Un débat sur l'octroi de mer - le plus ancien des impôts en France - secoue actuellement les DOM à la suite d'un récent rapport d'évaluation de politique publique de la Cour des comptes. Défendu par les uns, décrié par les autres, l’octroi de mer a toujours suscité de vives passions et le récent rapport de la Cour des Comptes est de nature à les raviver. La venue à La Réunion du 1er président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici, il y a 15 jours a d'ailleurs presque exclusivement porté sur ce sujet (alors que ce n'était pas l'objectif premier de la visite).
La question à laquelle François Hermet, Maître de conférence en Sciences économiques, et Jean-François Hoarau, Professeur en Sciences économiques, tous deux à l’Université de La Réunion, tentent de répondre est celle de savoir si on peut, en matière économique, se « fier » aux conclusions de cette respectable institution. La réponse est à l'évidence non car loin d’apporter un diagnostic objectif sur les effets économiques de l’octroi de mer, et ainsi mieux asseoir les recommandations d’évolutions souhaitables, ce rapport souffre en réalité d’un manque profond de rigueur scientifique à la fois en termes de choix méthodologiques et d’interprétations économiques.
Défendu par les uns, décrié par les autres, l’octroi de mer a toujours suscité de vifs débats dans les départements français d’outre-mer (DOM). En concluant que « les inconvénients du système actuel l’emportent nettement sur ses avantages », le récent rapport de la Cour des Comptes est de nature à raviver les passions. Peut-on pour autant se fier aux résultats de cette respectable institution pour « sonner la fin de la récré » ? Ce n’est pas certain, car loin d’apporter un diagnostic objectif sur les effets économiques de l’octroi de mer, et ainsi mieux asseoir les recommandations d’évolutions souhaitables, ce rapport souffre en réalité d’un manque profond de rigueur scientifique à la fois en termes de choix méthodologiques et d’interprétations économiques.
Bien qu’aucune étude scientifique ne permette de l’étayer, l’octroi de mer est continuellement accusé d’être responsable de la cherté de la vie dans les Outre-mer. Impôt portant sur la consommation de biens meubles, l’octroi de mer a mécaniquement, comme la TVA, un effet positif sur les prix. C’est cet effet qui expliquerait le mieux la cherté de la vie. « Expliquerait » car en réalité il est difficile de le vérifier dans les faits compte tenu de son assiette de taxation, à savoir, pour les biens importés, la valeur déclarative en douane. Cette dernière reste et restera inconnue du consommateur puisque la révéler reviendrait à faire connaître la marge des vendeurs qui ne manqueraient pas de brandir, et on peut le comprendre, le secret des affaires pour ne pas divulguer cette information.
Dans ces conditions, seul un raisonnement contrefactuel pourrait servir de juge de paix. En d’autres termes, que seraient les prix sans octroi de mer dans les DOM ? Observerait-on toujours en son absence une situation de vie chère ? Pour répondre à ces questions, le cas de La Réunion est intéressant. Comme les quatre autres DOM, La Réunion subit la vie chère, jusqu’à 37% pour l’alimentaire. Pour autant, La Réunion est le seul département où la plupart des biens de « première nécessité » ne sont nullement taxés à l’octroi de mer (lait, jambon, morue, sardine en boite, etc.). Il en est de même pour les véhicules électriques. Il existe ainsi pour ce territoire plus de 1 200 positions douanières où le taux effectif est de 0%. Comment parler d’impact de l’octroi de mer sur la cherté de la vie quand il n’y en a pas ? Pourquoi la Cour n’a-t-elle pas entrepris de comprendre le différentiel important de prix pour ces biens exonérés ?
Une partie de la réponse se trouve dans la méthodologie adoptée par la Cour consistant à considérer les Outre-mer comme un ensemble homogène dont il ne convient pas, ou peu, de distinguer les particularismes. C’est comme si le seul fait colonial suffisait à rendre identique ces morceaux de France, au point de décider de les classer dans une même catégorie en marge de l’hexagone. Au-delà de son caractère regrettable, cette vision est surtout de nature à gommer tous les particularismes économiques et sociaux pourtant indispensables dès lors qu’il s’agit d’opérer une évaluation de politique publique. Force est de constater qu’il faut encore aujourd’hui expliquer que la France d’outre-mer n’est pas un tout homogène. C’est une diversité économique qui caractérise cet ensemble, légitimant l’application du principe de différenciation. De surcroît, s’agissant de l’octroi de mer, cette diversité se trouve dans l’application même du dispositif, avec des différences notables en matière de taux, de champ d’application et d’objectifs économiques : il existe autant d’octrois de mer que de territoires concernés.
Tout cela n’existe pas dans le rapport ! Balayée la diversité économique. Pourtant c’est ce type d’approche territoriale différenciée qui aurait pu suggérer, en se basant par exemple sur la persistance de la cherté des produits réunionnais exonérés d’octroi de mer, que ce dispositif est probablement en réalité le cache-misère de la vie chère. Son actuel procès en sorcellerie ne fera que brûler au bûcher le cache-misère… Survivra la vie chère !
En réalité, le combat contre la vie chère n’est-il pas à mener aussi du côté des revenus ? Et en la matière, quel est le rôle de l’octroi de mer ? Créateur ou destructeur d’emplois ? Un focus sur l’impact du dispositif sur les entreprises est donc nécessaire. Malheureusement, là encore l’analyse de la Cour laisse perplexe. En effet, tout en reconnaissant que l’application d’un différentiel d’octroi de mer a permis l’émergence d’une production industrielle d’import-substitution, le rapport estime curieusement que la compétitivité de ces entreprises, et donc l’efficacité du dispositif d’octroi de mer, doit se juger non pas à l’aune de leur capacité à concurrencer les importations mais dans leurs performances à l’exportation.
Quoi de mieux selon la Cour qu’une simple comparaison des exportations réunionnaises et mauriciennes pour en déduire l’absence de compétitivité des entreprises réunionnaises et corrélativement l’inefficacité de l’octroi de mer ! Cette « analyse » a de quoi surprendre. Il est certes indéniable que l’île Maurice supplante La Réunion en matière de performance à l’export. Toutefois, bien qu’étant des petites économies insulaires géographiquement proches, elles n’en demeurent pas moins très différentes à bien des égards, avec des avantages structurels importants pour Maurice sur le plan de l’insertion internationale : coûts salariaux favorables, zone franche d’exportation avec des conditions facilitatrices en matières fiscale, sociale, tarifaire, environnementale, sanitaire, de souveraineté monétaire et de change, de capacité à être membre à part entière d’accords commerciaux à travers notamment les dispositifs du Commonwealth, de l’AGOA avec les USA, des accords APE avec l’UE, des accords de libre-échange avec la Chine et l’Inde. Ces éléments seraient-ils à ce point négligeables pour s’autoriser à rattacher prioritairement les performances des exportations mauriciennes à une absence d’octroi de mer dans ce pays ? Cette corrélation, vendue comme une causalité par la Cour, constitue au plan scientifique un non-sens.
Sur le plan méthodologique, d’autres biais subsistent. L’évaluation de la Cour s’appuie ainsi sur le rapport FERDI, un exercice empirique réalisé pour le compte du Ministère de l’Économie et des Finances. Les hypothèses retenues dans ce travail révèlent cependant une méconnaissance manifeste des économies domiennes. Ainsi, une suppression de l’octroi de mer se traduirait par une réduction du prix final équivalente au taux de taxation. En d’autres termes, les effets à la baisse de la taxation seraient symétriques de ceux habituellement observés pour une hausse ! Cette hypothèse est irréaliste, même sur des marchés reconnus plus concurrentiels que ceux des DOM. De nombreuses études empiriques basées sur plusieurs pays soulignent que ce type de diffusion à la baisse des prix est faible : une partie des baisses est captée par les distributeurs.
En réaction à une demande de baisse de la taxe sur les carburants, le Ministre de l’économie Bruno Lemaire affirmait en février 2022 que ce type de mesure « se verrait assez peu dans la poche des Français ». Ce qui est impossible sur des marchés plus concurrentiels le serait donc dans les DOM selon le FERDI. Que penser alors du « déficit de concurrence, identifié comme une cause significative de la vie chère dans les DOM » mis en avant par l’Autorité de la concurrence ? Une fable ? Il est incompréhensible que l’utilisation de tels modèles ne rende pas les auteurs de la Cour plus prudents quant à la crédibilité qu’ils peuvent accorder aux résultats de ces travaux, qui voient dans la fin de l’octroi de mer une solution de développement pour les DOM.
S’agissant de l’estimation économétrique qui nous est proposée, on ne peut à nouveau que s’interroger sur la pertinence de cette évaluation de compétitivité. L’échantillon considéré est biaisé : ce sont uniquement les entreprises de production ET de vente qui doivent être considérées en matière d’octroi de mer interne (et non « et/ou »). La régression porte ainsi sur une multitude d’entreprises non soumises par nature à l’octroi de mer. La période d’étude retenue, probablement trop courte, se situe par ailleurs en pleine crise Covid ! L’absence d’effets constatés ne s’expliquerait-elle pas en priorité par ces biais manifestes ?
Enfin, article scientifique à l’appui, le rapport affirme que la suppression de l’octroi de mer profiterait davantage aux ménages les plus pauvres. Une analyse dudit article révèle que le résultat des simulations est en réalité plus complexe : s’il est vrai qu’une suppression de l’octroi de mer s’accompagne d’une baisse de la pauvreté, cette dernière ne concerne que les ménages les plus modestes. La pauvreté des ménages salariés quant à elle augmente bel et bien, en raison de la baisse de la croissance économique et de la destruction d’emplois consécutives à la suppression de l’octroi de mer. C’est en quelque sorte un scénario atypique de « récession pro-pauvre ». La Cour a-t-elle pris suffisamment la mesure de cette subtilité académique ?
En conclusion, dans un rapport se voulant être un modèle d’appréciation des effets économiques de l’octroi de mer, l’exercice proposé ici par la Cour ne constitue en réalité qu’un « Canada dry » d’évaluation de politique publique : ça en porte le nom, ça y ressemble mais ce n’est pas une évaluation de politique publique ! On serait tenté d’en sourire mais ce serait oublier que ce qui se joue actuellement c’est l’avenir de 2,2 millions d’habitants se trouvant déjà pour la plupart en marge de la nation en matière de pauvreté mais aussi de chômage, d’illettrisme et de protection contre la violence. Il ne s’agit donc nullement d’être opposé « par principe » à une réforme de l’octroi de mer mais de ne pas oublier que l’efficacité d’un traitement est avant tout conditionnée par la qualité du diagnostic.
François Hermet et Jean-François Hoarau