Ce 10 juin 2021, la Guyane commémore l'abolition de l'esclavage sur le territoire. A cette occasion, l'avocat guyanais Patrick Lingibé revient sur le destin du Gouverneur Félix Eboué, un Guyanais qui a activement participé à la libération de la France lors de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, c'est un personnage qui reste peu connu dans l'histoire de la France.
 

En ce jeudi 10 juin 2021, nous célébrons en Guyane l’abolition de l’esclavage, la pire des ignominies humaines. A l’instar des deux précédents articles que j’ai publiés les deux années précédentes (en 2019 « L’esclavage est un attentat contre la dignité humaine » et en 2020 Nous les gueux Nous les peu Nous les riens … : à la recherche d’une égalité et d’une dignité en trompe l’œil ?), j’entends traiter du sujet sous un autre angle.

En effet, le 10 juin 1848 était déclarée l’abolition de l’esclavage en Guyane. C’est ainsi qu’à cette date que mon ancêtre paternel Charlotte Lingibé était libérée de sa servitude liée à sa condition d’esclave dont sa couleur noire constituait un critère d’infériorité et la rangeait parmi les meubles du maître blanc.

C’est également à cette date qu’était également libéré le père du père d’un illustre personnage
qui modifiera le destin de la France, même si son nom reste inconnu pour la plupart des
Français. En effet, s’il est le seul noir à reposer au Panthéon, force est de constater que
l’histoire a occulté le rôle majeur qu’a joué Félix Eboué dans la victoire de la France durant la
seconde guerre mondiale.

Il est né le 26 décembre 1884 à Cayenne, soit 36 années seulement après la seconde abolition de l’esclavage en 1848. Philosophe humaniste, Félix Eboué a été le premier gouverneur général noir qui a été nommé par l’Etat français après avoir occupé plusieurs postes clés essentiellement en Afrique mais également en passant par la Martinique en tant que secrétaire général de juillet 1933 à janvier 1934 et à la Guadeloupe en 1936 en qualité de gouverneur. C’est d’ailleurs dans cette fonction qu’il prononcera le 1^er juillet 1937 au lycée Carnot de Pointe-à-Pitre, à l’occasion de la distribution des prix, un discours passé à la célébrité sous le nom de Jouer le jeu. Un passage de ce discours résume à lui seul la pensée et l’itinéraire de cet exceptionnel intellectuel qu’était Félix Eboué : « Jouer le jeu, c’est, par la répudiation totale des préjugés, se libérer de ce qu’une expression moderner appelle le complexe d’infériorité. C’est aimer les hommes, tous les hommes, et se dire qu’ils sont tous bâtis selon la commune mesure humaine qui est faite de qualités et de défauts. »

Pourtant il modifiera l’histoire en faisant d’une France vaincue en 1940 une France vainqueur en 1945. Un rappel de l’histoire s’impose. Le 31 décembre 1938, Félix Eboué est nommé gouverneur du Tchad par le ministre des Colonies Georges Mandel. Adolph Hitler a été nommé chancelier de l’Allemagne depuis le 30 janvier 1933 et Mandel voit clairement venir la menace hitlérienne. La conférence de la paix organisée à Munich du 29 au 30 septembre 1938 et les accords qui en sont issus sont un camouflet pour les démocraties représentées en la circonstance pour les ministres anglais Chamberlain et français Daladier, lesquels finissent par accepter de Mussolini toutes les exigences d’Hitler, pour selon eux sauver une paix qui se révèle illusoire.

Le 3 septembre 1939 la guerre est officiellement déclarée. Le 10 mai 1940, l’armée allemande entre aux Pays-Bas, au Luxembourg et en Belgique. Arrive le tour de la France avec le 3 juin 1940, le bombardement de Paris par l’Allemagne. Le 9 juin 1940, le général de Gaulle est envoyé à Londres par le président du conseil Paul Reynaud pour obtenir l’appui des Anglais pour assurer une défense commune. Le 14 juin 1940, l’armée allemande défile sur les Champs-Elysées. Le 16 juin 1940, le président Reynaud démissionne de ses fonctions de président du conseil et le maréchal Philippe Pétain le remplace. Le 17 juin 1940, ce dernier s’adresse au peuple français pour indiquer qu’il a décidé de cesser le combat avec l’ennemi allemand. Le 22 juin 1940, il signe l’armistice avec le chancelier Hitler à Rethondes qui conduit à diviser la France hexagonale en deux zones : d’un côté la zone occupée avec sa capitale Paris et de l’autre côté, la zone dite libre avec pour capitale Vichy dans laquelle s’installe le gouvernement pétainiste.

Le 18 juin 1940, depuis la chaîne radio de la BBC de Londres, le général de Gaulle, accueilli par le premier ministre anglais Winston Churchill, lance un appel à la résistance et à poursuivre la lutte contre l’occupant allemand. Peu de gens entendront cet appel et il faut se rappeler le contexte de l’époque : le 17 juin 1940, la France est totalement vaincue par l’occupant allemand. C’est donc un Charles de Gaulle bien seul qui lance cet appel.

Le général de Gaulle quitte la France pour continuer l’action en Grande-Bretagne mais il est l’hôte de Churchill qui a le regard orienté vers l’Oncle Sam, l’ensemble des pays européens tombant les uns après les autres devant l’envahisseur allemand.

La réalité est qu’en 1940, tout le monde est convaincu que l’Allemagne gagnera la guerre, aucun pays n’ayant réussi à résister aux divisions de Panzer et à l’aviation allemandes. Personne ne parie sur le général de Gaulle qui se trouve totalement isolé et solitaire, outre qu’il est un quasi inconnu.

La vérité, c’est que sans Félix Eboué et son intervention et sans l’Afrique, la France n’aurait jamais été du côté des vainqueurs de la seconde guerre.

Face à une France totalement défaite, Charles de Gaulle est en quête d’une base territoriale à l’extérieur de l’hexagone et au sein de l’empire français, lequel est lui-même divisé et en cours de basculement vers le pouvoir de Vichy que beaucoup de fonctionnaires coloniaux estiment le seul pouvoir légitime.

De plus, de Gaulle sait pertinemment qu’à Londres il n’est qu’un hôte toléré avec un premier ministre anglais, lequel est en discussion permanente avec son cabinet d’union de guerre qui comporte des membres qui sont très hostiles à la guerre et poussent à un compromis de paix avec l’Allemagne. A cela s’ajoute un principe de réalité, c’est que l’Angleterre n’a pas véritablement d’allié sur qui compter à part le lointain voisin isolationniste pour l’heure que sont les Etats-Unis avec un président Franklin Roosevelt qui se méfiera de de Gaulle. En réalité, les anglo-saxons n’ont jamais considéré Charles de Gaulle comme un allié étatique traitant d’Etat à Etat, de gouvernement à gouvernement avec lui.

Donc, le représentant auto-proclamé de la France libre, mais en hôte toléré à Londres qui l’a accueilli, a besoin de soutien et c’est Félix Eboué qui va le lui apporter. A la suite de son appel du 18 juin 1940, le gouverneur du Tchad va refuser de prêter allégeance au gouvernement du maréchal Pétain pour reconnaitre en lieu et place de celui-ci comme seul légitime le général de Gaulle. Pour Eboué pactiser avec le gouvernement de Vichy c’est adhérer aux idées racistes d’Adolph Hitler qui considère les noirs comme des sous-hommes, des animaux, les lois de Nuremberg adoptées par le Reichstag le 15 septembre de 1935 visant à la répression de non-aryens s’appliquaient aux juifs et aux noirs. Félix Eboué sera condamné à mort et voué aux gémonies par les gouvernements de Vichy et d’Allemagne.

La vérité, c’est que sans Félix Eboué et son intervention et sans l’Afrique, la France n’aurait jamais été du côté des vainqueurs de la seconde guerre.

Sans lui, l’appel du 18 juin 1940 serait resté sans lendemain. Pour marquer sa souveraineté, il faut posséder un territoire. C’est grâce à Félix Eboué que la France libre représentée par Charles de Gaulle disposera de ce territoire qui marquera une souveraineté française entrant en compétition avec la France vichyssoise. Sans territoire et sans troupes, on ne gagne rien du tout et on ne peut peser dans les négociations entre puissances d’Etat.

Ce territoire, il sera africain. Le 26 août 1940, le Tchad avec Eboué se rallie officiellement à la France libre. Il sera rejoint par la suite par plusieurs autres territoires africains, dont Douala et Libreville. Le 15 octobre 1940, Félix Eboué est nommé par le général de Gaulle gouverneur-général de l’Afrique Occidentale Française (AOF), fédération qui regroupe huit colonies.

Les moyens humains seront africains. En effet, toutes les troupes africaines vont suivre Félix Eboué et participeront en grand nombre aux forces françaises libres, dont 60 % des soldats seront issus de l’empire colonial.

C’est dans la ville africaine de Brazzaville que le général de Gaulle va annoncer la création d’un Conseil de défense de l’Empire et qu’en tant que capitale de la France libre elle accueillera en 1944 la conférence des forces de la France libre. Pendant trois années, la capitale d’Afrique noire Brazzaville va devenir la capitale de la France libre et offrir ainsi au général de Gaulle et à l’armée française une assise en termes de logistique et de représentation.

Tout cela c’est uniquement grâce à un homme noir Félix Eboué, fils d’un ancien esclave qui va à partir de l’Afrique Equatoriale Française (AEF) mettre en place un dispositif géostratégique pour rétablir la souveraineté française et installer celle-ci à Paris contre les forces nazies et leurs alliés de Vichy.

Malheureusement, Félix Eboué ne verra pas la victoire des alliées puisqu’il décèdera au Caire le 17 mai 1944, malade et épuisé en raison de son investissement dans l’effort de guerre et du sauvetage de la France.

S’il avait été présent, il n’aurait certainement pas admis l’opération menée à l’automne 1944 de blanchiment des troupes coloniales. Elle a consisté à ordonner le retrait des soldats noirs de la 9^ème division d’infanterie coloniale et de la 1 ère DMI (environ 15 000 tirailleurs sénégalais), lesquels ont été remplacés par des personnes blanches appartenant aux Forces Française de l’Intérieur (FFI). Ce blanchiment aurait été ordonné par le général de Gaulle pour satisfaire dit-on la demande du chef d’état-major américain Walter Bedell Smith. Cela explique la raison pour laquelle lors de la libération de la capitale en 1944, il n’y a pas de soldats noirs d’Afrique dans les troupes militaires entrant dans Paris.

Comment le sauveur noir de la France libre et libérée aurait interprété une telle action de blanchiment sinon comme une dénégation de la dignité humaine et une posture très clairement raciste et ségrégationniste, contre lesquelles il a lutté toute sa vie durant.

La plupart des gens ignorent ou relativisent grandement le poids de Félix Eboué et des Africains dans la libération de la France. Or, sans l’Afrique et sans le rôle décisif joué et assuré par Félix Éboué la France libre n’aurait pas été respectée et ne serait pas entrée dans l’hexagone comme puissance militaire vainqueur. C’est grâce à Félix Eboué que la France libre aura une consistance avec une base territoriale africaine qui lui a permis de constituer un embryon d’appareil d’Etat sans lequel il n’aurait pu planifier la reconquête militaire et administrative de l’hexagone, dont le centre névralgique Paris.

La question mérite d’être posée : si Félix Eboué n’avait pas rallié Charles de Gaulle et offert un territoire à ce Jean sans Terre, l’issue de la guerre n’aurait-elle pas été différente pour la France ?

La réponse est assurément oui.

En effet, il faut rappeler que les forces africaines vont représenter un important contingent de soldats dans les forces françaises qui vont venir libérer la France.

Grâce à Félix Eboué, la France libre va entrer en terre de France en puissance conquérante pouvant s’asseoir à la table des vainqueurs aux côtés des Etats-Unis, de l’Union soviétique et de l’Angleterre parce qu’elle a combattu l’ennemi et qu’elle a une base territoriale marquant sa souveraineté terrestre et maritime en Afrique avec sa capitale Brazzaville.

Le choix de Félix Eboué de rejoindre le général de Gaulle a eu des conséquences existentielles dont on ne mesure pas l’amplitude avec des effets encore perceptibles aujourd’hui.

En premier lieu, c’est parce qu’elle est entrée en puissance occupante grâce à l’Afrique que la France dispose d’un siège permanent au conseil de sécurité de l’ONU.

En deuxième lieu, c’est parce qu’elle a eu les moyens logistiques, techniques et humains de l’Afrique de Félix Eboué que la France du général de Gaulle a pu faire valoir sa présence et exister en tant que puissance victorieuse au grand dam des généraux allemands qui venaient signer la capitulation allemande.

Or, l’histoire française n’a rien retenu du rôle primordial tenu par ce gouverneur-général noir guyanais qui a fait basculer le sort de l’histoire de France pendant la seconde guerre mondiale.

Si la France a été ce qu’elle a été en 1945 et ce qu’elle est aujourd’hui, une puissance souveraine, c’est parce qu’elle a rencontré sur son chemin un petit fils d’ancien esclave qui a fait basculer l’histoire écrite de la défaite française dans celle du redressement et de la victoire.

L’histoire française a cette curieuse façon d’occulter certaines parties d’elle-même et des destins de personnes qui ont joué un rôle central au point de modifier le destin d’une nation, d’un peuple, d’un pays.

En cette année 2021 où l’on célèbre avec faste, le bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte décédé le 5 mai 1821, lequel a rétabli sans aucun état d’âme l’ignoble système esclavagiste et remis le père du père du libérateur Félix Eboué dans les fers, on devrait également se souvenir, avec grand faste, que c’est grâce au petit-fils d’un ancien esclave nègre, Félix Eboué, que la France de 1945 a pu renaitre. C’est une ironie de l’histoire. Pour rappel, Napoléon a rétabli l’esclavage par un décret-loi le 20 mai 1802 alors que cette ignominie sans nom avait été abolie par l’assemblée de la Convention le 4 février 1794.

Qu’aurait été la France du général de Gaulle si elle n’avait pas rencontré sur sa route assombrie par la défaite de 1940 le guyanais Félix Eboué ? ....

Il était opportun de rappeler le rôle primordial joué par un homme dont l’histoire française a été peu reconnaissante des efforts et sacrifices qu’il a faits pour sauver la patrie et les valeurs de Liberté, d’Egalité et de Fraternité auxquelles il croyait tant et qu’il a appliquées dans sa vie.

Terminons par ces mots relevés dans le discours Jouer le jeu : « Jouer le jeu, c’est mépriser les intrigues et les cabales, ne jamais abdiquer malgré clameurs ou murmures et poursuivre la route droit que l’on s’est tracée. »

Que d’intrigues, que de cabales, que de comportements et actes racistes Félix Eboué le grand a dû affronter …

Patrick LINGIBÉ

Avocat spécialiste

Diplômé en droit routier

Cabinet JURISGUYANE

Bâtonnier

Vice-président de la Conférence des bâtonniers

Ancien membre du CNB

Membre du réseau d’avocats EUROJURIS