TRIBUNE. RUP : Renforcer la résilience des régions françaises d’Outre-mer en accroissant leur capacité à mobiliser tout leur potentiel par l’innovation

TRIBUNE. RUP : Renforcer la résilience des régions françaises d’Outre-mer en accroissant leur capacité à mobiliser tout leur potentiel par l’innovation

Philippe Jean-Pierre, professeur des universités en économie à l’Université de La Réunion, spécialiste des économies insulaires et des régions ultrapériphériques européennes, a participé récemment comme expert à deux évènements où a été abordé le futur des régions ultra-périphériques européennes (RUP) en général et des départements français d’outremer en particulier. Pour Outremers360, il livre son expertise sur « l’innovation au service de la compétitivité, de la résilience et de la prospérité » des Régions ultrapériphériques.

Il s’agissait, d’une part, de la conférence ministérielle des régions ultrapériphériques (18-19 mai) en Martinique et, d’autre part, de la conférence de clôture du projet FORWARD sur les dynamiques d’innovation dans les RUP. Il en ressort une ligne de force : plus que jamais, dans un contexte de raréfaction des ressources et de multiplication des défis, les RUP françaises doivent faire des choix réfléchis et ne plus se reposer uniquement sur l’aléa moral associé au filet de sécurité national et européen. Parmi ces priorités, l’innovation au service de la compétitivité, de la résilience et de la prospérité est l’une des pierres angulaires.

Parler du futur en cette période n’est pourtant pas chose aisée puisque le calendrier électoral focalise notre attention sur le court terme. A cela s’ajoute un contexte de crises qui priorise les réponses aux urgences (économie de guerre, inflation, pouvoir d’achat) et laisse peu de temps aux débats sur les grands défis : comment financer l’action climatique dans les RUP ? Quel(s) modèle(s) de développement pour inscrire les RUP françaises dans le siècle ?

Si ces questions ont suscité peu d’écho durant la campagne électorale, elles ont néanmoins été l’objet d’une grande attention pendant cette même période. Comme on le dit souvent : « et pendant ce temps là… » Plusieurs évènements ont eu lieu durant les dernières semaines invitant ces régions à se projeter dans une durée plus longue.  Savoir conjuguer court terme et long terme n’est pas un exercice évident. Mais, comme l’a dit Jim Rohn, « ce n’est pas le vent qui décide de votre destination, c’est l’orientation que vous donnez à votre voile. Le vent est pareil pour tous ». Aussi faut-il savoir où l’on va, notamment lorsque la météo économique nous prévoit des temps agités !

Mieux appréhender le moyen-long terme était l’un des enjeux de la conférence ministérielle des régions ultrapériphériques (RUP) qui s’est tenue à Fort de France à la mi-mai 2022 dans le cadre de la PFUE et portant sur la stratégie de ces territoires.

Plus précisément, si ce sommet a permis aux différents exécutifs des RUP d’exprimer leurs attentes à l’endroit de la Commission européenne et leurs visions pour l’avenir de leurs régions respectives, c’est davantage dans la communication de celle-ci, publiée le 3 mai 2022, qu’il faut tenter d’y lire une méthode pour l’avenir. 

Cet exercice s’avérait particulièrement compliqué cette année, non pas en raison des doléances habituelles des RUP soulignant une meilleure prise en compte de leurs singularités mais davantage en raison de la convalescence des économies liée à la sortie de crise de la Covid-19, convalescence rendu plus délicate avec la survenue de la crise ukrainienne et ses chambardements tous azimuts. D’ailleurs, dans ce cadre, l’expertise du groupe de recherche européen ESPON a été présentée pour analyser les impacts de la pandémie sur les économies de RUP. 

Il en ressort que ces territoires ont été très affectés par les conséquences de la crise en mettant à rude épreuve certains secteurs clefs des RUP (comme le tourisme) ou en éprouvant le fonctionnement des sociétés ultramarines dans leur qualité de vie et leur isolement. Néanmoins, ces économies, riches d’une expérience acquise dans le cadre de la gestion régulière de situations stressantes, ont aussi su faire montre de pratiques innovantes pour surmonter les premiers effets de la crise. L’étude soutient aussi l’idée d’investir plus massivement sur les facteurs de résilience de ces économies afin de sécuriser leur trajectoire de développement.

Forte de ce contexte, la Commission, par l’intermédiaire de la commissaire à la cohésion et aux réformes Elisa Ferreira a alors posé le cadre dans lequel elle souhaitait voir s’inscrire ses prochaines interventions liées au programmes opérationnels (2021-2027) ou à l’adaptation, aux spécificités des RUP, des directives, règlements et autres programmes européens.

Pour résumer : si la Commissaire réaffirme que « l’Europe souhaite que les régions ultrapériphériques soient ses têtes de pont dans le Monde », la communication publiée souligne pour sa part que la Commission est là pour libérer les potentiels ; charge au RUP de se responsabiliser pour les mobiliser. En effet, « si l’Union joue un rôle clef en contribuant à libérer le potentiel de croissance des régions ultrapériphériques, le bien-être et le développement de ces dernières dépendent essentiellement des choix et des actions des régions elles-mêmes et de leurs États membres. Il leur appartient d’élaborer et de mettre en œuvre des stratégies de développement adaptées à chaque région, en fixant les bonnes priorités et en utilisant pleinement les possibilités de financement qui leur sont offertes par les instruments européens. (Com (2022), 198, Final) ».   

On parle bien de stratégies : ce qui fonde le regard sur le temps long. Temporalité difficilement appréhendée pour des territoires nourris à l’impatience ou à la dictature de l’urgence des rendez-vous électoraux. La Commission affirme aussi qu’il s’agit de « libérer les potentiels de croissance » ce qui indique d’investir sur le climat de l’environnement économique, sur les facteurs d’offres qui souvent font défauts dans des économies ultramarines encore marquées par des spécificités qui les singularisent par rapport aux régions continentales (éloignement, superficie, insularité, vulnérabilités aux aléas climatiques,…), par d’immenses défis humains et une litanie d’obstacles à leur insertion dans leurs bassins respectifs. 

En d’autres termes, le message énoncé par le Commission et la Commissaire Ferreira, se veut volontariste sans pour autant négliger les urgences liées aux traitements des impacts de la crise de la Covid-19. Dans ce cadre, la Commission encourage vivement les régions concernées à la fois à prioriser les investissements sur les capacités humaines et « à mettre l’accent sur les secteurs clefs » qui nourriront la croissance de demain.

Dans cette perspective, elle souligne le rôle crucial de l’innovation, de la recherche, de l’économie bleue et des stratégies intelligentes au service des grandes transitions : climatiques, énergétiques, alimentaires, économiques, afin de réduire les vulnérabilités des RUP. C’est donc une feuille de route « long-termiste » qui a été posée sur la table des gouvernances régionales. Cette perspective temporelle n’est, certes, pas une nouveauté dans le langage européen, mais c’est davantage sa force et son insistance qui marquent les esprits : l’heure n’est plus à la réaction mais à la proactivité : déterminer l’avenir souhaitable, résilient, et, ce faisant, établir dès maintenant les priorités qui pourront permettre d’y conduire. 

La concomitance de la finalisation de l’écriture des programmes opérationnels apparait alors comme une opportunité pour matérialiser l’entame de cette dynamique. Pour les seules régions françaises (ultramarines et continentales) « en convergence » c’est plus de 3,2 milliards d’euros qui sont avancés pour soutenir le potentiel de ces territoires sur la période 2021-2027. Aux régions comme les outremers de faire les bons choix. Voilà qui clair. Cela mérite bien une réflexion (pour rappel le « partnership agreement » entre La France et l’Europe est doté de 18,4 milliards d’euros).

Cette nécessité d’investir le temps long était aussi l’enjeu à la mi-mai de la conférence FORWARD concernant l’innovation dans les régions ultrapériphériques. Car décréter l’innovation comme l’une des pierres angulaires de la transformation des RUP se conçoit. Encore faut-il que celles-ci mobilisent ce levier. C’était tout l’objet du projet FORWARD, visant à renforcer l’accès des régions ultrapériphériques au programme « Horizon 2020 » lui-même conçu pour consolider les capacités de recherche et d’innovation de l’UE. 

Au-delà de cette sémantique un peu complexe, le défi est simple : les RUP de par leurs spécificités ne peuvent rester sur le bord du chemin de l’innovation dans un contexte où celle-ci construit la compétitivité et la résilience de demain. Elles doivent pouvoir mobiliser les dispositifs transversaux européen et y participer. Il s’agit de passer d’un cadre avec des dispositifs (comme le Feder par exemple) adaptés aux RUP à un terrain de jeu où les instruments seront les mêmes pour toutes les régions européennes (diantre !).

Dans ce cadre, échanger les bonnes pratiques, construire des réseaux, faire savoir les talents pour changer le regard sur les RUP sont autant de passages obligés pour que l’innovation ne reste pas qu’au stade de l’incantation ou de la simple remise de prix dans ces territoires. Là encore l’enjeu en vaut la chandelle : ce n’est pas moins de 100 milliards d’euros qui abonderont le programme Horizon Europe. Et pour pouvoir mobiliser ces moyens, cela s’anticipe de façon collective comme l’invite FORWARD.

Au final, communication de la stratégie de la Commission, projet FORWARD, voilà deux thèmes qui sont bien loin des préoccupations des habitants des territoires ultramarins, en ce moment. Car on comprend bien que l’heure soit à « sauver la fin du mois que se préoccuper de sauver la fin du Monde ». Et pourtant ! Tant d’obstacles, restant à franchir aujourd’hui, sont la résultante de nos inactions passées ou de notre manque d’anticipation. Loin de nous la volonté de blâmer quiconque. Mais tout simplement mettre de la perspective.

Et ce n’est pas les dizaines de Lois, rapports parlementaires, réponses des collectivités locales, schémas de développements écrits depuis les années 90 qui diront le contraire. Il ne fait pas de doute que certaines urgences ne peuvent être laissées sans réponses : forte dégradation du pouvoir d’achat pour certaines catégories de ménages, réponses aux chocs de demande et d’offre énergétiques pour éviter les blocages, réduire la dépendance à un nombre réduit de fournisseurs au risque de voir s’envoler des coûts… 

Cependant, plusieurs perturbations actuelles sont aussi le fruit d’une extrême vulnérabilité de nos économies (ultramarines) aux changements en cours depuis le début du siècle : évolution de notre rapport (« moins protégé ») au Monde, changement des logiciels qui ont fait notre développement durant les cinq premières décennies de la départementalisation, transitions à marche forcée pour relever les défis climatiques, des autonomies, des débats statutaires, etc. C’est donc tout le schéma de la consolidation de nos résiliences qui est aussi en cours d’écriture là, en coulisse, pendant que l’actualité focalise notre attention sur des chimères politicienne. Oui, « la maison brûle, et nous regardons ailleurs ». Même si traiter des urgences est indispensable, voir Loin pour éclairer la décision présente s’avère sans doute une priorité prégnante pour les territoires ultramarins français. 

Philippe Jean-Pierre

Professeur à l’Université de La Réunion

Économiste

Expert sur le développement des régions ultrapériphériques européennes