entre la manière de penser le passé dans les sociétés occidentales et dans les sociétés océaniennes, particulièrement dans les sociétés kanak.

Les sociétés occidentales pensent aujourd’hui le passé comme quelque chose de vertical, avec des dates et des échelons, selon une approche scientifique. Alors que pour beaucoup de sociétés océaniennes, le temps est pensé de façon plus horizontale (ce terme a été employé par Jean-Marie Tjibaou). L’important n’est pas dans la notion de cohérence chronologique ou de véracité du fait historique, l’important est que le récit du passé puisse être un socle solide pour aujourd’hui, pour expliquer pourquoi tel clan a cette responsabilité, pourquoi certaines personnes se sont installées sur cette terre, etc.
J’ai voulu rajouter une troisième approche qui est celle des descendants de la colonisation. J’ai choisi le terme Blancs océaniens pour parler d’eux. La colonie n’avait pas d’histoire propre, ce n’était qu’un bout de l’histoire de France. Pendant longtemps, on n’a pas parlé du bagne, de l’histoire difficile des petits colons, de ce que les Kanak avaient subi dans le cadre du processus colonial. Les Blancs océaniens
se sont alors construits eux-aussi leur propre vision de l’histoire via une tradition orale familiale.
Pour conclure, en Nouvelle-Calédonie, sur ce même sujet qui semble pourtant simple : le passé, il y a
trois approches philosophiquement différentes. Y a-t-il maintenant une possibilité de rapprocher ces
visions ? Parce que, aujourd’hui, quand les Kanak parlent de l’histoire, ils ne parlent pas de la même
chose que quand un occidental en parle. Il y a une forme d’incompréhension et une profonde difficulté à échanger. Chacun reste sur ses certitudes mais sans se poser la question de comment ma vision
du passé peut trouver un parallèle, un écho, un lien avec celui ou ceux avec lesquels je m’oppose. Toute
la difficulté calédonienne aujourd’hui est qu’on croit que l’autre ment, triche ou manipule l’histoire mais en fait, ce sont simplement des façons de concevoir le passé totalement différentes. Ce n’est pas que l’une est mauvaise, l’autre est bonne. Elles sont juste différentes.

Comment pourrait-on concilier ces visions du passé ?

Je n’ai pas la solution mais si on ne trouve pas des passerelles entre nos histoires, on va continuer à
être en opposition frontale permanente. Nous ne sommes pas les premiers à avoir cette problématique. En Afrique du sud, à la fin de l’apartheid, afin de permettre aux gens de se libérer du traumatisme, des espaces de paroles ont été mis en place, appelé vérité et réconciliation. Les gens avaient la possibilité de parler de leur douleur, du traumatisme de leur histoire, en face de ceux à qui ils avaient quelque chose à reprocher. Mais ce processus n’a jamais été fait en Nouvelle-Calédonie. Ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle le pays du non-dit [terme popularisé par l’historien caldoche José Barbançon]. Aucune des communautés calédoniennes ne veut parler de son histoire. Nous sommes dans un processus de négation du passé.

Je me demande si l’une des façons d’avancer et  d’apaiser ces traumatismes, ce n’est pas de réfléchir
à des espaces où les gens puissent parler de tout cela, de la destruction des propriétés en 84, du massacre du bétail, de la violence des gendarmes, des cases brûlées mais aussi des récits sur la violence
des colons, sur les coups de fouet et les viols. On a cru pendant 150 ans qu’en niant l’histoire, on finirait
par oublier. En fait ce n’est pas vrai. A chaque fois qu’on a essayé d’oublier, cette histoire violente et
traumatisante est revenue à la surface.  Est-ce qu’il ne fallait pas finalement avoir une approche diamétralement opposée et le courage de dire les choses en face, libérer la parole et se libérer ainsi de ce
fardeau lourd du passé ? Je suis convaincu qu’une fois que les gens exprimeront les aspects douloureux de ce passé, la phase suivante sera d’exprimer tous les aspects heureux ou joyeux. Parce que le
passé calédonien n’est pas que douloureux, il y a beaucoup d’histoires originales ou amusantes. Or, la
Nouvelle-Calédonie a besoin de s’appuyer sur des histoires de fraternité passées afin de construire
une fraternité aujourd’hui et demain.

Le fait que l’école en Nouvelle-Calédonie soit une école de la République française, avec une vision métropolitaine, n’empêche-t-il pas les Calédoniens de s’approprier leur propre histoire ?

Cela fait trente ans qu’on enseigne à l’école l’histoire de la Nouvelle-Calédonie, mais comme l’a dit, il y a quelques jours à peine, Marie-Claude Tjibaou, les petits Calédoniens ne connaissent rien de leur
histoire. En fait, l’histoire leur est enseignée d’une manière qui leur est étrangère. Quand Marie-ClaudeTjibaou demande aux jeunes kanak qui est le monsieur noir qui sert la main au monsieur blanc sur la photo et qu’ils répondent « Nelson Mandela », on est sur une forme d’échec de notre enseigne-
ment. Depuis trente ans que je fais de l’archéologie, je sais qu’on peut apprendre aux Calédoniens leur histoire mais pour cela il faut d’abord réfléchir à la manière dont culturellement ils pensent leur espace et le temps.

L’école calédonienne a voulu enseigner l’histoire en croyant que les enfants de Nouvelle-Calédonie
pensent de la même façon que les enfants français or ce n’est pas le cas. Quand j’interroge des jeunes
sur ce qu’ils savent de leur passé, il ne reste rien. Ce n’est pas parce qu’ils sont feignants. C’est juste
que la manière dont on leur a enseigné leur histoire ne correspondait pas à la manière dont ils la perce-
vaient eux. Ce qu’on leur a appris était déconnecté de ce qui fait leur identité.

En tout cas, on remarque, en trente ans, qu’en matière de transmission de notre passé, l’école n’a pasété l’endroit où un passé commun a pu émerger. Il est peut-être temps de réfléchir à une école calédonienne.

Propos recueillis par Sylvie Nadin pour Actu.Nc